Le célèbre philosophe et sociologue de la société contemporaine s’était penché sur les mythologies américaines. Disneyland est-il un résumé de l’American Way of Life ?
On a attribué à Amerigo Vespucci le mérite d’avoir inventé le continent découvert par Christophe Colomb en lui donnant son nom. Les mots inventés par Jean Baudrillard ne sont pas des néologismes. On n’en trouvera aucun dans son œuvre, ils sont produits par un subtil détournement de sens de mots usuels: séduction, simulacre, destin, altérité, disparition…
Ces mots ne sont pas nécessairement des concepts, d’où une distance avec le travail du philosophe. Ce sont des mots clés plus modestes mais aussi plus ouverts que des concepts. Ils permettent d’ouvrir des voies nouvelles qui peuvent aboutir à des concepts. Ouvrir des voies touche à l’essentiel: l’espace. Passer, passant, passage, c’est toute une géographie qui introduit la distance à la place de la différence, ce remplacement qui est aussi au cœur de l’œuvre de François Jullien. Distance et donc mise en relation, en tension, en connivence. Ce que suggère le langage courant quand on dit, parlant du footballeur ou de la prostituée, faire une passe.
Ainsi les mots de passe font équipe, forment une bande, jouent entre eux: séduction entre en tension et même en contradiction avec amour; réel, réalité, virtuel forment triangle, loi et règle permettent de dessiner une opposition radicale. Ils forment donc une carte: Baudrillard était un cartographe, préférant la carte au territoire. Sa carte poétique de la séduction plutôt que l’analyse (faussement rigoureuse) du territoire.
Jouer avec cette carte lui permettait de construire des visions du monde et de circuler dans ses représentations de l’actualité en «passant» à travers les idées simplistes et convenues. Une circulation jubilatoire car il s’appuyait sur la langue, sur la «sagesse» de la langue plutôt que de s’en méfier interminablement, à l’instar de Jacques Derrida. «Le langage est ce qui nous précède de loin, et se retourne sur nous pour nous penser.» Sa cartographie est une pratique de déconstruction positive, une déconstruction constructive, constructive dans un autre espace, celui de la séduction et du défi et non celui de l’analyse et de l’objectivité.
Il jouait avec la puissance interne de la langue, en particulier sa puissance de métamorphose, la capacité des mots de passer d’une forme à une autre, d’un sens à un autre, de porter plusieurs sens, parfois subtilement liés, en dessinant une sorte de spirale. Et finalement, en construisant un système, une nouvelle cartographie, les mots de passe de Jean Baudrillard sont devenus des pataphores qui créent leur contexte propre, un contexte élargi, comme la pataphysique englobe la métaphysique. Jean n’était pas un sociologue, il dévorait la sociologie.
Cette circulation joyeuse donne naissance à une langue spécifique: tout auteur, tout écrivain véritable crée sa propre langue (comme Deleuze et bien d’autres l’ont souligné). Cette circulation, c’est une sorte d’anamorphose active et généralisée de la langue, une filtration à travers des opérateurs: ceux de la rhétorique classique mais aussi des opérateurs mathématiques ou géométriques; des outils d’anamorphose: réversion, inversion, exponentiation, recherche de figures fractales ou d’attracteurs étranges. Cette filtration/anamorphose, il l’appliquait à sa pratique de photographe en découvrant des objets et surtout un point de vue qui transfigurait la banalité d’un fauteuil ou d’un cendrier; il l’appliquait aussi à vif, à ses interlocuteurs, faisant ainsi émerger une intelligence dont le locuteur n’avait pas conscience tout seul, transformant ici encore la banalité que vous veniez de dire en une singularité attractive: il n’y a d’intelligence que de l’autre. Intelligence avec l’ami, mais aussi intelligence dans le sens d’intelligence avec l’ennemi.
Voir sous les apparences, entendre ce qui n’est habituellement pas entendu, de tels dons, Jean Baudrillard les appliquait à tout ce qu’il rencontrait, dans l’actualité, dans les livres, dans ses voyages.
Il l’appliquait par exemple à Disneyland dans lequel on peut voir le résumé de l’American way of life et le panégyrique de ses valeurs. Mais lui voyait que cette couverture idéologique et son imaginaire infantile voulaient cacher que la véritable infantilité est partout. «Disneyland est là pour cacher que c’est le pays réel qui est Disneyland (un peu comme les prisons sont là pour cacher que c’est le social tout entier, dans son omniprésence banale, qui est carcéral)». Son livre, Amérique, est rempli de telles transfigurations, c’est une fiction, une dystopie plutôt affectueuse qui éclaire par contraste les faiblesses de l’Europe. Il a eu un succès immense en Amérique mais sur certains campus son livre a été brûlé, ce qui a certainement plu à Jean Baudrillard qui a vu dans cet autodafé la preuve de la radicalité de sa fiction: «Il y a dans l’autodafé une forme sacrificielle du travail de la pensée.»
Jean Baudrillard était donc un philosophe et un écrivain puisque la littérature c’est au fond ce qui, aussi, ne peut pas être dit dans le langage ordinaire. Un philosophe singulier et un écrivain singulier – encore qu’il s’inscrive dans la longue et universelle tradition d’une littérature faite de fragments. Aucun mot pour désigner cette position, sinon celui de philosophie poétique? Comment classer Jean Baudrillard? Pataphysicien? C’est sans doute de façon provisoire la meilleure façon de repousser la question.
