Les succès de l’IA et du film d’animation confirment la montée en puissance de la Chine dans des domaines jusqu’alors dominés par les États-Unis. Perspective chinoise.
L’arrivée de DeepSeek, développé par la start-up chinoise du même nom pour un coût relativement modeste, a provoqué un vent de panique dans la Silicon Valley en attirant plus de 20 millions d’utilisateurs en quelques jours. Ne Zha 2, sorti le 29 janvier, a atteint 200 millions d’entrées et 1,7 milliard de dollars de recettes en Chine en à peine trois semaines. De quoi permettre d’évoquer un soft power à la chinoise. Au-delà, ces succès s’inscrivent dans la longue histoire du pays.
DeepSeek incarne, dans l’ère de l’IA, l’esprit du poète patriote Qu Yuan (IVe siècle av. J.-C.), dont la maxime «La voie est longue et ardue, je la foulerai sans trêve dans ma quête» résonne avec force à l’âge algorithmique. Ne Zha 2 incarne lui les philosophies des Cent écoles de pensée, notamment la sagesse taoïste: «Mon destin m’appartient, il ne dépend pas du Ciel.» Pour Pékin, les deux phénomènes ont montré l’adéquation entre les principes universels du marxisme et la culture traditionnelle chinoise, dépassant la logique américaine basée sur le capital, la technologie et les dieux, et résonnant avec le désir de beauté humaine. Parmi les exemples, on peut citer:
1. Matérialisme. Alors que Xun Zi (IIIe siècle av. J.-C.) disait: «Maîtriser le destin et l’utiliser.» Deng Xiaoping a déclaré «Le développement est la clé.» Le matérialisme marxiste et la pensée matérialiste primitive de la culture chinoise se sont bien intégrés dans la modernisation. L’ironie de Ne Zha 2 envers les divinités dévoile avec finesse la teinte matérialiste de la culture chinoise.
2. Dialectique. La digitalisation des industries et l’industrialisation des technologies numériques. Ce n’est pas seulement la poursuite en elle-même, mais bien la pensée dialectique qui a permis à la Chine de réaliser des miracles de développement parallèle et de saut qualitatif. DeepSeek a réussi à faire face aux attaques informatiques, attribuées à des hackers américains, qui l’ont visée. Dans Ne Zha 2, les personnages principaux, Ne Zha et Ao Bing, représentent l’opposition entre «démon» et «immortel», mais leurs destins sont étroitement liés, interdépendants.
3. Théorie de la pratique. De Confucius – «Apprendre et répéter à temps» – à Wang Yangming – «L’unification de la connaissance et de l’action» –, la philosophie chinoise met l’accent sur l’utilité. C’est ce qu’avait compris Mao Zedong avec «La Théorie de la pratique», qui est différente du rationalisme européen et se base sur le développement dans la régulation et la régulation dans le développement. Suivant le plan Stargate aux États-Unis et l’arrivée de DeepSeek en Chine, Emmanuel Macron a organisé un sommet d’action sur l’IA à Paris. Il avait déjà mis en garde contre les menaces visant la tradition démocratique de l’Europe, ses valeurs. En février, il a appelé à un «réveil», déplorant l’attachement à la «force normative», qui entraîne un retard face aux concurrents internationaux. L’inquiétude des Européens face à l’IA conduit même certains à évoquer la survie de la civilisation. Emmanuel Macron a insisté sur le besoin de «préserver la créativité humaine.»
De ce point de vue, le succès de Ne Zha 2, record mondial des recettes pour un film d’animation, est ancré dans la culture chinoise. La combinaison d’élements des maisons du Sichuan, des motifs des bronzes anciens et du rythme des tambours du théâtre de cette province a créé une esthétique du bassin de Sichuan. Le rappel de la civilisation de Sanxingdui, du khöömii mongol et du grand chant Dong a donné un nouveau souffle à la culture traditionnelle. Les technologies de particules d’encre, de reconstruction d’images numériques, d’ingénierie du mouvement biologique et de synthèse visuelle intégrale ont fusionné pour créer plus de 1900 plans spéciaux, présentant au monde un «absolu de l’esthétique orientale».
Au total, 142 studios d’animation, dont 138 chinois, ont participé à la production. Après vingt ans d’exploration, ils ont réussi à franchir un à un les obstacles, mêlant l’art et la technologie pour former une chaîne de production made in China unique. Ce succès montre que les Chinois ne veulent plus se fier aveuglément aux équipes hollywoodiennes. La persévérance des techniciens du film est vue comme le reflet de l’esprit des travailleurs scientifiques du pays.
