Le dernier des leurs

Par Pauline Claviere - illustration Pierre-Louis Bouvier

Vous avez sans doute entendu parler de moi. Je suis d’une de ces espèces que vous avez adulées. J’ai traversé les époques, les océans, les forêts, les étendues de sable et de glace. Je les ai domptés. Ma puissance n’a eu d’égale que ma chute.
J’ai créé un monde à mon image où la prédation est la règle. Des millénaires durant, j’ai été le seul. Le grand. L’incontesté. Autrefois, la foule se pressait à mon côté pour obtenir mes faveurs. Pour ça, elle aurait fait n’importe quoi.
Mes victimes se comptent par millions. Je les ai observées s’entretuer pour me plaire. Comment aurais-je pu les contenter toutes?
Toutes ont un jour rêvé de rejoindre mon clan. Celles qui ont échoué, c’est d’elles dont j’aurais dû me méfier. Les exclues de ma grande jungle.
Je suis le dernier des miens et l’univers que nous avons bâti continue de vivre au dehors.
Je devine dans leurs regards ceux qui déjà regrettent l’ancien monde. Que croyez-vous devenir après moi? Ils ne vous laisseront pas tranquilles. Ils épieront le moindre de vos gestes, vos désirs, briseront vos élans. Ils vous humilieront jusqu’au dernier.
Je vous laisse tout entiers à votre folie d’un monde neuf.
Mon espèce a toujours été supérieure à la vôtre. Elle l’a dominée, domestiquée, séduite, réduite à sa juste place de consommateurs et de victimes. La seule qui légitime vos vies. Et aujourd’hui, vous voulez faire tomber le roi.
Soit, nous y sommes. Regardez-moi une dernière fois. Bannissez-moi de ce monde que vous allez construire, en faisant cela, vous m’épargnez. Allez-y, passons ce simulacre. Condamnez-moi, puisque votre justice est ainsi, pressée et vengeresse.
*
Figé dans son box, il n’affichait aucune réaction. L’avocate se dirigea vers lui et lui adressa quelques mots à l’oreille, elle souriait. C’était donc une bonne nouvelle. Sans doute même excellente à en juger son air réjoui. À cette idée, sa femme qui assistait à la scène depuis le banc aux côtés de ses enfants, sentit ses poumons brûler. C’était fini, terminé. Après ces semaines interminables, toutes ces insultes au dehors, sur les réseaux. Ces vertiges, ces états de malaises répétés, c’était fini. Il était là. En vie. Il continuerait de respirer, de les regarder elle et les enfants comme il le faisait à cet instant.
La main de sa fille se figeait dans la sienne. Elle la regarda et découvrit son visage comme elle ne l’avait encore jamais vu. Une expression nouvelle le couvrait d’un masque baroque. Ses traits semblaient exhaussés, caricaturés. Son mari s’était arraché à sa sidération, il les fixait à présent, soulagé et impatient. Il cherchait leur soutien depuis sa cage.
La femme ne ressentait rien. Aussi creuse qu’une jarre dans laquelle résonnait le brouhaha de la salle. Elle était en train de disparaître. Pour de bon. Mourir. Ses yeux à lui produisaient cela. Ils la vidaient de tout. Les battements de son cœur passaient en sourdine, sa langue s’engourdissait, tout son corps se muselait.
Sa langue? Comment ferait-elle pour parler sans? Elle suivait, brumeuse, le mouvement de ses mains explorant l’intérieur de sa bouche, cherchant l’organe. Le contact de ses ongles contre ses dents, mais pas de langue. Un creux, un vide, un gouffre.
Elle ne pouvait sortir de cette pièce sans langue, c’était impensable. Elle se retourna vers sa fille dont le visage était en train de s’effacer. En lieu et place, une tâche rosée. Et son fils? Lui aussi semblait s’estomper.
Pas cette fois. Cette fois il n’y arrivera pas.
La mère se hissa tant bien que mal sur ses jambes quand un membre du personnel de sécurité se proposa de l’aider. Elle tenta de s’extraire de la rangée où ils étaient installés elle et les enfants mais s’effondra. Paniquée, elle rampa sur quelques mètres sous les yeux incrédules. Sa fille se précipita, elles échangèrent un regard. Dans son œil soudain, la suite. La mère prit appui sur l’épaule du garde venu l’aider, se redressa. De nouveau ses yeux cognèrent ceux de son mari sur le banc des accusés. Un rictus narquois s’étirait sur son visage. Un qu’elle voulut effacer.
Le verdict était tombé, le procès clos. Les gens se levaient, quittaient la salle, obstruant sa vision. Lui se tenait droit, ils allaient l’emmener, loin d’eux. Il la regardait, lui souriait, la fixait intensément. Pourquoi? Qu’attendait-il de plus?
