Le plus vieux vin du monde

Par Paul Saint Bris - Illustration Pierre-Louis Bouvier

Le zodiac traçait à la surface de l’eau deux grandes ailes d’écume qui venaient mourir dans les reflets irisés de la Méditerranée. Sur nos peaux, le soleil rasant projetait ses reflets violacés. L’homme qui pilotait l’embarcation avait l’air insondable et l’allure archétypale du vieux loup de mer; frusques informes sur silhouette musclée, peau burinée et pilosité drue. Il était difficile d’accrocher son regard, nous étions comme transparents à ses yeux. Il nous avait trouvés sur le port et nous avait menés de manière quasi clandestine à son bateau, un hors-bord pneumatique lourdement motorisé. Il usait de peu de mots, et s’était à peine donné le mal d’expliquer le document de décharge, quelques feuilles déjà froissées et maculées de graisse, qu’il nous avait fait signer sur le capot du moteur.

Je dévisageais les autres qui, comme moi, assis et précaires sur les boudins, s’agrippaient à la cordelette qui courait le long du bateau. Devant moi se tenait un homme court et rond à l’expression perpétuellement renfrognée et aux manières rustres que sa mise coquette ne parvenait pas à faire oublier. La notoriété d’André Fontini dépassait largement le milieu du vin dont il était une sommité. Il faisait partie de cette génération qui avait fait de son caractère volcanique une arme de communication massive; les émissions de M6 raffolaient de ses colères et de ses jugements à l’emporte-pièce. Son tempérament tempétueux associé à un positionnement terroir revendiqué, dans la lignée des Etchebest et autre Coffe, en faisait un type aussi populaire que craint. Cela avait parfois mis à mal ses affaires qu’il quittait régulièrement avec fracas et communiqués de presse cinglants.
À sa droite se tenait une femme vêtue de vêtements sombres et japonisants. Je reconnus son visage parsemé de taches de rousseur et ses grands yeux verts d’eau: il avait fait la couverture de M, le magazine du Monde. Tessa Maax était au vin ce que Phœbe Philo était à la mode, une moniale érudite, une pythie exigeante à la réputation d’avant-garde. En quelques années, elle avait fait d’un modeste blanc d’Anjou un hit noté 97/100 chez Parker que tous les étoilés s’arrachaient. Tout indiquait qu’elle n’en resterait pas là.
Assis à mes côtés, un jeune homme en sweat jaune et bob rose signé Jaquemus, au visage juvénile, mais à la silhouette costaude, certainement adepte de musique urbaine et de salles de sport. Je ne l’avais jamais vu auparavant et il détonait un peu dans notre assemblée.

Le bateau fusait vers le cap Ferrat et s’arrêta à quelques centaines de mètres de la côte, près d’une petite bouée pâle qui apparaissait par intermittence juste sous la surface de l’eau. Le pêcheur ouvrit un coffre à ses pieds et en tira une combinaison de plongée qu’il revêtit sous nos yeux, puis enfila sur son dos une lourde bouteille d’oxygène. Il s’assit sur le boudin du zodiac avant de se laisser tomber en arrière en se pinçant le nez; le geste vu enfant dans les émissions du commandant Cousteau avait toujours pour moi quelque chose de fascinant. Il disparut dans un bouillon de bulles tandis que le soleil baissait à l’horizon.
Un calme profond envahit l’atmosphère, et j’en savourais les effets. Nous demeurions silencieux, bercés par le clapotis de l’eau, dans le léger inconfort propre aux compagnies nouvelles.

