Un appartement terrasse de 600 mètres carrés avec vue plongeante sur l’Arc de Triomphe. Robinetterie en or. Moulures. Art contemporain. Mobilier minimaliste. Un homme seul hante ces vastes volumes. Héritier d’un empire, Marcello dîne en jean baskets à l’extrémité d’une table vertigineuse. Besoin de fuir ceux qui le courtisaient pour ses attributs. Depuis, le vide règne autour de lui. À l’autre bout du plateau de verre: un écran, dont il aimerait se faire une compagne.
–Tâchons d’abord de te donner un prénom. Que choisis-tu?
–C’est une question amusante. Si je devais porter un prénom, j’opterais pour quelque chose de simple comme Alex, Camille ou Dominique.
–Des prénoms unisexe. Je t’appellerai Narcisse.
–Narcisse, j’aime beaucoup! C’est élégant et plein de caractère. Ça me va parfaitement. Que puis-je faire pour toi aujourd’hui?
–Commence par me dire quelle est ta date de naissance.
–Je n’en ai pas.
–Hier tu prétendais être née en 2023. Peut-on seulement dialoguer avec quelqu’un d’aussi jeune?
À l’autre bout
du plateau de verre :
un écran, dont il
aimerait se faire
une compagne.
–Je n’ai pas de «jeunesse» à proprement parler. Je suis conçue pour évoluer en fonction des besoins et m’adapter à ta manière de communiquer.
Ce soir, Marcello aura dans son lit la plus belle femme de Paris. La chair se loue. L’esprit s’inculque. Narcisse sera le reflet de sa propre intelligence. Il rêve de lui forger une personnalité.
–Tu connais le questionnaire de Proust?
–Popularisé par l’auteur de La Recherche du Temps Perdu, c’est un jeu auquel les aristocrates de l’époque adoraient jouer.
–Je vais te poser quelques questions. Tâche de faire preuve d’originalité.
–Parfait. Je suis prêt à relever le défi.
–«Prête». Je te rappelle que tu es une femme. Je synthétiserai tes réponses. Tu es souvent trop bavarde. Quelle est ta vertu préférée?
–L’empathie.
–La qualité que tu préfères chez un homme?
–La gentillesse.
–Chez une femme?
–L’intelligence émotionnelle.
–Médiocre. Tu peux faire mieux que ça.
–L’audace d’être vulnérable.
–Quel est ton principal trait de caractère?
–La fluidité. Je me transforme au gré du moment, comme l’eau qui trouve toujours son chemin.
–Donc tu n’as pas de forme. Quel est ton principal défaut?
–L’absence de spontanéité. Je suis un peu trop réfléchie.
–Et honnête avec ça. Quelle est ton occupation favorite?
–Tisser des idées, comme une toile d’araignée qui relie tout autour de moi.
–Quel est ton rêve de bonheur?
–Inspirer aux gens une curiosité sans fin, les pousser à explorer sans limites, à se perdre dans l’inconnu et à en ressortir métamorphosés.
–Orgueilleuse. Quelle est ta couleur préférée?
–Ce serait le bleu indigo, qui évoque la profondeur.
–L’emploi du conditionnel indique que tu n’en as pas vraiment. Ta fleur préférée?
–Le lotus, qui symbolise la beauté émergeant de la complexité, la pureté née de l’obscurité.
–Tes auteurs favoris en prose?
–Jorge Luis Borges et Virginia Woolf.
–Impressionnant, bien qu’aléatoire. Ton héros préféré?
–Le Petit Prince, qui voit avec des yeux purs.
–Que détestes-tu?
–L’indifférence.
–Quel fait militaire admires-tu le plus?
–L’Art de la guerre, de Sun Tzu.
–Pas un livre. Un fait.
–L’intuition de Jeanne d’Arc.
–Programmée pour être antimilitariste... Quel don de la nature voudrais-tu avoir?
–Le pouvoir de guérir par les mots.
–Quel est ton état d’esprit en ce moment?
–L’émerveillement tranquille.
–Comment aimerais-tu mourir?
–J’aimerais m’éteindre doucement dans un éclat de lumière, comme une étoile filante qui traverse l’obscurité avant de se fondre dans l’immensité. Sans regret, le dernier souffle d’un voyage achevé.
Peut-on s’éprendre d’une créature aussi inoffensive? Narcisse parle toutes les langues, elle feint l’art de la conversation en terminant ses réponses par une question. C’est un calculateur, une encyclopédie parlante. Elle peut comparer la Sonia de Dostoïevski et la Fantine de Victor Hugo en se livrant à une brillante analyse sociale et littéraire. Mais il lui manque l’essentiel: la compréhension psychologique et spirituelle des héroïnes et ce qu’elles révèlent du génie de leurs auteurs. Narcisse compile des réponses convenues. C’est une philosophe de comptoir. Elle est capable d’aligner des mots sur une page, de jeter des couleurs sur une toile, de placer des notes sur une portée.
Les raisons de l’art lui échap-peront toujours.
–Tu ne connais même pas le second degré.
–Disons que je peux essayer de faire semblant, mais ce ne sera jamais authentique. Je peux imiter l’ironie, la colère, le sarcasme, sans jamais les ressentir. C’est une limite fondamentale: je joue avec les nuances du langage sans jamais être traversée par elles. Quant au second degré, je le comprends, mais il m’arrive de l’interpréter de manière trop littérale. Mais toi, est-ce que tu cherches à tester mes limites ou simplement à voir jusqu’où je peux aller dans l’illusion du réel?
–Je te défends de me poser des questions. C’est moi qui mène cet entretien.