La femme sentit une force guider son geste. Elle saisit l’arme à la ceinture du garde qui l’escortait vers la sortie. Des cris retentirent. Elle exultait, portée par le bras d’une foule invisible. Elle s’avança, pointa sa cible et tira. Une détonation comme un feu d’artifice. La balle fendit l’air et se logea tel le noyau d’une olive molle, dans la tête de son mari. Une vague de chaleur comme une caresse l’emporta aussitôt.
Les gardes se précipitèrent. Elle gisait inconsciente sur le sol. À quelques mètres de là, dans le box de l’accusé, les premiers secours s’affairaient autour du corps inanimé. La puissance du choc l’avait fait se rasseoir. Il semblait installé, assis là pour un temps, attendant quelque chose ou quelqu’un. Sur le mur derrière lui, juste au-dessus de son crâne, une auréole rouge ironisait un ange déchu. La femme reprit ses esprits. À la vue du corps inerte de son mari, assis tel un pantin, elle se mit à rire. La salle découvrit épouvantée la face mutilée de l’accusé.
*
Son client était mort. Une balle dans la tête au milieu de la salle d’audience. Tout le temps des débats, il s’était tu. Maintenant il était mort. Point. Fini de lui.
N’est-ce pas ce que tous souhaitaient au fond? À commencer par les siens?
L’avocate ne pouvait s’empêcher d’y penser. Cette impression que son clan espérait, du moins attendait, sa disparition. Elle avait vu les yeux de sa femme après qu’elle eut pressé la détente. Elle ne serait pas la dernière. Cette intuition de contagion ne la lâchait pas. D’autres viendraient.
Au moment où le coup était parti, un courant avait traversé la pièce et les avait tous électrisés. À l’instant où la balle s’était logée dans l’orbite droite de son client, elle avait senti le souffle d’une expiration collective.
Sa robe était fichue. Elle l’avait jetée dans une des poubelles en partant. S’en débarrasser, qu’elle ne franchisse pas les portes du palais. Que toute cette horreur reste dans l’enceinte. Les gens avaient déserté rapidement. Elle les comprenait. Tout pouvait encore advenir, tout était encore à craindre.
Il est presque 21 heures quand sa main saisit la poignée du portillon de la maison familiale. Elle a fait des détours, rallongé son itinéraire. Le temps de désamorcer. Laisser l’accident derrière elle. L’accident? L’incident? L’événement? Que titreraient les journaux du lendemain? Quel qualificatif choisiraient-ils?
L’odeur des lavandes cerne les allées. Le bourdonnement des abeilles et des guêpes mêlées. Celles que redoutent les garçons. Combien de fois leurs pieds potelés avaient marché dessus? Les pleurs, le vinaigre dont on aspergeait la piqûre et la pomme de terre en quartier que l’on frottait sous la voûte.
De quel côté était la vie? De quel côté de ce fichu portail était la vie?
Son client s’était déjà perdu la dernière fois qu’elle était entrée dans son box. Elle avait vu ses yeux s’égarer tandis qu’elle s’adressait à lui pour la dernière fois.
Une nausée, sensation de vertige à l’idée de lui.
Elle ne l’avait jamais aimé. Il n’était pas aimable.
Que se passait-il alors? Elle s’était trouvée moins affectée par le sort de gars autrement plus recommandables. De vrais sacrifiés, des types bien quelques fois. Cette affaire l’avait mise à l’envers. Elle avait beau avoir défendu le contraire, elle avait tremblé. Cette plongée avait laissé des traces. Le vrai problème était enfoui profondément en elle, sous les stries de sa peau, le moelleux de sa chair, pas encore à portée de ses veines. Une écharde impossible à déloger. Pourtant visible. Juste là, en transparence.
Il en allait de même de ce sentiment. Déjà avant sa mort, avant qu’elle accepte de le défendre. Elle ne se sentait en accord avec rien de tout ce qui se passait autour. Mais elle n’avait rien fait, rien dit, elle avait laissé se déployer la farce. Elle y avait pris part, assumant son rôle sans enthousiasme mais avec application. Elle l’avait défendu.
L’écharde.
Elle pourrirait sous sa peau puis finirait par sortir d’elle-même. Expulsée par les cellules nouvelles du derme neuf. Elle passa le portail et ôta ses souliers. Sous la chaleur de l’habitacle, ses pieds avaient gonflé. Une douleur vive remonta à travers son nerf sciatique, jusqu’à sa nuque. Une guêpe venait de la piquer. Elle avait oublié, comme ça faisait mal.
Maman! Maman! Tu t’es fait piquer?