Mais plutôt qu’une définition (pourquoi chercher toujours une différence, un classement) il est plus sage de chercher des distances et des proximités. Appliquer à Jean lui-même sa méthode cartographique! Les distances se mesurent par des nombres, par exemple trois nombres dans l’espace ordinaire à trois dimensions, on peut représenter chacun de nous par un point dans un espace à n dimensions, donc par n nombres.
Comment le classer ? Pataphysicien ? C’est sans doute de façon provisoire la meilleure façon de repousser la question.
Or tous les nombres ne sont pas identiques. Les nombres premiers sont des indicateurs de singularité, ils ont un degré élevé de puissance. Les nombres ordinaires, à l’inverse, sont signe de banalité, de nullité. Les nombres pairs, 2 mis à part, sont les plus nuls car ils ne sont que la répétition, la sommation d’un ensemble binaire. Il y a d’ailleurs tout un spectre des degrés de puissance, certains nombres sont plus nuls que d’autres. Dans son article sur la nullité de l’art contemporain qui a suscité un tollé, Baudrillard résonnait en termes de puissance de nullité; pour lui la nullité de Warhol était légère et séduisante, les lecteurs ne l’ont pas remarqué ou ils ont fait semblant de ne pas comprendre. Il faut relire son analyse: «Warhol a fait de l’art une dimension sérielle et banale, mais réussissant à extorquer de cette sérialité et de cette banalité un élément génial de choc, de surprise, de prodige. Ses successeurs n’ont réussi qu’à faire de la banalité une nouvelle esthétique sentimentale… Il est inutile de s’inspirer de Warhol. Après lui, les objets parlent d’eux-mêmes, comme la mariée de Duchamp, une fois qu’elle est mise à nu.» (in Cahiers de l’Herne, 2005)
Alors j’avance une hypothèse de pataphysique. Les «nombres identifiant» de Jean Baudrillard sont bien sûr des nombres premiers. Et même plus singuliers encore: des premiers jumeaux, séparés par un seul nombre pair, comme 41 et 43; en suivant la métaphore des nombres premiers jumeaux dont Paolo Giordano a tiré un roman (La Solitude des nombres premiers, 2008), de qui Jean Baudrillard serait-il le jumeau?
“ Jean Baudrillard est un solitaire mais n’est solitaire, comme le fait remarquer Heidegger, que celui qui n’est pas seul.”
Cela pourrait être Italo Calvino, lui aussi écrivain et philosophe. L’un des premiers textes publiés de Baudrillard concerne cet auteur, c’est un signe. Mais, sur d’autres dimensions, Jean Baudrillard a de multiples jumeaux: Baudelaire, Rimbaud, Nietzsche, Artaud, Bataille, Duchamp…
Que faire aujourd’hui? D’abord être le gardien fidèle et affectueux des mots de passe, de la langue, de la méthode de Jean Baudrillard. Pour dénoncer les utilisations simplistes ou fausses, tout en sachant qu’elles seront nombreuses et inévitables. François L’Yvonnet nous donne une indication admirable dans les dernières lignes de son introduction au Cahier de L’Herne: «Jean Baudrillard est un solitaire mais n’est solitaire, comme le fait remarquer Heidegger, que celui qui n’est pas seul. La solitude de Jean Baudrillard est d’une certaine manière partageable, essentiellement partageable, il suffit de le lire et d’être son ami.»
J’évoquerai quelques pratiques personnelles en termes de mots de passe.
Séduction: C’est un mot de passe qui m’a transformé et qui entretient des rapports secrets avec le terme japonais iki qui désigne une sorte d’esthétique à la fois naturelle et sophistiquée. J’en ai fait un usage personnel dans le cercle de mes amis, en leur donnant une sorte d’ordonnance sous la forme d’un chapitre (Les Stratégies fatales, 1983), lorsqu’ils traversaient une crise sentimentale et ne savaient pas se retrouver dans l’opposition amour/séduction. Un usage aussi dans certaines lectures: on peut relire Le Chevalier inexistant de Calvino en termes de séduction.
Commutation, pour penser ce qu’on nomme mal, le numérique et aujourd’hui l’IA. La commutation c’est l’adressage généralisé du monde. Tout ou presque a maintenant une adresse. Mal nommer les choses… ces quatre mots ont une adresse… chez Albert Camus. La commutation est un mot de passe dans le monde de la simulation au sens de Jean Baudrillard. Vaste chantier.
Spectralité, spectre. Un mot apprécié par Jean Baudrillard et aussi par Jacques Derrida. À la fois fantôme et décomposition de la lumière selon les longueurs d’onde.
Ellipse, la mère de toutes les métaphores. À la fois un terme de rhétorique et de géométrie. C’est un mot de passe hérité de la pensée grecque, une forme plus subtile de clinamen (Épicure, Lucrèce) C’est surtout un mot de passe que m’a légué, secrètement, Jean Baudrillard.
Cofondateur des édition Descartes & Cie, Marc Guillaume est l’auteur de livres portant sur l’économie et la culture. Il a écrit avec Jean Baudrillard Figures de l’altérité et contribué au Cahier de l’Herne consacré, en 2004, au philosophe. En 2019, il a publié La Philosophie poétique de Jean Baudrillard (éd. Descartes & Cie)....
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