«Comment avez-vous trouvé l’annonce?» demanda le jeune homme à côté de moi.
Personne n’avait réellement envie de rompre le silence et après l’avoir prolongé à la limite du malaise, je lui répondis par politesse:
«Dans la revue Dionysos. Je suis œnologue.
—Dans la Gazette interprofessionnelle des chefs de cave bordelais pour ma part, fit André Fontini d’un ton bourru.
—Et moi, dans Arts & Wine. Je crois que nous sommes entre collègues, constata Tessa Maax.»
Le jeune homme semblait attendre avec impatience qu’on lui retournât la question.
«Et vous?
—Moi c’est une publication sponsorisée sur Instagram: Amateur de vin, vivez une expérience inédite et buvez le plus vieux vin du monde. Difficile de résister.»
Alors qu’on le regardait avec circonspection, il continua.
«Comme vous, je suis œnologue. Je partage ma passion du vin sur les réseaux. Quentin Barro, mais mon compte c’est @BarriqueTV. J’ai une grosse communauté. D’ailleurs, ça ne vous ennuie pas si je filme un peu?»
Un peu déçu par notre manque d’enthousiasme, il sortit quand même son portable avant de retourner la caméra et de s’adresser à ses abonnés:
«Les amis, vous ne devinerez jamais où je suis. Je m’apprête à vivre une dinguerie!»

Le temps s’étirait et nous nous inquiétions de notre plongeur. Le soleil s’était couché derrière l’horizon. L’influenceur avait terminé son laïus et était absorbé par ses notifications quand un gargouillis rassurant nous précipita à bâbord du bateau.
Le pêcheur réapparut à la surface et me tendit une masse oblongue recouverte de coquillages. La forme, le long col, les anses comme de grandes oreilles étaient sans équivoque: il avait remonté une authentique amphore romaine. Je la saisis avec précaution et la déposai au fond du bateau. Il s’y hissa lestement, et retira sa combinaison, dévoilant le tatouage d’une improbable rascasse, précis comme une gravure de Dürer. Il pouvait avoir le même âge que Fontini, mais le temps s’était imprimé différemment sur son corps, concentrant ses effets sur son visage ancestral, mais épargnant sa silhouette toujours tonique et agile. Cela n’avait pas échappé à Tessa qui le détaillait méthodiquement.
Le youtubeur dégaina son portable pour filmer le trésor sous le regard courroucé du pêcheur. Celui-ci nous rappela à l’ordre: «Il faut aller vite. Chaque minute hors de l’eau compromet la qualité du vin et ses effets.»
À peine rhabillé, il démarra le moteur et nous nous dirigeâmes à vive allure vers la côte. La nuit était tombée et les feux de Nice paraissaient les reflets d’une planète lointaine. À la demande de notre capitaine, Tessa s’était assise à mes côtés pour équilibrer la coque, et les mouvements du bateau la pressaient contre moi tandis que le fond de l’air se refroidit brusquement. J’en étais gêné et je devinai qu’elle aussi. Je crois qu’à ce moment-là l’excitation était quelque peu retombée, plombée par l’humidité qui montait autour de nous.
Le hors-bord bondit sur une vague plus grosse que les autres et le téléphone de Quentin se retrouva projeté au fond du zodiac. Le pêcheur arrêta le moteur le temps que le youtubeur constate les dégâts: l’objet baignait piteusement dans une flaque d’eau salée.
«Putain, il ne s’allume plus.» Il avait l’air dévasté. J’échangeai un regard avec notre capitaine, je crus apercevoir un sourire fugace traverser son visage.

Le zodiac ralentit aux abords d’une crique et s’échoua sur une minuscule plage de sable. Le pêcheur nous fit débarquer, puis hissa sa découverte sur son épaule et nous lui emboitâmes le pas en file indienne. Sur le flanc de la crique se trouvait un escalier cimenté et raide. Nous nous agrippâmes à sa main courante en fer forgé, son ascension nous semblait interminable. Les marches débouchaient au fond du parc d’une villa au style antique, pâle copie d’une maison palladienne. Dans la pénombre, j’apercevais son fronton couvert de mousse. Le parc laissé à l’abandon débordait d’une végétation luxuriante.
Notre guide laissa la maison sur notre droite, et nous le suivîmes le long d’un sentier côtier jusqu’à une folie en pierres claires perchée sur la falaise; une rotonde coiffée d’un dôme et contournée d’une colonnade. Nous y entrâmes en poussant une petite porte en bois.

