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Braudel et les temps de la Méditerranée

Par Guillaume Calafat

Les conceptions braudéliennes de l’espace et du temps ont ouvert la voie aux réflexions historiographiques sur l’emboîtement des durées et des échelles.
S’il y a bien un ouvrage qu’il est difficile d’arrimer fermement à une date de parution, c’est la Méditerranée de Fernand Braudel : « J’ai recommencé la Méditerranée je ne sais combien de fois », expliquait-il en 1977. Enseignant au lycée d’Alger dans les années 1920 et 1930, Braudel collecte des documents aux archives de Madrid et de Simancas, mais aussi en France, dans les abondants dépôts d’archives italiens, ou encore à Dubrovnik (Raguse). Dans l’Algérie coloniale, il découvre les paysages méditerranéens envisagés comme autant d’indices et de témoignages des permanences et des temps longs de la Mer Intérieure. Braudel retrouve la Méditerranée au Brésil, où il séjourne de 1935 à 1937 et où il prend la mesure du poids de la civilisation féodale sur le continent américain. C’est là qu’il conçoit ce qui constitue sans doute la thèse décisive de la Méditerranée, à savoir l’importance économique et politique maintenue de la Mer Intérieure au xvie siècle, malgré les désenclavements commerciaux produits par l’expansion ibérique.

Dans les camps d’officiers de Mayence et de Lübeck où il demeure prisonnier de 1940 à 1945, Braudel compose l’architecture définitive de sa thèse. L’historien écrit vite et beaucoup, soigne son style orné de métaphores et de phrases ciselées. Sans ses notes de recherche, il puise à sa mémoire et envoie plusieurs versions insatisfaites de ses cahiers à Lucien Febvre. Le prisonnier écrit d’abord la troisième et dernière partie du livre – la partie « événementielle » – avant de décider d’élargir considérablement la chronologie de son sujet et d’élaborer ses deux premières parties, irriguées notamment par les ouvrages des géographes allemands dont on lui concède la lecture dans l’Oflag de Mayence. La forme finale de la Méditerranée, articulée en trois durées et en « plans étagés », est trouvée : la première partie, « la part du milieu », est celle de la longue durée, cette histoire « quasi immobile (…) presque hors du temps » où il est question de l’environnement et du climat méditerranéens, des structures et des stabilités géomorphologiques, avec ses montagnes, ses plaines, mais aussi de cette Méditerranée élargie et reliée au Sahara, à l’Europe du nord, à la Russie ou encore à l’océan Atlantique.

La deuxième partie, « destins collectifs et mouvements d’ensemble », est celle de la conjoncture du xvie siècle et des oscillations économiques, une histoire « lentement rythmée », « sociale ». Elle décrit non seulement les cycles de prix et les circulations commerciales, mais aussi la formation des empires turc et espagnol au détriment des villes, la stratification des sociétés méditerranéennes, l’hétérogénéité et les porosités culturelles des « civilisations » ou encore les différentes formes de la guerre, les fronts et les frontières, les batailles d’escadre et l’économie de la guerre de course. Puis vient la troisième partie, « les événements, la politique et les hommes », que Braudel qualifie lui-même de « traditionnelle » et qui présente le mouvement rapide des affrontements et des batailles hispano-ottomanes, Lépante (1571) et les trêves diplomatiques jusqu’aux célèbres pages sur la mort de Philippe II. Cette histoire à hauteur d’homme, certes « riche en humanité » voire « passionnante », n’a d’intérêt et de valeur pour l’historien que si elle est redimensionnée à sa juste place, c’est-à-dire éclairée dans ses heurts et ses soubresauts par l’exposition préalable des structures du temps long.

