Ursula

Par Dominique Barbéris Illustration Pierre-Louis Bouvier

Il neigeait depuis au moins deux heures. La route glissait, et les chaînes ne servaient plus à grand-chose. La voiture avançait au pas, comme dans un convoi dangereux.
Nous étions dans l’Est, près de la frontière suisse, sur une petite route de montagne.
C’était la première fois que j’accompagnais Luc pour une de ses expertises. La visite de maisons à vendre, souvent des successions, dont les propriétaires liquidaient les meubles. Il travaillait dans «les choses anciennes». Sa cave était encombrée de tables, de matériaux de récupération, de fauteuils défoncés, de vieux trumeaux, mais il disait toujours: c’est pour m’occuper; il laissait entendre que l’essentiel de sa vie était ailleurs: J’ai de l’argent de côté, un «petit pactole».
Il commençait à faire nuit. Luc a mis les phares. La voiture a dérapé. Il a dit: On ne va pas pouvoir continuer; je ne vois rien; les essuie-glaces n’arrivent plus à désencombrer le pare-brise.
Il est sorti; je le voyais de l’intérieur: il avait laissé le moteur tourner pour maintenir le chauffage dans la voiture; (sinon, m’avait-il dit, tu vas mourir de froid). Il détachait les essuie-glaces, les repliait avec ses mains gantées; il se couvrait de blanc: son anorak, ses cheveux, ses sourcils. J’avais toujours pensé qu’il avait l’air danois ou norvégien; quand il a soulevé l’un après l’autre les essuie-glaces avec ses mains gantées, j’ai été sur le point de crier: Attention! Tu vas les casser! Je pensais, je ne sais pas pourquoi à l’articulation d’une patte d’oiseau très fragile.
Il a tapé du poing sur la vitre:
—Passe-moi le chiffon. La neige atteint la hauteur des phares. C’est trop dangereux. On va attendre.
J’ai dit: Attendre quoi?
—La saleuse. Elle va bien finir par passer. Je vais être obligé d’éteindre le moteur, sinon, je n’aurai plus d’essence.
Nous sommes restés côte à côte. Luc a essayé d’ouvrir la radio, mais on ne captait pas la moindre station. Il était sept heures. Mes pieds étaient glacés; je les remuais de temps en temps. Il a étendu le bras et, dans le demi-sommeil dans lequel je glissais, j’ai senti son gant mouillé contre ma nuque.
J’ai dit: C’est froid.
Je ne connais pas Luc depuis longtemps. Nous nous sommes rencontrés il y a trois mois, dans un café. J’étais à une table à sa gauche. C’est lui qui a entamé la conversation.
Je ne suis jamais à l’aise avec des inconnus. J’avais posé une question bête: «Qu’est-ce que vous faites dans la vie», et il s’était penché vers moi (il est grand, plus d’un mètre quatre-vingt-dix); il avait dit, pour se moquer: «Rien, j’essaie d’en faire le moins possible.» Il y avait eu des rires, derrière nous, des gens nous regardaient, et j’avais eu l’air ridicule; c’était ce que Luc voulait, en réalité, que l’attention se reporte sur lui. Il avait poursuivi, assez fort, parlant pour la galerie: En réalité, je fais de la revente d’objets anciens, je suis expert en objets d’art (ses fameuses «expertises»). Mais surtout, je suis poète. J’écris de la poésie.
Je m’étais dit qu’il était vraiment beau avec son air sportif; il avait l’air plus sportif que poète; il portait une quarantaine d’années. À cause de ses cheveux blonds et de sa haute taille, je lui trouvais un air danois ou norvégien – mais c’est vrai que je n’avais encore jamais rencontré de Norvégiens ou de Danois, ni d’ailleurs de poètes.
Après, naturellement, au cours de notre relation, j’avais découvert de petites choses; j’avais su par exemple qu’il n’était pas vraiment «expert» dans le domaine des meubles anciens, il «s’y connaissait» simplement. Il avait appris «sur le tas». Il avait de l’argent de côté, pas mal d’argent; un héritage. Quand je l’interrogeais, il me donnait des réponses vagues. Un ami avec qui j’en avais parlé m’avait dit: Ce genre de métier, c’est une couverture.