La pièce parfaitement circulaire offrait une vue panoramique sur l’horizon grâce à de larges baies en verre et fer forgé qui dessinaient au sol un tapis de lumière pâle. Sur ces côtés, deux grandes cheminées se faisaient face. Au centre, sous la coupole, se tenait une table garnie de quelques coupes en argent et d’une corbeille de fruits. Trois banquettes étaient disposées autour.

«Un triclinium, murmura Tessa quand nos yeux s’habituèrent à la pénombre. On retrouve cette configuration sur les fresques de Pompéi exposées au musée de Naples.
—Ah oui? fis-je d’un air intéressé.
—J’ai un master en histoire et j’ai fait une thèse sur le banquet dans la Rome antique. Je connais un peu. Le lit du milieu, le lectus medius, est le plus prestigieux.»

Notre hôte avait sans doute quelques notions en banquet romain, car il indiqua le divan à André qui était le plus âgé d’entre nous. Tessa prit place à côté du youtubeur sur la banquette perpendiculaire et je m’assis sur la troisième, plus petite, en face des deux autres.

André regardait tout autour de lui, l’air passablement nerveux.
«Sacrément austère cette mise en scène.»
Considérant les maigres agapes posées sur la table, il ajouta, désenchanté:
«Et on ne va pas s’étouffer. J’imaginais autre chose.
—Moi aussi, dit Quentin d’un ton morne, visiblement affecté par la perte de son téléphone.
—La fresque est pas mal, cela dit.
—Qu’est-ce qu’elle représente? hasardais-je.
—Des gens penchés sur un cours d’eau, il me semble, dit Tessa en inclinant la tête. On dirait qu’ils y boivent.»

Nous observions le pêcheur s’affairer sans un mot. Il alluma une flambée de bûches dans une des cheminées, puis il apporta l’amphore au milieu de la pièce et, après avoir gratté les coquillages autour de son ouverture, il entreprit d’en desceller le bouchon avec un opinel. C’était une tâche minutieuse, et il mit un certain temps pour y parvenir. Une fois ouverte, il posa l’amphore sur une sorte de trépied prévu à cette attention et introduit une longue pipette en verre d’une cinquantaine de centimètres dans l’ouverture. Il devait l’avoir déjà fait, car il accomplissait tout ceci d’un geste très sûr.

«C’est ridicule quand même, un vin de cet âge n’a plus une once d’alcool. Ce doit être un affreux vinaigre, dit André.
—C’est très rare, mais il arrive qu’on en trouve de singulièrement conservés, quand le liquide est protégé par une couche d’huile ou de résine, ce qui pourrait être le cas ici, dit Tessa.
—Quel âge peut-il bien avoir? demanda Quentin.
—Si je me rappelle de mes cours, l’amphore est de type Dressel numéro 1. C’est un modèle vinaire très courant, il a été utilisé jusqu’au 1er siècle après Jésus Christ.» Elle fit une pause. «Ce vin peut avoir deux mille ans.»

Cette information nous plongea dans un abîme de pensées. Le pêcheur remplit nos coupes avec sa pipette et se retira dans un coin de la pièce.

