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Par Hicheme Lehmici
Loin d’être un phénomène récent, l’injonction à se fondre trouve ses origines de l’autre côté des Pyrénées, avec la Reconquista.
Voile, normes halal, prénoms, signes religieux, « séparatisme » : en Europe, et particulièrement en France, les débats sur l’identité nationale soulèvent souvent la question de l’assimilation. Ce mot, brandi comme solution miracle à l’angoisse du vivre-ensemble, cache une exigence : devenir semblable pour être accepté. Mais que signifie vraiment cette injonction à se fondre ? Et surtout, d’où vient-elle ?
Derrière les discours actuels se profile une longue histoire de domination culturelle : l’assimilation a souvent rimé avec effacement, suspicion, et aliénation. Les politiques d’assimilation, héritage de l’époque coloniale, ont souvent été perçues comme un moyen d’unifier une nation sous une seule bannière culturelle. Cependant, cette approche est mise à l’épreuve alors que la société se confronte à la diversité croissante de sa population. Ces politiques soulèvent des questions cruciales sur l’intégration et le respect des droits fondamentaux, mettant en lumière les tensions entre l’unité nationale et la diversité culturelle.
S’il fallait chercher un moment fondateur originel aux politiques modernes d’assimilation, c’est certainement dans l’expérience historique de la Reconquista espagnole. Ainsi, au sortir de l’Espagne médiévale, un vaste projet d’épuration culturelle et sociale prenait forme et façonnait une nouvelle identité d’un État ibérique en gestation. Alors que les principautés musulmanes d’Al-Andalus ont garanti durant des siècles une pluralité confessionnelle, linguistique et culturelle, l’Espagne chrétienne ne s’est pas résumée à la conquête des terres mais s’est attachée surtout à mener une politique systématique et violente d’unification culturelle et linguistique de ses habitants.
Cette entreprise s’est notamment caractérisée par une démarche de conversions forcées des populations juives et musulmanes au catholicisme. Ces derniers, appelés « conversos » dès la fin du xive siècle continuaient néanmoins de faire l’objet d’un regard suspicieux quant à la sincérité de leur engagement. Ils ne devenaient de « vrais » chrétiens qu’après plusieurs générations et continuaient de porter en eux ce qui était nommé la « macula » telle que l’a décrite l’historienne Estrella Ruiz-Gálvez Priego. La macula étant présentée comme une sorte d’impureté ou de « tache laissée par leur infidélité d’origine, une trace, une impureté que le sang transmet, et qui rend le sujet indigne de certains honneurs pendant un certain temps. » Héritée, cette marque d’extranéité ontologique demandera près de trois générations de preuves et de comportement sans failles « pour que le passage du converso au converti soit une réalité ».
Et c’est-là justement qu’entre en jeu le principe de l’assimilation en tant que sas de transformation des individus et des groupes dans une approche totalitaire avant l’heure et qui touche tous les aspects de la vie quotidienne. Ainsi, les nouveaux conversos issus de l’islam et du judaïsme furent non seulement forcés de choisir entre la foi catholique ou l’exil et parfois la mort comme seule issue, mais il s’avérait que leurs origines « mauresques » et leur culture arabe n’annulaient pas la suspicion à leur égard.