Ce qui permet de revenir à DeepSeek, dont le développement s’est fait en dépit du blocus technologique des États-Unis, permettant aux Chinois de s’appuyer sur cette sentence: «Mon destin se forge par mes mains, non par le Ciel.» DeepSeek a mobilisé trois armes de pour percer la bulle hégémonique américaine:
1. Montrer l’essence de la civilisation chinoise: ne pas croire aux dieux, ne pas croire au mal. Nous nous sauvons nous-mêmes, non pas par Dieu, mais par nos propres mains; non pas par des héros mais par des entrepreneurs ordinaires. Le chinois, avec seulement 3500 caractères couramment utilisés, est plus élaboré que l’anglais, qui doit constamment inventer de nouveaux mots, augmentant ainsi le coût d’apprentissage des grands modèles de langage. Que penseraient les pionniers du Mouvement du 4 Mai, débuté en 1919 contre les prétentions du Japon sur la Chine alors qu’on voulait abolir le chinois et mener une occidentalisation complète? Le chinois est la seule langue non alphabétique encore vivante adaptée à l’interaction homme-machine. Après le succès de ByteDance, qui s’appuie sur l’apprentissage automatique et qui a créé TikTok, DeepSeek apparaît comme un moyen de réveiller des mythes ancestraux: Hou Yi abattant les soleils et Jingwei comblant l’océan.
2. Se différencier du modèle occidental pour financement. Liang Wenfeng, titulaire d’un master en informatique de l’université du Zhejiang, a fondé le fonds Huanfang avec des camarades, utilisant la technologie IA pour des opérations bénéfiques. Lorsque les profits ont atteint 1 milliard de yuans (environ 125 millions d’euros), il a créé DeepSeek, développant un modèle de calcul avec 10000 cartes GPU A100 coûtant 50% de moins que le DGX-A100 de Nvidia, avec une consommation d’énergie réduite de 40%. Le tout à performances similaires. L’entreprise ne compte que 300 employés, chacun étant désormais multimillionnaire. Liang Wenfeng a fait don de plus de 100 millions de yuans. La logique du capitalisme occidental repose sur deux bases: la valeur ajoutée et le capital qui domine l’État. Ainsi, les catégories sociales sont stratifiées: 2% d’élites, 20% de citoyens excellents et 70-80% de classe inférieure aux États-Unis. Les nations sont aussi hiérarchisées: les grandes puissances qui contrôlent le monde, les petits États vassaux et les nombreux États ordinaires. L’apparition de DeepSeek a bouleversé le système américain, révélant la véritable nature monopolistique de la technologie.
3. Appréhender la technologie autrement. Le principe chinois est qu’il faut s’appuyer sur la civilisation et utiliser les ressources locales. Lee Kuan Yew, premier Premier ministre de Singapour, avait expliqué que la Chine ne pouvait pas rivaliser avec les États-Unis car ceux-ci pouvaient attirer des talents parmi les quelque 7 milliards de terriens tandis que la Chine ne pouvait puiser que dans son vivier de 1,3 milliard de personnes. Le grand modèle de langage de DeepSeek dépasse les seuls caractères chinois et a une vocation mondiale. Cela montre que la technologie de ce pays peut s’intégrer avec les conditions de chacun. Il n’est pas nécessaire de devenir une puissance hégémonique pour produire une technologie hégémonique. En un sens, cela met fin à l’histoire des puissances industrielles qui se disputent des colonies et des zones d’influence depuis la révolution industrielle.
Tout ce qui est passé n’est qu’un prologue. Les succès retentissants de DeepSeek et de Ne Zha 2 sont comparés à une renaissance de la civilisation chinoise. Ils battent en brèche la théorie de «La fin de l’histoire» tant sur le plan de la puissance brute que du soft power. Après l’harmonie entre le ciel, la terre et l’homme issue de la tradition chinoise, certains peuvent y voir une fusion entre l’homme, le capital et la technologie.
Avec la création de l’Institut international de recherche en éducation STEM à Shanghai et l’initiative Made in China 2025, l’heure est à la combinaison de la civilisation chinoise avec l’époque moderne – une fusion entre l’industrialisation et la numérisation. On peut s’attendre à d’autres surprises. Voilà sans doute la source de l’étonnement des pays occidentaux. Mais cela devrait inspirer les autres nations, en particulier la France et l’Inde: il ne faut pas adorer et suivre aveuglément les États-Unis, il faut partir de sa propre langue et de sa propre culture pour pouvoir réussir des dépassements en virage.
Wang Yiwei est notamment directeur de l’Institut des relations international et directeur du centre d’études européennes de l’université Renmin. Xiong Yihan est étudiante à la faculté d’Arts de l’université Renmin.