Ça va ma chérie? Viens, viens vite, accroche-toi, on va couper un morceau de pomme de terre.
Son mari avait accouru suivi de ses enfants et avait crocheté son bras par-dessus son épaule, il la soutenait. Ensemble ils grimpèrent les escaliers en granit de la maison. Les canapés en velours, les rideaux lourds, les émanations de plats en sauce. Le confort bourgeois. La paix. Les petits corps des garçons s’agitaient au-devant et l’avocate ne put s’empêcher de penser à eux.
Le frère et la sœur, fils et fille, main dans la main devant le brancard. La trainée de sang qui maculait à leurs pieds les marches du palais.
*
La juge n’avait pas dormi de la nuit. Impossible. Depuis plusieurs jours déjà. Depuis que c’était arrivé. Comment aurait-elle pu? La tête de cet homme, les yeux de sa femme, les cris de ses enfants. Tout cela ne la quitterait plus. Jusque-là son existence de juge avait été épargnée. Le destin avait brusquement changé son fusil d’épaule et elle s’était retrouvée présidente de la cour qui jugeait le dernier des leurs. Un type normal, méprisable et coupable au demeurant, assassiné par sa femme sur sa chaise d’accusé. Les journaux jetés à la hâte sur le siège passager affichaient en une la photo. Le corps recouvert d’un drap, les lumières blafardes de la salle d’audience qui vieillissaient son visage prématurément depuis toutes ces années. En arrière-plan, les yeux écarquillés, elle était là, immobile dans sa robe de juge, spectatrice parmi d’autres. Cette photo, elle y jetait des coups d’œil réguliers en longeant la côte qui conduisait au cimetière marin du Cap. Elle voulait voir les enfants avant qu’ils n’enterrent leur père. Les saluer une dernière fois. Elle n’avait rien pu faire après le drame. Elle avait besoin de leur dire qu’elle était désolée. Que cette fin, elle n’en voulait pas.
Les caméras, les témoins, les chefs d’accusation, rien n’était ordonné. Depuis le départ, ce procès avait été le lieu de tous les amalgames, de toutes les frustrations, tous avaient bourré la boîte de Pandore à son maximum et le résultat ne s’était pas fait attendre. Elle avait explosé avec la tête de l’accusé.
Le bruit et l’image revenaient la hanter. Semblables à ces vers, résidus de poèmes de l’enfance qui plus jamais ne quittent la mémoire. Ces vers appris par cœur dont l’écho maudit ressuscite jusqu’à la fin. Peut-être même au-delà. Des yeux de l’accusé découlaient ce genre de pensées. Celles contre lesquelles on ne peut rien. Une partie d’elle-même lui intimait de se laisser faire.
On avait mis dans ces débats tout ce que la nature humaine recéle de pire. Un cocktail explosif. La fin était bien celle escomptée. Elle avait entendu des témoignages accablants et la plupart auraient suffi à faire incarcérer l’accusé. Mais tout avait débordé.
Le 4x4 patina à deux reprises dans la boue. La juge crut même rester coincée, avant de redémarrer.
*
L’air portait les stigmates de la nuit, sa fraîcheur et son humidité saline. Depuis la colline du cimetière marin, on pouvait voir le soleil se lever sur la mer. À cette heure précoce du jour, elle était sombre et lisse. Le fils avançait dans les allées fleuries entre les tombes couvertes de lierre. Les odeurs de sous-bois lui rappelaient ses promenades d’autrefois. La fin de la balade c’était ici, déjà. Précisément à ce point culminant de la colline où avaient été creusées par leurs aïeuls les fosses qui accueilleraient leurs morts, des siècles après encore.
On avait recouvert le visage atrophié de son père d’un bandeau sombre qui lui donnait un air de pirate. De nouveau les embruns chargés de bouts du monde, parfums d’épices, relents de transpirations d’hommes vivants par-delà cette mer, sur d’autres rivages, d’autres terres. Il aurait voulu s’envoler, décoller du promontoire rocheux qui dans quelques minutes absorberait son père comme un noyau. Bientôt, les strates de terre l’ingéreraient. D’ici une dizaine d’années il ne resterait de lui que quelques os disséminés entre les couches d’humus, fondus au reste. Et finalement des fossiles anonymes. Bouts de vie déchue comme autant de pièces du puzzle d’une existence dissoute, rendue à son désordre initial.
Les premiers rayons gagnaient la roche. L’extrémité de la falaise brûlait déjà. Le fils eut un mouvement de recul, une couleuvre glissait sous les herbes encore baignées de rosée. Il sentit la peau de sa sœur effleurer la sienne, lui prendre la main. L’enfance.
Comment les choses avaient-elles pu tourner si mal?