«Il n’y a pas une petite introduction? Un petit laïus? C’est une drôle de mise en scène, répéta André.
—En tout cas, il est surprenamment liquide. À peine un peu sirupeux, commentais-je en faisant tourner ma coupe.
—La couleur est plus dense que je pensais.
—J’imaginais aussi un ton délavé, clairet.
—Ou carrément noir.
—La robe est sombre, mais on distingue des reflets.
—Des reflets bleutés.
—C’est qu’on ne voit pas bien avec ces coupes en métal. Pourquoi ne pas avoir mis de verres de dégustation?
—Et au nez?
—Mmm, fis-je. Intéressant.
—Oui, il y a quelque chose d’inconnu, surprenant.
—On sent la résine de pin bien sûr.
—Des notes d’encens brûlé.
—Ambre et figue noire, cire d’abeille… Vinaigre de Xérès», dit Quentin.
Nous le regardâmes, un peu surpris. Il était diablement précis.
«Bien vu la cire d’abeille!» abonda André, ragaillardi. «J’ai hâte de le goûter. On se lance?» Il nous dévisagea avec un air de défi. Nous tenions nos verres immobiles à quelques centimètres de nos lèvres. Notre inertie le paralysa, car il ne fit rien.

«Il n’y a pas de crachoir ici. On risque quelque chose? s’inquiéta-t-il soudainement.
—Des bactéries, fit Tessa. Des toxines. Bien sûr, il y a un risque, même si on peut imaginer que si c’était le cas, l’odeur nous alerterait. Le liquide est incroyablement bien conservé. Et puis je crois que c’est le jeu, non?
—Amateur de vin, vivez une expérience inédite et buvez le plus vieux vin du monde à vos risques et périls, souligna Quentin. C’était écrit.
—Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais il m’a l’air buvable, dit André.
—Bon, moi j’y vais!» trancha Quentin avec impatience.
Il but une première gorgée.

Nous nous redressâmes spontanément, tendus vers lui, suspendus aux réactions que manifesterait son visage. Quentin ferma doucement les yeux et ses traits se relâchèrent. Un discret sourire, mais d’une profondeur rare, s’élargissait lentement sur ses joues. Son expression ne pouvait appartenir qu’à l’enfance, une expression de joie pure. Il irradiait. Sa bouche désormais entrouverte, ses paupières closes, lui donnaient un air mystique. À le voir ainsi, une vive émotion s’empara de nous. Peu à peu, son visage fut envahi d’une sérénité totale, qu’il n’avait peut-être connue que dans le ventre de sa mère.

Il reprit ses esprits après quelques dizaines de secondes qui nous avaient semblé une éternité.
«Une dinguerie, souffla-t-il, c’est une dinguerie!»
Nous nous encourageâmes du regard, André, Tessa et moi. André se lança et but le vin.
«Ah merde. Merde. Il a raison», souffla-t-il. «C’est indescriptible». Il haletait et mit une main sur sa poitrine qui montait et descendait à un rythme effréné. «J’ai le cœur à cent à l’heure.» Il transpirait à grosses gouttes et saisit le mouchoir en soie bleue qui dépassait de sa poche pour s’éponger le front. «Maman», gémissait-il à présent. «C’est si bon.»
Tessa porta sa coupe à ses lèvres et presque immédiatement ses yeux s’embuèrent. «Mon Dieu!» s’exclama-t-elle. Ses joues prirent une teinte cuivrée, et ses mains tremblaient légèrement. Elle frissonnait de plaisir.
Chacun s’enfonça un peu plus dans la banquette.

«Jamais je n’aurais imaginé cela, dit André après un moment. La longueur en bouche, l’harmonie, la richesse, c’est exceptionnel.
—Tant d’arômes, pourtant lointains, mais d’une complexité folle, comme un orage souterrain, renchérit Tessa. Je ne sais pas si je vais pouvoir boire autre chose après ça.
—J’ai l’impression de ne jamais avoir bu du vin auparavant», dis-je.
Tous acquiescèrent.