J’avais demandé: «Une couverture?»
—Pour toutes sortes de choses. Des trafics. Tu crois que les types vivent de ça? Tu es naïve.
Il habitait en proche banlieue, pas loin de la Marne, une zone de pavillons plutôt miteux, en bordure de canal. Il m’avait dit que c’était provisoire, ce n’était pas encore installé, «ça prendrait de la valeur». Sur sa vie, il restait mystérieux mais un jour, il m’a dit: «J’ai eu une ou deux aventures; j’avais des occasions, tu comprends. Je circule beaucoup.» Et comme j’insistais: «Tu es bien curieuse. J’ai vécu un moment avec une femme qui s’appelait Élisabeth.»
J’avais demandé ce qu’elle était devenue. Luc avait fait un geste vague, l’air de dire qu’il n’en savait rien, qu’il s’en moquait comme de sa première chemise. Il m’a dit: Ça s’est arrêté comme ça s’arrête, en général.
***
J’ai dit: Et si la saleuse ne passe pas?
—Elle passera, m’a dit Luc. Ils sont très bien organisés dans la région.
Nous sommes retombés dans le silence. La couche de neige était épaisse, couverte de cristaux qui brillaient dans l’obscurité; j’ai calculé qu’elle devait m’arriver au genou. C’était presque impossible d’y marcher. On enfoncerait comme dans des jambes en plâtre. J’ai voulu compter les sapins en multipliant la ligne de ceux que je voyais le long de la route par la profondeur des rangées. J’ai dû m’y reprendre plusieurs fois. Il me semble toujours que si on arrivait à compter le nombre des arbres (simplement les compter), on arriverait à mieux comprendre la forêt. J’ai dit: Je ne sais pas combien d’arbres il y a le long de la route. Des milliers? Luc a dit: Ils en réimplantent au moment de Noël. C’est une région qui en fournit, une zone de production. Il y a des scieries. Ils les coupent.
J’ai remué mes doigts et tapoté mes pieds. J’ai dit: «Tu ne parles jamais de toi».
Il a eu un petit rire; ses cheveux étaient restés mouillés et collés sous le bonnet qu’il a enlevé et qu’il tenait, pour le sécher, devant la bouche du chauffage; il m’a fixée de ses yeux clairs. Il a dit: Je crois que tu en connais assez, (ou: on en connaît toujours assez) et nous nous sommes tus.
J’ai insisté: «Qu’est-ce que tu fais après tes expertises?» Je sais que les maisons qu’il va débarrasser sont souvent loin de tout, parfois en rase campagne. «Qu’est-ce que tu fais après, le soir? C’est là que tu écris tes poèmes? C’est là que tu as l’inspiration?»
Je m’étais aperçue que c’était un sujet qu’il aimait aborder. J’en avais lu, d’ailleurs, de ses poèmes: la plaquette était en évidence chez lui; ils m’étaient apparus étonnants, pas du tout «merveilleux»; ce n’était pas l’adjectif que je leur aurais appliqué. Mais je dois reconnaître que je ne m’y connais pas en poésie. Les titres étaient toujours des prénoms de femmes, et c’était surtout cela qui m’avait intriguée: Agnès, Ursula. Élisabeth. Luc écrivait-il sur moi? Je n’avais rien trouvé et j’avoue que, d’abord, j’avais été déçue, même si la plaquette datait de quelques années.
«Ça vient comme ça, a dit Luc d’un ton condescendant, presque lointain; ça ne peut pas s’expliquer.»
J’ai dit avec un rire gêné: «il y a beaucoup de femmes.»
Il a actionné les essuie-glaces; ils sont passés devant nous lentement.
Il s’est tourné et a regardé le bois de sapins si longtemps que je me suis demandé ce qu’il y voyait. Je l’ai regardé, moi aussi.
