L’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa s’est éteint le 13 avril.
Hommage à un philosophe égaré en littérature
Il est mort sans fracas, à Lima, le 13 avril. Mario Vargas Llosa, dernier géant de la génération dorée latino-américaine, s’est éteint à 89 ans comme s’éteint un volcan, après avoir remué des siècles de silence. Dans une époque où les écrivains sont devenus des divertisseurs ou des moralistes de salon, sa disparition signe la fin d’une ère où la littérature osait encore être un pouvoir subversif, une cartographie de la défaite humaine et où le mensonge pouvait s’introduire dans nos représentations pour mieux définir le réel.
Il y a dans le parcours de Vargas Llosa une contradiction essentielle, presque tragique, qui le rend insaisissable: il fut l’homme des révoltes imaginaires et des réconciliations impossibles. Un écrivain péruvien, élevé dans un pays aux accents dictatoriaux, qui deviendra un chantre du libéralisme après avoir soutenu Sartre durant sa jeunesse socialiste. Un narrateur de l’enfermement – La Ville et les Chiens –, qui défendra la liberté avec l’ardeur d’un apôtre. Un ex-marxiste devenu candidat malheureux à la présidence contre le populiste Fujimori, puis exilé volontaire d’un Pérou dont il ne cessa pourtant jamais de scruter les démons. En soi un marginal, humain malgré lui.
Comment comprendre un tel homme? Peut-être faut-il commencer par ce que beaucoup oublient: Vargas Llosa était d’abord un philosophe égaré en littérature. À la manière d’un Albert Camus sud-américain, il voyait dans l’écriture un combat contre l’absurde politique, une forme de lucidité tragique où l’égarement se constitue dans le refus d’une confrontation plutôt que dans la guerre elle-même. Il disait que «la littérature est feu, insoumission, refus». Cette phrase, à elle seule, le distingue de toute une génération d’auteurs qui, trop souvent, cèdent à l’esthétisme creux. Chez lui, la beauté n’est jamais gratuite: elle est une lame qui tranche la corruption, l’autorité, la servitude volontaire. Se battre, pour Vargas Llosa, c’est mentir, créer et inventer un monde plus réel que la réalité elle-même, afin de dénoncer, avec lenteur et perspicacité ce que le peuple préfère nier.
Il était, dans le fond, un cartographe du pouvoir. Un forgeron de la destitution. Conversation à la Cathédrale est l’une des dissections politiques les plus profondes du xxe siècle : un roman qui interroge sans relâche «à quel moment le Pérou s’est-il foutu en l’air». C’est peut-être là la question centrale de son œuvre – mais aussi de toute l’Amérique latine –, et il n’a cessé de la reformuler dans La Fête au Bouc (sur la dictature de Trujillo), Le héros discret, La guerre de la fin du monde. Il faut le dire : Vargas Llosa n’était pas un romancier du passé, il était un prophète du présent. Il voyait avant les autres que l’utopie tourne souvent à la dystopie, que les révolutions dévorent leurs enfants, que la liberté n’est jamais acquise, seulement arrachée, jour après jour, phrase après phrase.
Sa mort, en ce sens, est politique. Non pas dans la farce nationale des deuils officiels, mais dans l’effondrement progressif de ce qu’il représentait: la culture comme exigence, le roman comme scalpel, l’intellectuel comme dissident. Ce fin lecteur qui préférait se laisser posséder par Dumas, transporter par Neruda et disloquer par Faulkner n’a eu de cesse de le répéter: «La vie réelle, la vie véritable n’a jamais suffi ni ne réussira jamais à combler les désirs humains. Et sans cette insatisfaction vitale que les mensonges de la littérature excitent et apaisent à la fois, il n’y a jamais d’authentique progrès.» Le Pérou a décrété un jour de deuil national ; l’Espagne, où il vécut de longues années, l’a salué comme un «frère en pensée». Mais ces hommages, souvent fades, masquent mal l’ambiguïté d’un homme qui n’a jamais voulu plaire, qui n’a jamais sacrifié la complexité à la communication. Il n’était pas de ceux que l’on célèbre sans se salir.
Il y a pourtant un contresens tenace dans la lecture contemporaine de Vargas Llosa: on veut en faire une figure du passé, un écrivain nostalgique d’un monde révolu. Or il était, au contraire, d’une modernité aiguë. Il faut relire ses essais, notamment La Civilisation du spectacle, où il dénonçait déjà l’avènement d’une société anesthésiée, frivole, déconnectée de toute verticalité morale. «Aujourd’hui, écrivait-il, la culture est ce que le divertissement décide qu’elle soit.» Cette phrase – que peu ont osé prendre au sérieux – retentit aujourd’hui comme un avertissement. Celui que la culture existe indépendamment de l’égarement et que, si nous ne prenons pas conscience de la verticalité des réseaux sociaux, la liberté est de savoir distinguer la lenteur de la connaissance de la vitesse de la désinformation.
