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par Xavier Couture
Sommes-nous prêts à abandonner notre humanité pour devenir des ersatz de robot à l’immortalité garantie par des vendeurs de processeurs ?
Ovide ignorait ChatGPT.
À Rome, dans l’ultime siècle précédant la naissance du Christ, l’auteur des *Métamorphoses* confie au personnage de Pygmalion le pouvoir de donner vie à une sculpture d’ivoire : « Cependant, avec un art admirable, il sculpta de l’ivoire pur, lui donnant une beauté avec laquelle nulle femme ne peut naître ; et il tomba amoureux de son œuvre. » Aujourd’hui, reconnaissons qu’il y a moins de poésie dans l’écriture d’un *prompt* chargé de mettre en forme une pensée à peine aboutie, nourrie d’un fatras de références venues du tréfonds des réseaux et en général ignorées par l’auteur de la question. Un autre mythe, celui du Golem, pourrait servir à la description de nos algorithmes : leur surpuissance est censée nous protéger de notre propre ignorance. Leur qualité est de tout savoir, à défaut de tout comprendre. Et voici que dans le panthéon des créatures artificielles, Mary Shelley nous a offert *Frankenstein*, l’homme démiurge dont la créature finira par se retourner contre lui :
« Tu es mon créateur, je suis ton maître ; obéis ! » Question pour l’IA : veut-elle le pouvoir ?
Avec l’explosion de l’ère informatique, la machine pensante s’est imposée dans la littérature et le cinéma. Autant de modèles que de scénaristes, allant de la vision d’une fin du monde inéluctable à l’émergence de civilisations idéales. Chez Isaac Asimov, les « trois lois de la robotique » garantissent que la machine est programmée pour ne jamais blesser un être humain, alors que Philip K. Dick brouille la frontière entre l’homme et la machine. *Blade Runner* est l’adaptation de son roman *Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?* Les réplicants, si bien restitués dans le chef-d’œuvre de Ridley Scott, sont dotés d’émotions. La frontière qui nous en sépare est si ténue que cela rend notre relation d’autant plus tragique. L’IA devient alors un prétexte pour sonder l’identité et la conscience. Et nous voilà ramenés à la même peur, toujours reproduite sous de multiples formes, incontrôlable : la menace du grand remplacement, une « humanité Frankenstein » chassée par sa créature. Autre époque : en 1927, un autre génie renvoie Mary Shelley au romantisme du XIXe siècle quand il nous précipite dans l’expressionnisme de la terreur. Fritz Lang signe *Metropolis*. La métaphore d’une société industrialisée hors de contrôle montre un robot semant le chaos, jusqu’à la jubilation de l’effondrement. La parabole était si puissante qu’on y vit la préfiguration d’un autre délire, bien plus grave : celui de la folie nazie. Il est vrai que le IIIe Reich s’est nourri de la surpuissance technique au service de la race supérieure.
Le cinéma a abordé le sujet sous l’angle philosophique, comme dans *2001, l’Odyssée de l’espace*, coécrit par Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke.
Un film où un choix hautement symbolique est fait : l’ouvrir et le ponctuer de la musique de Richard Strauss *Ainsi parlait Zarathoustra*. Ce poème symphonique, inspiré de l’œuvre éponyme de Nietzsche, n’est pas un simple ornement musical : il résonne à chaque étape cruciale, lie le destin humain au concept nietzschéen du *surhomme* (*Übermensch*). Le film introduit l’une des premières IA « personnages » du cinéma : HAL 9000, l’ordinateur de bord doué de parole et de pensée. Pris d’une initiative meurtrière envers l’équipage humain, il personnifie la crainte de la machine échappant au contrôle de son concepteur. Kubrick, en visionnaire, met en garde : l’intelligence artificielle, fruit de notre progrès, peut devenir un adversaire si nos propres contradictions la poussent à dérailler.
En 1984 paraît *Neuromancien*, ouvrage de William Gibson devenu mythe, œuvre fondatrice du mouvement cyberpunk en littérature. Le roman anticipe Internet, la réalité virtuelle, les mégacorporations tentaculaires, les hackers et les IA – tout un univers où l’homme et la machine en viennent à se confondre. Il invente le concept de *cyberespace*. La fusion entre l’homme et la machine devient littérale lorsque l’esprit humain peut voyager à l’intérieur du réseau, le tout sur fond de critique sociale et politique impitoyable d’un futur ultratechnologique.