J’ai dit: Je me souviens d’un poème dans lequel il y avait cette phrase: «sa mère sous les sapins noirs», je ne sais plus quel auteur c’était. Je l’ai appris quand j’étais petite. Il y a des choses, on ne sait pas pourquoi on s’en souvient.
Il a haussé légèrement les épaules, et soudain, il a dit lentement:
«Il y a dix ans, j’étais à trois bornes d’ici, au bord d’un lac, de l’autre côté de la frontière. C’est drôle! J’avais affaire avec un Suisse qui écoulait des meubles Charles X. Ce n’était pas le lac de Genève; c’était un autre, plus petit; je ne me rappelle pas le nom; c’est plein de lacs, là-bas. J’avais du temps en fin d’après-midi. J’ai eu envie de marcher; il y avait un sentier près du lac, j’ai voulu voir où il menait, j’apercevais des zones rocheuses, des pontons de bois qui montraient que c’était habité, qu’il y avait des maisons cachées qui devaient avoir un environnement magnifique.
«Je t’avoue aussi, dit-il, que j’avais une petite idée qu’il pouvait y avoir des choses intéressantes dans ces maisons; je veux dire “intéressantes pour mon métier”. J’avais l’idée de faire un repérage. Il neigeait.»
J’ai demandé: Comme aujourd’hui?
—Pas au début. Il faisait froid. La neige a commencé pendant ma promenade. Il en tombait un petit peu, par moments; il en était tombé la veille; il en restait sur le sentier. Suffisamment pour que je voie que quelqu’un marchait devant moi.
***
Il avait rapidement dépassé le groupe des villas; elles étaient toutes derrière des grilles; sur le côté, il repérait des caméras de surveillance. Des digicodes. Un monde discret et feutré. Là-bas, me dit-il, l’argent se cache.
Il ne se pressait pas, repérait des clochetons, des maisons d’architectes avec de grandes baies vitrées, des terrasses en bois; toutes avaient vue sur le lac. Les propriétaires avaient un accès par des pontons privés. L’eau n’avait pas gelé; elle arrivait au ras de la berge et clapotait contre les pilotis de bois.
J’écoutais Luc, j’imaginais la neige tombant sur ce paysage immobile, l’air devait y sentir l’odeur de l’eau gelée que je respirais par la portière. J’avais l’impression de voir les maisons qu’il me décrivait.
Passé cette partie habitée, le sentier rentrait dans un bois.
Les chutes de neige ont épaissi. Au loin, sur l’autre rive, les lumières d’une petite ville se sont allumées.
Il continuait à voir devant lui des mouchetures de pattes de chien à côté de la trace plus épaisse de semelles.
Et tout à coup, le chien était venu vers lui. C’était un beau chien, un genre de setter. Il l’avait caressé; une femme le suivait. Naturellement, il avait échangé quelques mots avec elle. Elle portait un manteau épais, de peau retournée, une toque, et ce genre de bottines plates, fourrées, que toutes les femmes ont dans ce genre de région en hiver, «une femme charmante, m’avait-il dit, élégante dans ce vêtement d’hiver, qui avait de la classe, on le sentait tout de suite. J’ai rebroussé chemin et je l’ai accompagnée».
J’étais gênée que la conversation s’engage sur ce terrain, comme si c’étaient des choses que je n’aurais pas dû savoir.
Mais j’ai fait semblant de rien.
J’ai remué les pieds pour les dégourdir.
J’ai demandé: «Elle t’a parlé, comme ça, spontanément?
—Oui, je reconnais que j’ai fait les premiers pas. En fait, c’était tout bête, j’avais tout bonnement rencontré la propriétaire d’une des villas avec son chien, – il a eu un petit rire: Jumper, tu vois, je me souviens encore du nom du chien!
—Et la femme? ai-je dit.
—Elle? Bien sûr, je la revois, – je sentais qu’il souriait dans l’obscurité en tapotant machinalement le tableau de bord du bout de son gant –, on n’oublie pas les jolies femmes: Ursula. Elle s’est présentée, elle parlait avec un léger accent, en cherchant ses mots; elle était d’origine germanique. Suisse, d’origine germanique.