Selon l’historienne María Elvira Roca Barea, la discrimination à motivation raciale s’enracinait à large échelle pour la première fois en Europe à travers l’expérience espagnole de la fin du Moyen Âge, où ces Espagnols convertis étaient accusés d’une certaine façon d’avoir du « sang sale » en raison de leur ascendance juive et maure. Cette stigmatisation a été institutionnalisée par le roi Ferdinand II et la reine Isabelle, qui ont propagé l’idée de pureté du sang (limpieza di sangre) pour légitimer la discrimination contre les Espagnols d’origine musulmane, y compris ceux qui s’étaient convertis au catholicisme. L’ironie de l’histoire voulant que les Mauresques, pourtant descendants des Ibères et Vandales unis par mariage à des arabo-berbères, se sont trouvés dénigrés dans leur légitimité par de nouveaux conquérants chrétiens dont les troupes étaient souvent issues de tout le reste de l’Europe chrétienne…
De fait, les nouveaux convertis n’étaient pas considérés comme naturellement et directement assimilables aux autres chrétiens. L’Inquisition, établie par les Rois catholiques imposait en effet des épreuves sévères aux nouveaux convertis. Ces tests incluaient des actes provocateurs tels que manger du porc et boire de l’alcool en public et même prononcer des blasphèmes contre le prophète Mahomet. Il s’agissait-là d’une forme d’assimilation brutale, concomitante aux purges subies par les populations restées musulmanes qui aboutiront à leur expulsion définitive sous le règne de Philippe III, en 1609.
C’est dans ce même esprit que, durant la colonisation des Amériques, l’Espagne a mis en œuvre une politique d’assimilation forcée à l’encontre des peuples indigènes, visant à les intégrer et les convertir de force au catholicisme. Les missionnaires espagnols, souvent accompagnés de conquérants, établissaient des centres où l’enseignement de la langue espagnole et des doctrines chrétiennes était imposé. Cette stratégie, bien que prétendument destinée à protéger et éduquer, impliquait la suppression des cultures, langues et religions indigènes, effaçant ainsi des aspects essentiels de l’identité des populations locales. C’est ce qui explique pourquoi, dans de nombreux pays d’Amérique centrale et du Sud, les populations parlent exclusivement espagnol même lorsque la population locale est très majoritairement amérindienne. Le processus d’acculturation par la religion et son vecteur linguistique ayant en effet été légitimé par le Vatican. Ainsi, « L’évangélisation des Indiens justifie la conquête et légitime la présence espagnole. Une évangélisation mal accomplie reviendrait à saper le fondement même de la présence espagnole en Amérique. »
Dès lors, l’acculturation et les politiques d’assimilation ont accompagné très tôt la conquête territoriale, souvent avant même son achèvement. Ainsi, en 1521, le pape Léon X émet la bulle Alias felicis, autorisant les franciscains à entreprendre des missions en Amérique. La bulle Exponi nobis fecisti du 9 mai 1522 structure plus formellement ces missions. Les frères mineurs franciscains, membres de l’ordre des réguliers, deviennent ainsi les pionniers de cette évangélisation. Ils seront rapidement rejoints par des dominicains, des augustins puis des jésuites.
C’est ce modèle « assimilationniste » espagnol qui va préfigurer les autres modèles coloniaux européens d’acculturation, notamment celui de la colonisation française. Un modèle dont les mécanismes se distinguaient néanmoins dans le fait que, a contrario du concept de macula et de pureté du sang de l’expérience espagnole, l’assimilation des peuples colonisés était plutôt pensée sur un segment beaucoup plus culturel, comme l’idée généreuse que les idéaux et valeurs françaises de la République issues de la Révolution de 1789 étaient par nature ouverts à toutes les origines. Ce qui permettait, à terme, à faire de tous les colonisés de bons citoyens français.
Ainsi, l’Europe aime raconter qu’elle a civilisé le monde. Elle oublie qu’elle a souvent commencé par exiger qu’on se renie pour être admis. L’assimilation, qu’elle soit espagnole ou française, a toujours imposé un prix : taire ses origines pour mériter l’égalité. Alors, un synœcisme civilisationnel est-il encore possible en Europe ? Oui, mais à condition de rompre avec cette obsession de l’uniformité. Et de comprendre, enfin, que l’on ne bâtit pas une civilisation sur l’effacement, mais sur la reconnaissance des héritages qui la composent… de tous les héritages.
Hicheme Lehmici est analyste en géopolitique, Secrétaire du Geneva International Peace Research Institute....
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