On aurait tort de réduire Vargas Llosa à un parcours politique, ou même à son prix Nobel, en 2010, tant il fut avant tout un artisan du langage. Son style mêlait la rigueur européenne et l’intensité baroque de l’Amérique latine. Influencé par Flaubert, il en reprenait l’exigence maniaque, tout en y injectant une chaleur, une fièvre, une verticalité morale rare. Il avait ce talent rare de faire du chaos une mécanique, du tumulte une structure.
Mais ce qui fait de lui un monument, au-delà de ses livres, c’est son obstination à ne jamais renoncer à l’intellect, même dans l’échec. La politique l’a rejeté? Il a continué à écrire. Son libéralisme a déçu ses anciens camarades? Il a persisté. Les critiques le disaient vieilli? Il publiait un nouveau roman. Vargas Llosa a incarné ce que notre époque refuse : la lenteur, la complexité, le refus des dogmes. Dans un monde de positionnements instantanés, il fut une conscience lente.
Je me souviens encore de ma première lecture de La Fête au Bouc. J’étais au Mexique, dans une bourgade oubliée aux abords de Guadalajara. Les journées s’écoulaient lentement, vissés sur des chaises en plastique aux pieds fatigués qui se pliaient sous le poids de nos croupes pleines de bière tiède. Le temps était un fleuve visqueux, et nous nous laissions couler dedans avec l’élégance molle de ceux qui n’ont plus rien à prouver.
Un père de famille, avec qui j’apprenais – grâce à l’ivresse des paysages – à différencier un quetzal d’un colibri, se leva un matin et s’en alla fouiller dans une bibliothèque en cèdre, si tant est qu’on puisse appeler «bibliothèque» une demi-caisse en bois contenant quatre livres, deux magazines décolorés et un crucifix fendillé. Il revint et me posa sur les genoux – ce qui n’aida pas la chaise à rester bien droite – un ouvrage à la couverture élimée: La Fiesta del chivo.
Comment ne pas être saisi par le contraste? Cet homme, que j’avais déjà rangé dans la catégorie des demi-illettrés au verbe pâteux, venait de m’offrir un roman d’un écrivain dont j’ignorais jusqu’au nom, avec la nonchalance aristocratique de celui qui donne ce qu’il ne sait pas valoir. «Lis ça, gordito», qu’il m’a dit, comme on jette une pièce dans une fontaine sans trop croire au vœu. Le livre lui venait de son père, un exilé qui avait vécu en République dominicaine sous Trujillo. À sa mort, il lui avait légué le roman avec un morceau de papier jauni glissé entre les pages. On y lisait: «Le pire qu’il puisse arriver à un Dominicain, c’est d’être intelligent ou capable. Parce qu’alors, tôt ou tard, Trujillo l’appellera à servir le régime, ou sa personne. Et quand il appelle, il n’est pas permis de dire non. Moi, j’ai dit non.»
C’est là, dans ce patelin de poussière où la terre battue collait aux visages avec la même ténacité que le soleil brûlait les peaux en saison sèche, que j’ai ouvert mon premier Vargas Llosa. J’ai lu. J’ai vécu. Et puis, comme si une hypermnésie sélective avait imprimé la scène au fer rouge dans un coin de mon âme, je n’ai jamais oublié ni ce livre ni le visage de cet homme. Depuis ce jour, j’ai toujours pensé que Vargas Llosa n’était pas péruvien. Ou pas seulement. Il était cet homme-là. Ce petit vieux au ventre ballonné, à la moustache fine, aux cheveux gris en broussailles, à la canine manquante. Mais qui avait un poumon en plus. Et qui, en me tendant ce roman, m’avait donné le sien, pour que je respire enfin. Pour que je respire mieux.
Alors, que faire de sa mort? Ne pas la célébrer comme un événement triste, mais comme un jalon: celui d’une page qui se tourne. Le dernier grand écrivain du «boom» n’est plus. Mais il laisse un héritage incandescent: celui d’une littérature qui ose penser contre son temps. Un legs dont la postérité saura peut-être se montrer digne. On se souviendra de lui comme d’un homme qui n’a jamais cessé de croire en la puissance des mots –non pas pour changer le monde, mais pour le comprendre, le contenir, le défier. Dans cette Amérique latine toujours en convulsion, où les révolutions succèdent aux résignations, il restera l’homme qui, par-delà l’idéologie, par-delà même la fiction, a su dire que l’écrivain n’a d’autre devoir que de déranger. Et cela, jusqu’au bout, il l’a fait.