Les réglementations et la surveillance électronique amènent un système dans lequel l’interdiction est la règle sauf motif reconnu valable par des autorités. C’est pour nous rendre parfaits.
Les Français sont très attachés à leur liberté, acquise de haute lutte: la moindre menace de remise en cause suscite cris et manifestations. Pourtant, un mouvement insidieux ne provoque aucune révolte, comme s’il n’était porteur d’aucune menace: c’est celui qui tend au conditionnement de plus en plus étroit de nos comportements. Il est constitué d’un socle légal et réglementaire, très important en France puisqu’on y compterait 150000 lois et un nombre incalculable de règlements divers. S’y ajoutent les recommandations et parfois obligations édictées par des agences dont le zèle n’a pas de limite.
Ainsi l’Ademe, l’agence pour la transition écologique, qui a un budget annuel de 4,2 milliards d’euros, a émis des recommandations concernant la fréquence à laquelle vous êtes invités à changer de slip (une fois par jour) de tshirt (au bout de trois jours)! L’organisme a déploré une polémique inutile, indiquant que son objectif se limite à la sensibilisation.
Ce type de recommandation, qui se répand, vise à faire respecter des standards de comportement plus ou moins contraignants. Pour la bonne cause, évidemment. Le «politiquement correct» et certaines modes n’y sont pas étrangers. La société civile coopère à cette œuvre de calibrage, chacun pour son champ d’intérêt propre, tout en pouvant regretter les avancées de même nature dont il n’est pas promoteur.
Président de la République de 2012 à 2017, François Hollande a souhaité ériger un barrage, modeste et partiel, à cette submersion en instituant une commission de la simplification. Celle-ci, pendant sa brève durée de vie, a supprimé 50 formulaires et œuvré pour que les administrations ne demandent pas les mêmes informations, parfois plusieurs fois, à chaque démarche d’une même personne. Fort bien, mais sur la même période, 150 formulaires nouveaux ont été créés. De quoi décourager les meilleures volontés.
Tout le monde se plaint de cette situation comme s’il s’agissait de contraintes multiples mais ponctuelles. Le recours aux technologies numériques réduit sans doute l’irritation que les citoyens peuvent ressentir lors de leurs interactions avec l’administration mais renforce leur caractère systémique. Ainsi, l’excellence des services informatiques de la direction générale des impôts tend à alléger le fardeau que constitue la déclaration annuelle de revenus mais ces outils permettent une surveillance plus poussée des contribuables et une compréhension plus fine de leur comportement. La réglementation de la circulation automobile illustre cette évolution car elle concerne à peu près tout le monde quotidiennement. Des dispositifs nombreux surveillent le respect par les conducteurs de leurs obligations: feux de signalisation, radars, télépéages, caméras, dispositifs embarqués contrôlant vitesse, freinage et trajectoire, repérage automatique des infractions au stationnement, etc. Le but est de rendre l’usage de la voiture aussi prévisible et sûr que celui d’une rame de métro automatisée. Il faut donc tendre vers la robotisation du conducteur et de son engin en attendant l’autonomisation totale de ce dernier.
Pour l’ensemble de la vie quotidienne, le téléphone et la montre connectée, la carte bancaire et le bracelet électronique devenus de quasi-prothèses, vont compléter la panoplie. Cette surveillance est proposée au nom de la sécurité bien sûr.
Les activités qui ne comportent pas ou peu d’interactions avec d’autres personnes ou des animaux et se déroulent hors de la vue du public font l’objet de moins de contraintes mais sont soumises à des prescriptions de plus en plus nombreuses. Dans la pratique, l’administration n’a guère les moyens de faire respecter beaucoup des contraintes qu’elle impose, mais elles existent et pourront un jour être opposées au citoyen.
Les problèmes de santé générant des besoins de soins payés par l’État, ce dernier tente de vous amener à une vie plus saine. Qui pourrait trouver à y redire? Les aliments qui vous sont proposés sont donc classés en fonction de leur intérêt pour votre santé. Demain l’achat des produits jugés moins bons sera de plus en plus souvent sanctionné, par le prix d’abord (alcools, sodas sucrés par exemple), par des contraventions ensuite comme pour le tabac: le nutriscore vous dispensera d’être intelligent et responsable. Il vous est vivement conseillé de consommer moins de viande pour préserver la planète et votre porte-monnaie. Vos besoins devenant moindres, vos revenus pourraient être ajustés au profit de la collectivité.
Plus généralement toute activité ou inactivité génératrice de risque sera observée et vous serez prié d’en abandonner l’habitude ou le projet. Des campagnes de communication tenteront de vous convaincre et, de toute façon, de vous désigner à l’attention des autres comme un mauvais citoyen, responsable potentiel du déficit de la sécurité sociale; cette communication sera d’autant plus efficace que ce que vous coûteriez potentiellement n’aura pas à être justifié: vous représenterez le Mal et celui-ci n’est pas un concept comptable.
Le covid et les jeux Olympiques ont constitué des occasions de justifier et multiplier les interdits et de mettre en œuvre un dispositif exigeant la production de preuves, contrôlées par la police, des raisons de votre présence dans certains endroits à certaines heures ou dans certaines conditions. L’interdiction récente de circuler en voiture dans le cœur de Paris généralise et pérennise la volonté de limiter et de surveiller vos mouvements. La règle passe de la liberté totale sauf interdiction pour motif grave à l’interdiction comme règle sauf motif reconnu valable par des autorités souveraines agissant sans contrôle.
La Chine est allée plus loin: le contrôle social attribue à chaque citoyen un capital de points que chaque comportement jugé déviant, repéré par la technologie ou dénoncé par des témoins, ampute. La liberté est totale tant qu’elle n’est pas utilisée mais disparaît rapidement dans le cas contraire. Les citoyens ordinaires sont invités à aider les contrevenants à se conformer à la règle pour leur bien et celui du pays.
Ce modèle dans lequel tout ce qui n’est pas obligatoire est interdit est enfin à notre portée grâce à la technologie, comme si la liberté n’avait été jusqu’à maintenant qu’une conséquence malheureuse de l’insuffisance des moyens de contrôle. De nouveaux prophètes peuvent influencer le cours des civilisations mais celui-ci semble avoir son évolution propre résultant de la conjonction des multiples forces en œuvre à tout instant: naturelles ou humaines, conscientes ou inconscientes. Et ceux qui s’imaginent en être les organisateurs n’en sont que des instruments emportés par un courant qu’ils ne font que renforcer.
Animé par la recherche d’une hypothétique perfection, le mouvement actuel semble vouloir transformer les hommes en robots gérés par d’autres hommes, eux-mêmes autoprogrammés. Dans le même temps, débarquent de vrais robots avec des caractéristiques qui les font ressembler aux humains sans leurs imperfections: plus d’intelligence, de résilience, de docilité et moins de sensibilité, de sentiments, de fantaisie. À quand l’application pour les humains? Un bracelet électronique permettra demain d’envoyer à quiconque ressentira – d’après ses paramètres biochimiques captés en temps réel – des pulsions négatives, une décharge électrique ou une injection d’hormones pour provoquer son retour au paradis des hommes parfaits. Le meilleur des mondes?
Jean-Claude Seys est président et cofondateur de l’Institut Diderot, think tank d’information prospective sur les principales évolutions sociétales. Il est aussi fondateur de Covéa, groupe mutualiste leader européen de l’assurance et de la réassurance.