Le cinéma n’a pas été avare de productions sur ce thème. *Tron* ou la revanche de la conscience humaine sur la machine. Puis *Matrix*, archétype de dystopie. Le film marque un moment charnière dans la représentation populaire de l’intelligence artificielle. Son postulat est radical : les machines douées d’IA ont remporté la victoire sur l’espèce humaine, au terme d’une guerre apocalyptique. Et on ne pourrait pas achever ce tour de la fiction prophétique sans un crochet par *Bienvenue à Gattaca*. C’est le premier film qui traite à ce niveau de l’eugénisme technologique, autre vertige à usage multiple.
Dans notre monde supposé réel, voici venu le temps du rêve ultime : passer de l’exosquelette à « l’exocerveau ». Qui mieux qu’Elon Musk pouvait s’emparer du projet ? Entre deux fusées, une Tesla en panne et une réforme définitive, il lui consacre du temps – et beaucoup d’argent. Il prédit la connexion rapide de l’homme avec l’IA, la data et le grand tout numérique. Bienvenue à *Neuralink*, le dernier projet du Docteur Folamour de l’innovation. Avec *Gattaca*, pourtant, Andrew Niccol exprimait une autre vision : « Il n’existe pas de gène pour l’esprit humain. » Nous voilà revenus au questionnement originel : quelle est la part irréductible de notre âme dont aucune équation ne saura percer le mystère ? En panne de question suivante, des hordes de journalistes l’ont répétée quelques milliards de fois : « Et Dieu dans tout ça ? » Plus prosaïquement, constatons que le rôle de miroir de ces narrations renvoie au vertige de notre propre survie.
Reste la philosophie, aussi puissante que désarmée dans cet océan de data, où les algorithmes font la circulation comme le faisaient les agents de police au centre des places de nos villes d’antan. Et nous ? Nous attendons, derrière nos écrans transformés en parkings du savoir. Ils nous offrent l’illusion d’être savants, quand nous ne sommes que le ventriloque de nos clics. Après Nietzsche et son homme supérieur, un autre philosophe, Günther Anders, dénonce le monde industriel en modélisant la « honte prométhéenne » pour décrire le malaise de l’homme face à la puissance de la technologie. Intelligence artificielle : réfléchir à ses interactions avec l’humain conduit à enfoncer toutes les portes déjà largement ouvertes par des siècles de pensée philosophique :
Qui sommes-nous et que voulons-nous devenir ? Dans les espoirs du progrès technique se dissimule notre peur de la mort. Sommes-nous prêts à abandonner notre humanité pour devenir des ersatz de robot à l’immortalité garantie par des vendeurs de microprocesseurs ? Que resterait-il de notre singularité, de nos 90 milliards de neurones et des supposés 21 grammes de notre âme ?
Le destin de Prométhée est-il inéluctable ? L’IA serait-elle l’incarnation moderne de Zeus, venu nous attacher au mont Caucase de notre dépendance, le foie dévoré par l’aigle des chimères numériques, et la foi anéantie par l’asservissement à notre nouvelle créature ? Comme démonstration de notre mutation, le monde économique a pris de l’avance. Plus de troc, plus d’échanges de monnaies assises sur un pouvoir politique : nous voici face à l’explosion des cryptomonnaies. Paradoxal : à l’heure où le monde numérique revendique la transparence, il crée une monnaie cachée – c’est sa signification étymologique – arguant qu’elle est sûre, justement parce qu’elle est cachée. Mais si confier son argent à des êtres humains est plus risqué que de l’abandonner à des flux numériques, alors peut-être viendra le jour où les algorithmes penseront par eux-mêmes, et finiront par se convaincre que ce qui vaut pour la monnaie vaut aussi pour le reste. Bienvenue à Gatta Chat !
Consultant et spécialiste des médias, Xavier Couture a travaillé dans la presse et l’audiovisuel, notamment TF1, Canal+ et Orange....
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