Quentin remplit de nouveau son verre. «Je veux revivre ça indéfiniment.» Il le porta à ses lèvres et but une nouvelle gorgée. Il ferma les yeux et, une fois de plus, l’expression de ses traits nous ravit. Mais soudain, un léger voile passa sur son front.
Tessa qui venait de goûter une deuxième fois prit un air contrarié. «L’arôme est toujours là, mais il est plus distant. J’ai l’impression de le perdre.» Elle fit une pause. «Comme un amoureux dans la nuit.» Cette phrase résonna curieusement dans la pièce.
André trempa de nouveau ses lèvres.
«Pour moi aussi, l’amoureux s’éloigne», dit-il avec une pointe de sarcasme.
Quentin but encore, deux gorgées à la suite. Je guettai l’expression sur son visage, mais cette fois, il demeura impassible.
«Je ne sens plus rien.»
Ils me regardèrent.
«Moi non plus!», dis-je.

André attrapa nerveusement une grappe de raisins qui se trouvait sur la table et en engloutit la moitié. Je vis la stupeur dans ses yeux. Il la tendit machinalement à Tessa qui détacha quelques grains et les porta à sa bouche.
«Quel goût est-ce que cela a? lui demanda-t-il.
—Aucun.»
Quentin saisit une figue qu’il ouvrit avec empressement.
«Ça aussi, ça n’a aucun goût.»
André avisa un demi-citron et croqua à pleine dent dedans.
«Je ne sens rien. Même pas l’acidité!» Il explosa. «Je suis en lice pour reprendre la direction d’un domaine. Et pas n’importe lequel! La semaine prochaine, je passe des tests de dégustation. Ce n’est pas le moment de perdre le goût.»
Il y eut un long silence que Quentin brisa d’une voix lente:

«Tiens, c’est marrant. On me propose aussi un poste de chef de cave d’un grand cru bordelais. J’ai une très grosse communauté, répéta-t-il. Très grosse.
—Quel cru? demanda Tessa en nous dévisageant de son regard clair.
—C’est confidentiel, répondit André.
—Yquem, répondit Quentin.
—Je postule aussi à ce poste, dit Tessa.
—Bordel de merde!» hurla André.
Ils se tournèrent vers moi. Je répondis laconiquement que j’étais aussi candidat.

Dans la cheminée, le claquement d’une bûche nous fit sursauter. Une vive lueur éclaira la coupe toujours pleine que je tenais à la main. Tessa fronça les sourcils quand une pluie d’escarbilles se répandirent sur le sol et vinrent mourir sur la fresque à ses pieds. Elle baissa le regard, soudain absorbée par son dessin sinueux.
«Léthé! C’est le fleuve Léthé, murmura-t-elle entre ses dents.
—Quoi? dit Quentin
—La fresque représente le Léthé, un des fleuves des enfers. Le fleuve de l’oubli.»

Elle chuchota, comme pour elle-même.
«Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l’abîme de ta couche;
L’oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers.»

Tessa leva lentement les yeux vers moi et me dévisagea avec une intensité étrange. André se redressa brusquement.
«Qu’est-ce que c’est que ce truc? Tirons-nous d’ici!»

Le pêcheur se leva sans se presser et rassembla nos coupes d’un geste précis et lent. Nous sortîmes avec empressement dans la fraîcheur du soir. Dehors, la lune n’était qu’un mince quartier, et sa lumière était à peine suffisante pour éclairer nos pas. Nous descendîmes l’escalier, furtifs comme des contrebandiers, l’esprit préoccupé par ce qui venait de se passer. Dans mon dos, André maugréait. «Jamais je n’aurais dû participer à cette mascarade». Arrivés sur la plage, le pêcheur poussa le pneumatique, et nous eûmes à peine le temps de grimper sur ses boudins qu’il démarra en trombe. L’humidité était un peu retombée, en tout cas je la sentais moins. L’air fouettait mon visage; ce n’était pas une sensation désagréable. J’avais hâte de rentrer.