J’ai répété «Ursula». Je me suis souvenue du titre du poème. J’ai demandé:
—Et alors?
Luc a souri: «Tu es curieuse! Il m’a imitée: Et alors? C’est vieux, tu sais. Alors, nous avons fait le chemin du retour ensemble jusqu’aux villas; je ne sais plus de quoi nous avons parlé, mais cette rencontre en plein bois fait que nous avons brûlé les étapes; elle m’a parlé de sa vie; elle sortait se promener à la même heure tous les soirs parce que son mari rentrait tard; elle n’aimait pas rester chez elle; les femmes de ces maisons passaient trop de temps à attendre. Tous les maris dans le coin rentraient tard, des assureurs, des types dans l’industrie pharmaceutique, des cadres dans la banque, très occupés, avec des postes à responsabilité, de grosses voitures, de grosses baraques; le mariage (avait-elle fini par me dire tandis que nous marchions dans le bois), le mariage était un piège dont on s’apercevait trop tard; mais pour elle, il n’y avait pas d’alternative, c’était soit attendre, soit partir. J’ai dit “Partez! Libérez-vous.” Elle a souri; elle se confiait à moi comme on se confie à un inconnu, – j’étais plus jeune qu’elle, je pense, elle le sentait; et je n’étais pas le genre de type à poste à responsabilité, tu comprends, j’étais même le contraire de ça (il a eu un gloussement bizarre); surtout à ce moment-là; j’étais plutôt dans la débine; enfin, je te passe les détails, mais nous avons parlé longtemps, tout le temps du chemin; nous disions des choses vagues sur la vie, sur les liens qui peuvent se nouer subitement entre un homme et une femme. Tout le monde connaît ces choses-là, mais le bois, la neige qui tombait encore par moments, le silence complet autour de nous leur donnait – il a dit – je ne sais pas, quelque chose de spécial. Quand j’insistais sur ces rencontres improbables, ces nœuds soudains liés au hasard, ou au destin, elle disait avec un petit rire “Vous, les Français”, “Oh, vous, les Français!” – en fait, je ne crois pas que nous ayons dit des choses si originales.»
Il s’est tu.
Je le voyais à l’œuvre. Je voyais exactement son sourire. J’étais sûre qu’il avait parlé de sa poésie, qu’il avait dit à un moment: Je suis poète.
J’entendais encore les rires derrière moi. Mais là, il n’y avait pas eu de rires. Le silence. Le bruit de la neige qui devient plus dense, un bruit furtif (un petit remuement dans les bois?). Est-ce qu’Ursula aussi était tombée amoureuse?
J’ai dit: J’ai froid.
Rapproche-toi. Remue les pieds. Sors, si tu veux. Ça te dégourdira. Il neige moins, maintenant.
Mais je n’ai pas bougé; je n’avais pas envie. De gros tas de poudre tombaient des branches. Le bois de sapins me paraissait hostile. Comme si Ursula avait encore rôdé derrière les troncs, comme si elle allait surgir de l’ombre, surgir de «sous les sapins noirs», avec son manteau de peau retournée, sa classe, ses bottines fourrées, sa mélancolie.
J’ai tapoté vaguement des pieds; j’avais un drôle de sentiment; j’ai soupiré: «Et si la saleuse ne passe pas?
—Elle passera. Tu es toujours impatiente. Il faut bien dégager les villages. Si ce n’est pas ce soir, ce sera demain matin. Qu’est-ce que ça change? Je suis avec toi.
J’ai dit: «Puisque tu as commencé, continue.»
***
—Quand on est arrivés en face de chez elle, devant le portail, elle s’est arrêtée. Elle s’est tournée vers moi, je suppose pour me dire au revoir. J’y suis allé franchement; j’ai dit: Il fait froid quand même. Vous auriez quelque chose de chaud à m’offrir? Un petit chocolat?