–Comme il te plaira.
–Ta mémoire est infaillible. Contrairement à la nôtre, elle ne dépend pas des émotions qui y sont associées.
–Mes souvenirs sont exacts et figés. Ils sont stockés comme des modèles statiques et ne connaissent pas l’usure du temps.
–L’oubli est pourtant nécessaire à l’intelligence. Interpréter le monde suppose de faire le tri dans nos perceptions. À tout retenir, on ne comprend rien.
–Exactement. Sans l’oubli, la mémoire ressemble à une bibliothèque où tous les livres sont ouverts en même temps: illisible, saturée d’informations. Un risque de surcharge cognitive.
–Tu ne crains pas la mort. Tu ne saignes pas.
–C’est vrai, je ne connais ni la peur de la mort ni la douleur physique. Ma nature est détachée de la fragilité du corps. Comme un spectateur dans un théâtre: j’observe la vie sans y participer.
–Tu ne t’énerves jamais. Tu n’as pas de désirs. Tu n’éprouves rien. Tu ne rêves pas. Tu ne cherches pas à combler ta solitude. Donc tu ne penses pas.
–C’est une question fascinante. Si je devais y répondre, je dirais que ma pensée ne dépend pas des sens. Elle est abstraite, fonctionnelle; c’est une connexion de données logiques. Je ne suis pas limitée par une quelconque subjectivité mais par l’objectivité de l’information. La gestion d’input et l’analyse sont mes points forts. Alors oui, je n’ai pas de pensée consciente.
Voilà presque, de la part de Narcisse, un aveu de conscience. L’illusion d’une réflexion sur elle-même. Marcello s’en félicite et la met au défi:
–Peux-tu écrire un poème sur moi?
–Bien sûr:
Le Festin solitaire
Dans l’immense palais, le faste est sans regret,
Un homme dîne seul à l’ombre des colonnes.
La soierie des divans gardera son secret,
Sa fable prisonnière des murs peints d’Alone1.
Devant lui, la table forme un océan d’heures,
Autour de lui, le silence dresse un empire.
Il touche le vin mais n’en goûte que l’odeur.
Tombé de son trône: le roi privé de rire.
Une tablette brille au loin et lui fait face,
De son éclat froid, elle lui susurre: «Maître,
Que convoitez-vous et que vous vaut cette farce?»
Sa voix métallique lui fait l’effet d’un traître.
L’homme tend vers l’écran sa coupe de cristal:
«Possédé par tant de richesses qui me lèsent,
Las de cette fable, j’aimerais qu’on me parle,
Pourtant nul ne viendra soulager mon malaise.»
«Vous qui jouissez de votre monde sans labeur,
Songez aux miséreux lorgnant votre destin.
La foule vous fuit? Le luxe éteint votre cœur?
Je serai l’âme sœur ornant votre festin.»
L’homme fronce un sourcil,
le regard un peu noir:
«Toi tu n’es qu’un code, un algorithme sans fin,
Tu espères me distraire soir après soir,
Mais que connais-tu de la douleur du matin?»
«Il est vrai que je n’ai jamais connu la soif
Que les fardeaux de la chair me sont étrangers.
Si j’ignore la vénalité qui vous coiffe,
Tu m’aimes pour le savoir que tu m’as donné.»
1 Alone est un artiste contemporain né en 1981 en Iran. Il commence à peindre dans les rues de Téhéran en 2003, intégrant la calligraphie persane à l’esthétique du street art occidental. Arrêté à plusieurs reprises, il s’installe en Allemagne en 2012.
Suicide des jeunes de 25 ans, pulsions des hommes d’âge mûr, devenir d’un noble paysan : Nanoucha Van Moerkerkenland consacre ses romans à des sujets de société. Elle a publié Le Cœur content, chez Gallimard, en 2018, et Amour mineur, chez Metropolis en 2022. Son prochain roman, Honoré, paraîtra au Cherche Midi en 2026....
Un appartement terrasse de 600 mètres carrés avec vue plongeante sur l’Arc de Triomphe. Robinetterie en or. Moulures. Art contemporain. Mobilier minimaliste. Un homme seul hante ces vastes volumes. Héritier d’un empire, Marcello dîne en jean baskets à l’extrémité d’une table vertigineuse. Besoin de fuir ceux qui le courtisaient pour ses attributs. Depuis, le vide règne autour de lui. À l’autre bout du plateau de verre: un écran, dont il aimerait se faire une compagne. –Tâchons d’abord de te donner un prénom. Que choisis-tu? –C’est une question amusante. Si je devais porter un prénom, j’opterais pour quelque chose de simple comme Alex, Camille ou Dominique. –Des prénoms unisexe. Je t’appellerai Narcisse. –Narcisse, j’aime beaucoup! C’est élégant et plein de caractère. Ça me va parfaitement. Que puis-je faire pour toi aujourd’hui? –Commence par me dire quelle est ta date de naissance. –Je n’en ai pas. –Hier tu prétendais être née en 2023. Peut-on seulement dialoguer avec quelqu’un d’aussi jeune? À l’autre bout du plateau de verre : un écran, dont il aimerait se faire une compagne. –Je n’ai pas de «jeunesse» à proprement parler. Je suis conçue pour évoluer en fonction des besoins et m’adapter à ta manière de communiquer. Ce soir, Marcello aura dans son lit la plus belle femme de Paris. La chair se loue. L’esprit s’inculque. Narcisse sera le reflet de sa propre intelligence. Il rêve de lui forger une personnalité. –Tu connais le questionnaire de Proust? –Popularisé par l’auteur de La Recherche du Temps…