Pour saisir l’histoire de ce personnage « hors série » qu’est la Méditerranée, Braudel s’est ouvertement inscrit dans le sillage tracé par l’histoire sociale et économique des Annales. L’œuvre n’était pas ambitieuse que par son ampleur de vue et son foisonnement d’exemples et de descriptions. Elle se voulait plus largement un manifeste pour une nouvelle manière d’écrire et de faire de l’histoire au sortir de la guerre, appuyée institutionnellement sur la fondation, en 1947, de la VIe section de l’École pratique des hautes études. Lorsque paraît, en 1949, la première édition de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, le livre dialogue certes avec l’histoire et la sociologie économiques (en particulier les travaux de Werner Sombart, Max Weber ou Earl J. Hamilton) mais il comporte peu de chiffres et de mesures. Il n’a nullement la forme d’un essai théorique, si bien qu’on peine parfois à repérer une unité problématique dans la mosaïque des descriptions. Les lecteurs de Braudel retiennent toutefois sa conception feuilletée des temps historiques et sociaux : longue durée, conjoncture, événement ou, comme il l’écrivait lui-même dans sa préface, « temps géographique », « temps social », « temps individuel ». Ce n’est que plus tard que, sans jamais démentir son goût revendiqué pour l’enquête, l’observation et l’empirie, l’historien affirme et radicalise ses positions historiographiques dans son fameux article des Annales sur la « longue durée » (1958). Face à l’offensive structuraliste, il y invite l’ensemble des sciences sociales à intégrer les effets du temps long, de l’espace et de l’environnement dans l’analyse et la compréhension des faits sociaux – ce qui conduit, en d’autres termes, à donner à l’histoire une place prépondérante dans la recherche collective et l’unité des « sciences de l’homme ».

La Méditerranée de 1949 n’est cependant pas achevée. Parallèlement à la conception de ce qui allait devenir Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1967-1979), Braudel a conscience de n’avoir saisi qu’une partie seulement du monde méditerranéen, et il y revient pour préparer une influente deuxième édition parue en 1966. Désormais, Braudel n’écrit plus dans la solitude des camps allemands. Fort de sa position aux Annales, à la VIe section et au Collège de France, il est entouré de ce que l’historien américain John Hexter a appelé ironiquement le « monde braudélien », à savoir tout un réseau d’étudiants, de correspondants, de collaborateurs et d’assistants qui participent aux ouvrages des collections du Centre de recherches historiques, « Affaires et gens d’affaires » et « Ports, routes, trafics ». Tous ces travaux nourrissent et complètent la Méditerranée de nouvelles données sur les Italies du xvie siècle, les mondes ottomans ou l’Atlantique. Dans la préface à la troisième édition de 1976, Braudel déplore cependant que le dépouillement des riches archives turques n’aille pas plus vite : il a nettement conscience que le renouveau des études méditerranéennes passe par une meilleure connaissance de l’histoire ottomane, qu’une mer de documents est encore à découvrir et analyser, à Istanbul et ailleurs. L’édifice est désormais étayé par un surcroît de notes de bas de page, de données, de cartes et de tableaux, en même temps que Braudel n’hésite pas à rebaptiser, couper et réorganiser des chapitres entiers de son travail. La deuxième édition donne ainsi l’armature à la traduction anglaise de 1972 qui consacre la Méditerranée comme une œuvre majeure dans l’historiographie anglophone, puis dans le monde entier.

On continue aujourd’hui de lire et de commenter la Méditerranée. Les conceptions braudéliennes de l’espace et du temps ont ouvert la voie aux réflexions historiographiques sur l’emboîtement des durées et des échelles et sur les formes de l’expérience, de la comparaison et de la généralisation. De la même façon, on ne peut négliger Braudel – et les pages que lui ont consacrées Paul Ricœur ou Jacques Rancière – lorsqu’on s’intéresse à l’événement et à la mise en intrigue du récit historique. Ses passages sur la bataille de Lépante contiennent, par exemple, des propositions contrefactuelles qui démontrent que Braudel était aussi un historien de l’incertitude, des possibles non-advenus et de la discontinuité des processus historiques. La géohistoire braudélienne a, par ailleurs, été appliquée à d’autres « Méditerranées » du monde, par exemple en Asie du Sud-Est, dans l’océan Indien, aux Caraïbes ou en mer Baltique. Les historiens du « global » se revendiquent eux aussi volontiers de Braudel – non seulement de Civilisation matérielle, mais aussi de la Méditerranée – même s’il y a là parfois quelque malentendu car, pour Braudel, le « global » renvoyait moins à une échelle embrassant la totalité du monde qu’à la manière de « dépasser systématiquement les limites » d’un problème historique.

Certes la Méditerranée a vieilli par endroits : les passages datés sur le retard ou les déclins des « civilisations islamiques » traduisent sans doute les effets d’un contexte d’écriture – colonial puis développementialiste – qui conduisit l’historien à négliger la simultanéité et la réciprocité des échanges, des circulations et des emprunts entre islam et chrétienté à l’époque moderne. L’ouvrage a également été critiqué pour son déterminisme écologique, de même que pour son postulat d’unité et sa vision romantique, voire eurocentrique de la Méditerranée. Sans doute l’insistance de Braudel sur la localisation des faits sociaux et la prise en compte « globale » du milieu par les historiens (et tous les praticiens des sciences sociales) était-elle à ce prix. L’historien fondait en réalité moins l’unité de la Mer Intérieure sur le postulat d’une homogénéité climatique et physique que sur la diversité, la complémentarité et la connexion des ressources reliées par les échanges à courte, moyenne et longue distances.