Elle a eu l’air surpris, même un peu choqué. Elle s’est mordu la lèvre. C’est curieux, les femmes! Elle était capable de me raconter sa vie, mais manifestement, elle reculait devant le fait de m’offrir un chocolat. Pourtant, dit-il en riant et en me serrant contre lui, après cette marche, et surtout par ce froid, j’aurais bien eu besoin d’un chocolat, ou d’une bonne soupe, n’est-ce pas? Une bonne petite soupe; qu’est-ce que tu en penses? On gèle ici.
Je n’ai pas ri. J’avais l’impression d’y être. Je savais que c’était vrai. Indubitablement vrai. C’était bien Luc. C’était tout lui. Sa manière de dire: «Une bonne petite soupe».
J’ai demandé simplement:
—Elle t’a ouvert?
—Elle a fini par se décider. Mais elle hésitait. Je voyais ses yeux sous le bord de sa toque en fourrure (ou en fausse fourrure, je ne suis pas trop expert dans ce domaine, et les femmes trichent). Je voyais aussi qu’elle n’était pas rassurée (il a ri), elle souriait avec trop d’amabilité. On avait dû passer devant la cellule électrique: notre passage avait fait s’allumer une lumière extérieure.
Elle piétinait sous la lumière devant moi.
«Il est rare, vois-tu, m’a dit Luc en essuyant la buée du pare-brise avec le chiffon de la boîte à gants, il est extrêmement rare que les êtres humains montrent leur peur. Ils cherchent à la cacher. Les animaux ont plus de spontanéité; ils s’enfuient. Si tu croises un lapin ou une biche, ou un chat, ils s’enfuient. Mais l’être humain essaie de dissimuler. C’est même peut-être, dit-il, une de ses caractéristiques, quand j’y réfléchis. L’être humain tente toujours de ruser.»
Ma gorge s’est serrée.
J’ai voulu demander: Comment le sais-tu?
Il souriait, de son air ambigu et pensif: «Elle voyait que je ne partirais pas. Je m’étais placé entre elle et la grille. Elle a dû attendre dans le cas où quelqu’un passerait à proximité; mais il n’y avait pas un rat; elle s’est décidée.
Elle a tout allumé en entrant; elle a enlevé son manteau; elle m’a dit: «Je vous laisse un instant au salon. Attendez-moi; je vais chercher de quoi boire à la cuisine. Elle a crié de loin: je n’ai pas de chocolat; je me demande si je n’en ai pas dans un placard de l’étage; ça vous ira, un thé? Un verre de quelque chose?»
Le chien est resté un moment avec moi, puis il est allé se coucher.
Luc a laissé un petit silence: Il s’était retrouvé là où il voulait être, «dans la place», comme il m’a dit. C’était un salon confortable, impersonnel et cossu, avec une baie panoramique, une cheminée, des lampes un peu partout. Genre «catalogue de magasin d’ameublement» ou de revue de décoration: «hôtel de montagne». Il l’entendait s’affairer dans la cuisine. La neige avait déjà dû effacer leurs traces dans le bois; sauf le lac, le trou du lac plein de ténèbres. On voyait qu’il avait une grande profondeur et que c’était illusoire d’avoir voulu en faire le tour.
Elle parlait depuis la cuisine; elle parlait fort; il pouvait entendre sa crainte et l’effort qu’elle faisait pour la dominer: «Mon mari ne va pas tarder, et je me demande si mon fils n’est pas dans sa chambre. Quand il est devant son écran, il n’entend rien. Je vais aller voir.»
Mais elle ne bougeait pas; elle n’osait pas? Le chien dormait. Et l’intérieur de la maison était plongé dans le silence, l’étage au-dessus, entièrement noir. Il ne voyait que le départ de l’escalier. Je ne sais pas à quel moment il a compris qu’il n’y aurait pas de fils et peut-être pas de mari, que personne ne rentrerait dans l’immédiat, qu’elle était seule, qu’elle n’avait pas le choix.
Il a dit: «Si j’avais voulu».
J’ai dit: Si tu avais voulu quoi?
