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20 000 lieues sur les mers

Propos recueillis par Paul Dozier

Jean-Louis Étienne entame un nouveau tour du monde sur un navire ultraconnecté afin d’attirer l’attention sur la nécessaire
protection des océans.
À 78 ans, Jean-Louis Étienne a toujours un enthousiasme juvénile. Premier homme à avoir atteint seul le pôle Nord, en 1986, après avoir tiré son traîneau pendant soixante-trois jours, à une époque où le téléphone par satellite et le GPS n’existaient, et co-leader de la plus longue traversée de l’Antarctique en traîneau à chiens (6 300 kilomètres) en 1989-1990, ce médecin de formation – aussi détenteur d’un CAP de tourneur-fraiseur – devenu explorateur a multiplié les expéditions depuis, avec toujours le même mot d’ordre : attirer l’attention sur la préservation de la planète. Il vient de repartir pour un périple de plusieurs mois qui doit lui permettre de faire le tour de l’océan austral, en Antarctique. À bord du Persévérance – un navire océanographique de 42 mètres de long, ultraconnecté mais consommant très peu d’énergie (une tonne de fioul par jour contre 25 à 28 pour les autres vaisseaux de même taille) – et avec un équipage de spécialistes, il compte rallier la côte ouest du Groenland, contourner le nord de l’Amérique par le passage du nord-ouest, puis descendre jusqu’à Clipperton, minuscule atoll français situé dans le Pacifique nord, avant d’atteindre la Nouvelle-Zélande pour rallier l’Antarctique, d’abord la mer de Ross puis la station Dumont d’Urville, base scientifique française située sur l’île des Pétrels, en terre Adélie. « Nous ferons de l’acquisition de données tout le long du périple », explique Jean-Louis Étienne. Son objectif de protection des océans passe par la création d’aires marines protégées (AMP), qui constituent des laboratoires naturels essentiels pour étudier l’impact des activités humaines sur les océans et pour tester des solutions de conservation. Il compte fournir des données à ceux, en particulier le gouvernement chinois, qui affirment pour justifier leur inaction : « On manque de mesures. »

Cette expédition en Antarctique se fera en deux étapes. D’abord avec le Persévérance. « À lui seul, cet océan austral absorbe la moitié du gaz carbonique mondial absorbé par les océans parce que ses eaux sont froides. Le CO2 se dissout beaucoup plus dans les eaux froides que dans les eaux tempérées. On va mesurer cette performance, les échanges entre l’atmosphère et l’océan. Ensuite, on va faire des prélèvements d’air et d’eau, regarder ce que l’on trouve comme eau chlorée, pesticides, métaux lourds. Ce n’est pas apporté uniquement par l’océan. C’est transporté aussi par l’atmosphère. On trouve des microplastiques, que l’on ne voit pas à l’œil nu. Dans le passé, j’ai réalisé une dérive pendant quatre mois sur l’océan Arctique. J’avais des filtres à pollen installés à deux mètres de hauteur et qui sont traversés par le vent. Toutes les semaines, j’envoyais les filtres à des palynologues spécialisés dans l’étude des courants aériens par le biais du pollen. Il y avait des poussières qui venaient du Canada, du nord de l’Europe. Tout cela pour souligner que tout n’est pas transporté par l’eau. Ça arrive dans l’océan par le courant atmosphérique », précise Jean-Louis Étienne.

En 2028, il compte mettre à l’eau le Polar Pod, un navire vertical de 100 mètres de haut, dont 75 mètres de tirant d’eau et 150 tonnes de lest. Silencieux, non polluant (alimenté par six éoliennes), il récoltera des mesures d’échanges atmosphère-­océan d’une grande précision, grâce notamment à des hydrophones permettant de réaliser un inventaire de la faune par acoustique. Il s’agit d’une station océanographique internationale coordonnée par le CNRS en partenariat avec le CNES et l’Ifremer. Ce programme de recherches bénéficiant de l’engagement de chercheurs de 43 institutions et d’universités de 12 pays rendra ses données accessibles à l’ensemble de la communauté scientifique internationale. « On sait, dit l’explorateur, que les espèces viennent se reproduire en Antarctique en été mais on ne sait pas où elles repartent. C’est notre contribution. Nous validerons aussi des mesures satellitaires sur la hauteur des vagues, sur la couleur des océans… C’est un produit unique pour étudier la richesse de l’océan. Aucun autre vaisseau ne peut réaliser ce que nous faisons et il y a une attente. » Avant même l’épopée de Polar Pod, Jean-Louis Étienne a parcouru des écoles pour expliquer sa démarche. Pédagogue et paraphrasant Jean Jaurès, il dit vouloir « aller à l’idéal en comprenant le réel ». Il explique à Bastille Magazine les enjeux de sa bataille pour protéger la mer, qui couvre 70 % de la surface de la planète.