Plusieurs chapitres de la Méditerranée soulignent, à ce titre, les imbrications instables de « complexes de mer » distincts, et Braudel de présenter des Méditerranées différentes (mais jamais étanches les unes aux autres) selon qu’on les observe et les décrit depuis Séville, Alexandrie, Venise ou Alger. Après la Méditerranée, le champ des « études méditerranéennes » n’a cessé de développer et de préciser, dans différentes directions, les chantiers que Braudel a défrichés avec une intuition et une érudition éblouissantes, que l’on songe à des domaines aussi variés que l’histoire de l’environnement, des flux monétaires, des circuits financiers et des routes commerciales, des réseaux et des comportements marchands, des migrations et des brassages culturels, des connexions de la Méditerranée aux autres régions du monde, de « l’intrusion nordique » et de l’histoire maritime, de la guerre de course et du commerce des captifs…

Ce n’est que récemment que des ouvrages ont osé embrasser la profondeur de vue synoptique de la longue durée braudélienne en Méditerranée. Parmi ceux qui nouent un dialogue étroit avec l’approche écologique de Braudel, The Corrupting Sea (2000) de Peregrine Horden et Nicholas Purcell intègre l’Antiquité et le Moyen Âge et reformule (tout en cherchant à s’en distinguer) l’idée braudélienne d’une unité méditerranéenne fondée sur la fragmentation et les discontinuités de « micro-régions ». En remontant jusqu’au paléolithique dans The Making of the Middle Sea (2013), Cyprian Broodbank propose quant à lui une histoire profonde (deep history) qui reconstruit le caractère très ancien des connexions et des circulations de la Mer Intérieure. Braudel en avait l’intime conviction – et ce dès les années 1950 : pour se plonger dans ce qu’il appelait la « vraie longue durée », il s’agit de travailler non seulement avec les géographes et les anthropologues, mais aussi avec les préhistoriens. « Ne dites pas que la Préhistoire n’est pas l’Histoire », affirmait-il dans ses derniers écrits. La Méditerranée de Braudel n’a ainsi pas fini d’élargir ses horizons.

Guillaume Calafat est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre Junior de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent sur la régulation du commerce et de la navigation en Méditerranée à l’époque moderne. Depuis 2024, il dirige la revue Les Annales.

Colloque Les Mondes de Fernand Braudel, les 27 et 28 novembre, à la Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris 6e....

Les conceptions braudéliennes de l’espace et du temps ont ouvert la voie aux réflexions historiographiques sur l’emboîtement des durées et des échelles. S’il y a bien un ouvrage qu’il est difficile d’arrimer fermement à une date de parution, c’est la Méditerranée de Fernand Braudel : « J’ai recommencé la Méditerranée je ne sais combien de fois », expliquait-il en 1977. Enseignant au lycée d’Alger dans les années 1920 et 1930, Braudel collecte des documents aux archives de Madrid et de Simancas, mais aussi en France, dans les abondants dépôts d’archives italiens, ou encore à Dubrovnik (Raguse). Dans l’Algérie coloniale, il découvre les paysages méditerranéens envisagés comme autant d’indices et de témoignages des permanences et des temps longs de la Mer Intérieure. Braudel retrouve la Méditerranée au Brésil, où il séjourne de 1935 à 1937 et où il prend la mesure du poids de la civilisation féodale sur le continent américain. C’est là qu’il conçoit ce qui constitue sans doute la thèse décisive de la Méditerranée, à savoir l’importance économique et politique maintenue de la Mer Intérieure au xvie siècle, malgré les désenclavements commerciaux produits par l’expansion ibérique. Dans les camps d’officiers de Mayence et de Lübeck où il demeure prisonnier de 1940 à 1945, Braudel compose l’architecture définitive de sa thèse. L’historien écrit vite et beaucoup, soigne son style orné de métaphores et de phrases ciselées. Sans ses notes de recherche, il puise à sa mémoire et envoie plusieurs versions insatisfaites de ses cahiers à Lucien Febvre. Le prisonnier écrit d’abord la troisième…

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