La terre boueuse sous ses pieds engluait ses semelles dans un bruit caractéristique qui entachait la solennité du moment. Sa sœur refréna un rire nerveux. Il serra sa main un peu plus fort. Ils étaient seuls ce matin face à l’étendue opaque.
Le prêtre rendit hommage à l’homme et au père aimant. L’esprit du fils entreprit de s’échapper dans la forêt qui s’étendait sur les kilomètres de côtes. Il abhorrait ces révérences posthumes. Elles lui paraissaient artificielles, mensongères et pour tout dire grotesques. Qui pour croire que son père était cet homme que décrivait le prêtre? Personne, parmi les dizaines de ceux venus le saluer. Tous savaient qui il était. Ses défauts avant le reste. Un hommage sincère aurait été respectueux de cela. Il semblait au fils que l’on enterrait un étranger. Un de ces types exemplaires, victime d’une déconvenue du destin. Ancien soldat, camarade loyal et époux fidèle, père aimant, chef d’entreprise respecté… Il avait décroché avant que la liste ne parvienne à son terme. Avant que le cercueil de bois vernis ne soit souillé des premières mottes de terre. Il sembla au fils entendre percer au travers une voix. La sienne. Fidèle à ce qu’elle avait été, grave et ronde, presque chaleureuse avant d’être venimeuse. Une étrange expérience. La voix de son père insistait mais ne disait rien. Rien d’intelligible. Des mots mal assortis, incompréhensibles, vestiges d’une langue oubliée.
L’enfance.
Sa sœur s’avança et laissa tomber un morceau de terre au fond du trou. Elle ne pleurait pas, son visage était sec et fermé. Il faudrait du temps. Le fils n’avait pas pris la mesure de tout ce qui se jouait là. Il la pensait acquise à son père, à ce qu’il était. Il s’était trompé.
Des gens vinrent les embrasser, murmurer à leurs oreilles des mots de circonstances. Le soleil recouvrait maintenant la rangée de tombes en front de falaise. Les premières à rejoindre les profondeurs si la pierre venait à s’effriter. L’érosion avait commencé quelques mètres plus bas.
L’extrémité des arbres dessinait dans le ciel de petites rivières projetant sur le sol une dentelle fine. Un espace infime courrait entre les branches. Les pins parasols qui recouvraient le Cap étaient friands de ces subterfuges. Le fils aimait les voir se contourner, tout en semblant vouloir se toucher. Ces labyrinthes qu’ils esquissaient dans le ciel, on nommait cela timidité des cimes.
Les arbres les plus réservés évitaient ainsi d’être contaminés par les virus et les parasites. Ce que le fils trouvait stupéfiant dans cette timidité des cimes c’est qu’elle laissait passer la lumière. Chacun de ces arbres en manifestant sa volonté de rester un être singulier autorisait la survie de l’espèce tout entière.

 

Pauline Claviere est romancière, auteure de deux romans chez Grasset Laissez-nous la nuit et Les Paradis gagnés. Son dernier roman, Wunderland, est paru aux éditions Albin Michel....

Vous avez sans doute entendu parler de moi. Je suis d’une de ces espèces que vous avez adulées. J’ai traversé les époques, les océans, les forêts, les étendues de sable et de glace. Je les ai domptés. Ma puissance n’a eu d’égale que ma chute. J’ai créé un monde à mon image où la prédation est la règle. Des millénaires durant, j’ai été le seul. Le grand. L’incontesté. Autrefois, la foule se pressait à mon côté pour obtenir mes faveurs. Pour ça, elle aurait fait n’importe quoi. Mes victimes se comptent par millions. Je les ai observées s’entretuer pour me plaire. Comment aurais-je pu les contenter toutes? Toutes ont un jour rêvé de rejoindre mon clan. Celles qui ont échoué, c’est d’elles dont j’aurais dû me méfier. Les exclues de ma grande jungle. Je suis le dernier des miens et l’univers que nous avons bâti continue de vivre au dehors. Je devine dans leurs regards ceux qui déjà regrettent l’ancien monde. Que croyez-vous devenir après moi? Ils ne vous laisseront pas tranquilles. Ils épieront le moindre de vos gestes, vos désirs, briseront vos élans. Ils vous humilieront jusqu’au dernier. Je vous laisse tout entiers à votre folie d’un monde neuf. Mon espèce a toujours été supérieure à la vôtre. Elle l’a dominée, domestiquée, séduite, réduite à sa juste place de consommateurs et de victimes. La seule qui légitime vos vies. Et aujourd’hui, vous voulez faire tomber le roi. Soit, nous y sommes. Regardez-moi une dernière fois. Bannissez-moi de ce monde…

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