Une transition de phase

Par Michel Galiana-Mingot

Une nouvelle ère de l’humanité s’annonce avec le partage de certaines formes d’intelligence entre l’homme et les machines même si l’IA demeure encore très limitée.

Une profonde transformation de la société et même de l’humanité s’annonce avec des conséquences largement imprévisibles. Nous sommes déjà surpris par la performance des IA génératives du type de ChatGPT, alors que, d’ici deux ou trois ans, les recherches en cours déboucheront sur de nouvelles formes bien plus élaborées. Les modèles raisonnants pouvant résoudre un problème de mathématiques commencent à apparaître. Les agents pourront bientôt assurer une tâche en toute autonomie, comme celle de réserver des billets d’avion pour un voyage ou bien de gérer une comptabilité. Ils sont très attendus par les entreprises pour automatiser les tâches dans les services. D’ici quelques années, l’IA générale franchira un nouveau pas en se rapprochant bien plus des capacités humaines. Que nous soyons enthousiastes ou effrayés par cette révolution, ne nous faisons aucune illusion: elle se fera. L’Eldorado qu’elle promet attire massivement les capitaux aux États-Unis et en Chine, avec un quantum atteignant désormais 200 milliards de dollars par projet.
On rapproche l’apparition de l’IA de celle de l’écriture 3000 ans avant notre ère. En effet, après l’émergence du langage chez Homo sapiens, ce fut le premier événement majeur ayant permis à l’homme de matérialiser sa pensée. On évoque aussi l’invention de l’imprimerie, puis la mécanisation. Enfin, plus récemment, l’Internet a connecté plus de la moitié de la population du globe en quelques décennies. Toutes ces révolutions rappellent un phénomène bien connu des physiciens: la transition de phase. C’est ce que nous observons en voyant de l’eau bouillir dans une casserole. Au franchissement d’un seuil (100°C), l’eau se transforme radicalement et complètement. Voyons pourquoi l’apparition de l’IA s’annonce d’une façon tout à fait analogue.
En premier, nous parlons bien d’un changement radical comme celui entre l’eau et la vapeur. Pour ce qui est de l’IA, une nouvelle ère de l’humanité s’annonce avec le partage de certaines formes d’intelligence entre l’homme et les machines. Certes, l’IA reste aujourd’hui très limitée par rapport aux capacités humaines. Ainsi, l’un de ses créateurs la qualifie de «stochastic parrot». Cette expression illustre bien le fait que ChatGPT répète des mots sans avoir la moindre idée de leur signification: il n’est pas encore sémantique. L’application actuelle se limite à brasser en grand nombre des syllabes (des tokens), et à les corréler statistiquement au sein d’une immense base de données, moyennant une gigantesque puissance de calcul. Si les IA actuelles sont loin d’égaler le cerveau, elles lui sont déjà supérieures au moins sur un plan: leur capacité à embrasser une très grande partie du savoir humain. Les modèles actuels sont entraînés sur un millier de milliards de pages de l’Internet. Dire que l’IA est très inférieure à l’intelligence humaine est donc une idée déjà dépassée. Tout dépend de l’activité considérée et des formes d’intelligence. On sait d’ores et déjà que l’IA réalise les diagnostics du cancer du sein plus précisément que le radiologue. En revanche, ce dernier reste indispensable pour évaluer les cas complexes, pour communiquer avec le patient et avec d’autres spécialistes, ainsi que pour… entraîner l’IA! Cet exemple montre bien que nous sommes dès maintenant, entrés dans la symbiose homme-machine de Joël de Rosnay.
Outre une modification radicale du milieu, la transition de phase implique qu’elle se produise partout à la fois: observez l’eau bouillir et vous constaterez que les bulles apparaissent en tout endroit simultanément. De la même façon, l’IA pénétrera inévitablement tous les domaines de l’activité humaine pour la simple raison qu’elle suivra le cerveau humain, impliqué universellement. Nous allons donc voir l’IA s’inviter dans tous les secteurs. Trois d’entre eux connaissent déjà d’importantes évolutions. Le premier est celui du codage informatique, c’est-à-dire de l’écriture des programmes qui s’automatise et devient beaucoup plus productive. Le second est celui de la médecine en raison de l’immense diversité des cas à étudier. Le suivant concernera toutes les activités tertiaires et techniques. Cela s’étalera sur quelques années, le temps de s’équiper d’agents, ces acteurs d’IA autonomes en cours de développement. Il faudra aussi les entraîner sur des tâches précises: traiter un dossier d’assurance, répondre dans un centre client, etc. Les sociétés de conseil et d’informatique sont obnubilées par ce potentiel qui deviendra explosif.
La troisième caractéristique des transitions de phase est de se déclencher au passage d’un seuil: pour l’eau, la température de 100° C. Quel seuil a été franchi lorsque ChatGPT est apparu en 2020? C’est la conjonction de deux facteurs. Le premier est l’utilisation à grande échelle d’un nouveau type d’architecture logique: les réseaux neuronaux. Alors que l’informatique traditionnelle consiste à programmer une suite d’instructions conçue pour parvenir à un but (un calcul, une suite de tâches, une trajectoire, etc.), l’IA repose sur une conception radicalement nouvelle, inspirée du cerveau. Sur des semi-conducteurs, on reproduit par milliards, des sortes de neurones artificiels qui, comme ceux de notre encéphale, sont reliés entre eux et se déclenchent en fonction des informations qu’ils se transmettent. Un tel réseau est capable de reconnaissance de forme (texte, image, musique, etc.), ainsi que d’apprentissage. Le second facteur déclenchant a résidé dans l’immense capacité de calcul devenue disponible avec la technologie. Enfin, dernière caractéristique des transitions de phase: généralement, le changement est très rapide. La mécanisation a mis un siècle à transformer la société; l’Internet trente ans. Qu’en sera-t-il de l’IA?
Cette mutation fondamentale est porteuse de grands progrès. Ils justifient la ruée vers l’or qui vient de démarrer aux États-Unis et dont nous ne mesurons pas l’ampleur en Europe. En revanche, nous sommes conscients des multiples risques qu’elle implique: pertes massives d’emplois, apparition de nouvelles inégalités «intellectuelles» s’ajoutant à celles liées aux revenus, troubles mentaux chez ceux qui seront sujets à l’addiction au numérique (aggravée par l’IA), et chez ceux qui ne trouveront pas leur place dans un monde qu’ils ne comprennent plus. Nul doute que les États devront prélever et réinvestir une part substancielle des profits engendrés par l’IA, pour amoindrir les dégât sociaux et humains qu’elle occasionnera. Depuis toujours, la société évolue tel un funambule sur son fil, cramponné à son balancier. Pour reprendre l’expression de l’écrivain Jean-Paul Dubois: «Nous faisons tous partie d’une gigantesque symphonie qui, chaque matin, dans une étincelante cacophonie, improvise sa survie.»

Ancien élève de l’École polytechnique, Michel Galiana-Mingot a dirigé Sony en France. Parallèlement, il écrit des ouvrages de vulgarisation scientifique comme L’Univers millefeuille (éd. EDP Sciences).



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