 

Quelle est votre analyse de la situation des océans aujourd’hui ? Quels sont les dangers que vous identifiez ?

Il y a trois impacts. Le premier est la pollution chimique non visible. On a toujours considéré l’océan comme une immense bassine où on pouvait envoyer tous nos déchets. Cela se passait aussi pour les rivières. C’est toujours le cas dans beaucoup de pays. L’océan est un grand déversoir. Il est évident qu’aujourd’hui les espèces commencent à souffrir des excès. Prenons le mercure. C’est effrayant. Les analyses réalisées sur les phoques même au Groenland font apparaître des taux élevés. On ne le voit pas quand on regarde l’eau, qu’on trouve très claire et très pure. La pollution chimique, ce sont les métaux lourds, le chlore, les pesticides. C’est aussi le plastique. Si on arrive à ramasser les morceaux de plastique qui échouent sur les plages, une grande partie est pulvérisée par l’érosion des vagues, les UV, etc. Cela donne ce que l’on appelle les microplastiques et ceux-ci entrent dans le réseau alimentaire et on finit par les retrouver dans les poissons. Cela commence à affecter la nourriture humaine. Au Groenland, les mères qui allaitent leurs enfants ne mangent plus de produits locaux, ni les phoques ni les poissons parce qu’ils sont riches en mercure. Cette pollution chimique ne se voit pas non plus et s’infiltre sournoisement.

Le deuxième impact est la surpêche. Il faut savoir que chaque pays contrôle une zone côtière de 12 milles nautiques (environ 22 km) et dispose de jusqu’à 200 milles nautiques (370 km) de zone économique exclusive qu’il peut exploiter et contrôler. Au-delà, c’est-à-dire l’immensité de l’océan, il n’y a aucune régulation. Et là, il y a la surpêche, le déballastage de toutes sortes de saloperie. Pour pêcher dans ces régions, beaucoup de bateaux déconnectent leur système AIS (Automatic Identification System) afin de ne pas être repérés. Ils attrapent tout dans d’immenses filets, conservent ce qui vendable et le reste est transformé en farine de poissons pour la pisciculture. Il faudrait essayer d’arrêter ces bateaux là où ils accostent et où ils vendent leurs marchandises. L’océan nourrit la moitié de l’humanité, par le poisson et par l’économie que cela représente.

Le troisième impact est le climat. L’océan absorbe 93 % de l’excès de chaleur et 30 % du gaz carbonique. C’est un grand régulateur du climat. Nous savons que tous les corps qu’on chauffe se dilatent. Il y a donc une dilatation de l’eau de surface qui explique en partie l’augmentation du niveau de la mer, qui monte en moyenne de 3,5 millimètres par an. La fonte des calottes polaires et des glaciers contribue aussi à cette évolution. L’augmentation de la température de l’eau a des conséquences sur l’oxygénation, ce qui signifie qu’il y a moins d’oxygène disponible à la surface de l’eau pour les poissons.

Existe-t-il une volonté internationale de protéger la haute mer alors que la compétition est féroce entre les différentes puissances ?

Il faut une gestion de la haute mer, c’est-à-dire au-delà des 200 milles nautiques. Aujourd’hui, il n’y a aucune règlementation et chacun peut faire ce qu’il veut. La Chine considère l’océan comme une activité économique. Un exemple : il y a quelques années, quand j’étais dans un pays d’Afrique, il y avait un navire transformé en congélateur géant au large, dans les eaux internationales, au-delà des 200 milles nautiques, qui contractait avec les pêcheurs côtiers qui lui apportaient du poisson, ce qui était plus rentable pour eux que de vendre dans leur pays. Conséquence : la population locale devait consommer du poisson congelé importé du Brésil. C’est une réalité. Il y a eu un vote à l’assemblée des Nations Unies à New York pour la réglementation de la haute mer. Pour ce que soit validé, il faudrait que ce soit ratifié par 60 pays. À partir du moment où il aura une réglementation, les pays vont se mobiliser. Il y a des moyens techniques aujourd’hui qui permettent de suivre les bateaux qui déconnectent l’AIS dans les eaux internationales. Il faut arrêter cette pêche illicite.