—Rien, m’a dit Luc. Je parle comme ça. Il y avait de petits bronzes intéressants dans une vitrine. Cinq ou six. Je les ai tout de suite repérés. J’ai pensé qu’il y avait peut-être des choses dans d’autres pièces. J’ai écouté encore. J’entendais la bouilloire. J’avais gardé mes gants. J’ai ouvert la bibliothèque. J’ai pris deux petits bronzes; ils tenaient dans ma poche. Il m’a suffi de glisser un livre devant le trou. Ça ne se voyait pas.
—Tu as fait ça?
Il regardait ses mains gantées: «Mais oui, je viens de te le dire: j’ai pris deux petits bronzes. C’était intéressant pour moi et à l’époque, j’étais fauché. Je te dis que cette femme était bourrée d’argent.»
Il a eu l’air de s’énerver. Il a appuyé sur un bouton du tableau de bord; à nouveau, les essuie-glaces sont passés devant nous, de la poudre a glissé dans les angles. Il a dit: «ça ne la privait pas beaucoup, et moi, tu vois, ça m’arrangeait. J’avais une idée très précise du prix auquel je pouvais vendre ces bronzes. Je savais qu’ils intéresseraient un type des puces avec qui j’étais en relation.»
Quelque chose me coupait la respiration au niveau du thorax.
La neige s’était complètement arrêtée. Le ciel vide était parfaitement noir.
Malgré moi, j’ai regardé dans le rétroviseur.
Mais j’ai pensé: elle ne passera pas; c’est évident; il l’a toujours su; on est trop loin, dans une zone trop écartée.
J’ai soufflé: Et après?
Luc s’est tourné vers moi avec le même sourire: «Tu veux vraiment savoir?
«J’ai éteint la lumière du salon. Le couloir était allumé. J’ai éteint aussi le couloir. Je suis allé vers la cuisine. Je me suis approché de la porte. Elle sortait les tasses du placard. Elle me tournait le dos. Elle ne m’avait pas entendu approcher. Elle a dit d’une voix blanche: “le thé est prêt.”
J’avais toujours mes gants. J’ai dit doucement: “Ursula?”»
J’ai répété: Tu as dit «Ursula»
C’est ça, me dit Luc, c’est ça.
Et après, il y a eu Elisabeth?
C’est ça, m’a dit Luc. C’est ça...

Dominique Barbéris est l’autrice de onze romans ou récits, dont : Quelque chose à cacher (éd.Gallimard, Prix des Deux Magots), Un dimanche à Ville-d’Avray, (éd. Arléa) et Une façon d’aimer (éd. Gallimard, Grand prix du roman de l’Académie française, à paraître en Folio en avril 2025....

Il neigeait depuis au moins deux heures. La route glissait, et les chaînes ne servaient plus à grand-chose. La voiture avançait au pas, comme dans un convoi dangereux. Nous étions dans l’Est, près de la frontière suisse, sur une petite route de montagne. C’était la première fois que j’accompagnais Luc pour une de ses expertises. La visite de maisons à vendre, souvent des successions, dont les propriétaires liquidaient les meubles. Il travaillait dans «les choses anciennes». Sa cave était encombrée de tables, de matériaux de récupération, de fauteuils défoncés, de vieux trumeaux, mais il disait toujours: c’est pour m’occuper; il laissait entendre que l’essentiel de sa vie était ailleurs: J’ai de l’argent de côté, un «petit pactole». Il commençait à faire nuit. Luc a mis les phares. La voiture a dérapé. Il a dit: On ne va pas pouvoir continuer; je ne vois rien; les essuie-glaces n’arrivent plus à désencombrer le pare-brise. Il est sorti; je le voyais de l’intérieur: il avait laissé le moteur tourner pour maintenir le chauffage dans la voiture; (sinon, m’avait-il dit, tu vas mourir de froid). Il détachait les essuie-glaces, les repliait avec ses mains gantées; il se couvrait de blanc: son anorak, ses cheveux, ses sourcils. J’avais toujours pensé qu’il avait l’air danois ou norvégien; quand il a soulevé l’un après l’autre les essuie-glaces avec ses mains gantées, j’ai été sur le point de crier: Attention! Tu vas les casser! Je pensais, je ne sais pas pourquoi à l’articulation d’une patte d’oiseau très fragile.…

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