 

 

Quelles sont, selon vous, les mesures immédiates à prendre pour commencer à protéger réellement les océans ?

Là où nous pouvons avoir une action rapide, c’est de ne plus envoyer en mer tous nos déchets. Il y a régulièrement des filtrations de l’eau de la Seine et c’est inimaginable tout ce que l’on trouve comme matières plastiques alors même que l’on traite les eaux usées en Europe. Dans de nombreux pays, en Afrique et en Asie notamment, ce n’est pas le cas. La mer, et en amont les rivières, sont des déversoirs. C’est la première mesure et chacun peut y contribuer. La deuxième est une régulation rapide de la surpêche, qui met en cause toute une chaîne. Par exemple, on a constaté à Clipperton que les oiseaux devaient aller de plus en loin pour chercher de la nourriture à cause de l’activité des grands navires de pêche qui ratissent les fonds marins. De ce fait, les oisillons n’ont plus à manger et meurent.

La troisième mesure concerne le climat mais il y a une inertie énorme. L’augmentation du niveau de la mer entraîne une érosion des côtes. C’est une évidence, même en France. Ensuite, comme l’océan est plus chaud, il y a davantage d’évaporation. La vapeur d’eau est le gaz à effet de serre le plus puissant, bien plus puissant que le gaz carbonique ou le méthane. Les précipitations abondantes que l’on constate depuis quelques années, qui sont soudaines, viennent d’une évaporation de plus en plus importante de l’océan. Ce sont des phénomènes que l’on connaît. En France, il y a les épisodes cévenols, avec des pluies importantes dans la région provençale, parce qu’à la fin de l’été, la Méditerranée est plus chaude, elle s’évapore davantage, les vents de sud-est poussent l’humidité vers les Cévennes, cette humidité va monter en altitude et se refroidir, ce qui donne de l’eau. Aujourd’hui, les épisodes sont beaucoup plus intenses et provoquent des inondations importantes. Dans les Caraïbes, à la fin de l’été, les alizés provoquent des tempêtes tropicales. On considère que quand on a 50 mètres d’eau à 25° C sur l’arc caribéen, on a tout pour un cyclone. Les météorologues indiquent qu’il n’y a pas une augmentation de la fréquence de ces phénomènes mais l’intensité change. Les tempêtes tropicales deviennent des cyclones. Il faut prendre conscience de ces effets.

Photos : © 7C / Spartacus productions - © Francis Latreille...

Jean-Louis Étienne entame un nouveau tour du monde sur un navire ultraconnecté afin d’attirer l’attention sur la nécessaire protection des océans. À 78 ans, Jean-Louis Étienne a toujours un enthousiasme juvénile. Premier homme à avoir atteint seul le pôle Nord, en 1986, après avoir tiré son traîneau pendant soixante-trois jours, à une époque où le téléphone par satellite et le GPS n’existaient, et co-leader de la plus longue traversée de l’Antarctique en traîneau à chiens (6 300 kilomètres) en 1989-1990, ce médecin de formation – aussi détenteur d’un CAP de tourneur-fraiseur – devenu explorateur a multiplié les expéditions depuis, avec toujours le même mot d’ordre : attirer l’attention sur la préservation de la planète. Il vient de repartir pour un périple de plusieurs mois qui doit lui permettre de faire le tour de l’océan austral, en Antarctique. À bord du Persévérance – un navire océanographique de 42 mètres de long, ultraconnecté mais consommant très peu d’énergie (une tonne de fioul par jour contre 25 à 28 pour les autres vaisseaux de même taille) – et avec un équipage de spécialistes, il compte rallier la côte ouest du Groenland, contourner le nord de l’Amérique par le passage du nord-ouest, puis descendre jusqu’à Clipperton, minuscule atoll français situé dans le Pacifique nord, avant d’atteindre la Nouvelle-Zélande pour rallier l’Antarctique, d’abord la mer de Ross puis la station Dumont d’Urville, base scientifique française située sur l’île des Pétrels, en terre Adélie. « Nous ferons de l’acquisition de données tout le long du périple », explique Jean-Louis Étienne.…

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