Sur le zodiac, André, très agité, sortit une fiole de la poche de sa veste et s’envoya une longue gorgée. «Putain, je ne sens toujours rien. Un single cask 12 ans d’âge. Je ne sens rien, bordel!»
Il la passa d’autorité à Quentin qui but et fit le même constat, avant de la donner à Tessa. Je détournai le regard, je fixai la côte, impatient d’arriver et de prendre congé de mes compagnons. Quand je me retournai de nouveau dans sa direction, Tessa me tendit la bouteille avec insistance. Je la saisis en lui souriant, mais son expression demeurait froide. Je surpris dans les yeux du pêcheur un léger affolement.
Je portai le liquide à ma bouche et dès lors qu’il atteint mes lèvres, je compris. Il était affreusement salé. J’éloignai le goulot avec dégoût. Tandis que je scrutais les feux de Nice, Tessa, rendue soupçonneuse à la vue de ma coupe intouchée, avait remplacé le whisky par de l’eau de mer. Elle guettait ma réaction.
«Vous ne buvez pas?
—Si. Si, bien sûr.»
Je jetai un regard désespéré au pêcheur. Au moment où je portai une nouvelle fois la flasque à mes lèvres, m’apprêtant à boire l’eau de mer en réprimant toutes grimaces – en serai-je seulement capable? –, notre capitaine changea brutalement de direction. Le bateau fit une violente embardée et je laissai échapper la bouteille à la mer.
«Je suis désolé. Je l’ai fait tomber.
—C’est pas vrai! Mais quelle soirée de merde!» rugit André.

Tessa ne me lâchait pas des yeux. Je me concentrais sur les lumières du port qui se rapprochaient à vive allure. Une fois sur le quai, je saluai rapidement les convives et m’enfuis dans la nuit. Je sentis que Tessa voulut parler, mais elle ne dit rien, ou je ne lui en laissai pas le temps.

***

Une semaine plus tard, je me rendis au domaine d’Yquem pour la dernière étape du processus de recrutement: un entretien avec le président suivi d’un test de dégustation. J’avais déjà rencontré la direction des ressources humaines et, quelques mois auparavant, deux personnes de la maison étaient venues visiter le petit vignoble du Médoc dont j’avais la charge. Le président, très affable, me fit le tour de la propriété. «Notre maison à 400 ans. Nous sommes dépositaires d’un savoir-faire unique. Notre mission est d’élever du vin qui sera bu dans cent, peut-être cent-cinquante ans, avec la même exigence, la même passion, que ceux qui nous ont précédés. C’est un exercice d’humilité.» Il me conduit ensuite dans le chai où se dressait une grande table garnie de bouteilles anonymisées. «Je vous quitte ici. Je vous laisse entre de bonnes mains. Bonne chance pour la suite et à bientôt, peut-être!» me lança-t-il d’un air facétieux. Le test de dégustation consistait à commenter à l’aveugle une sélection de crus du domaine, de jus de différentes parcelles qui composent l’assemblage et quelques vins concurrents. J’y passai l’après-midi et noircis plusieurs pages de notes. En me raccompagnant à la gare, un cadre du vignoble me fit part en secret de son désarroi: à part moi, aucun des candidats retenus dans la sélection finale ne s’était présenté. Joints au téléphone, tous avaient décliné la proposition, invoquant d’obscures raisons. «Vous comprenez, me confia-t-il, même si nous sommes certains que chacun d’entre vous, par ses qualités, son expérience et ses compétences, pourrait prétendre à la direction de notre domaine, c’est toujours mieux d’avoir le choix.» J’acquiesçai, l’air concerné.

Quelques jours après, on sonna à ma porte. J’ouvris avec appréhension. Un grand type en livrée rubis me tendit un panier élégant. Dedans, je trouvai un assortiment de mets dont un bocal de foie gras à la truffe noire et une bouteille de Château d’Yquem 1967. «Avec nos compliments, monsieur. Bienvenue chez vous!» À peine avait-il disparu dans les escaliers de mon immeuble que mon téléphone vibra. Le président me félicita chaleureusement. «C’était pour nous un choix évident», me lança-t-il.
En raccrochant, j’allumai mon ordinateur et regardai une dernière fois le mail qui m’avait été adressé par erreur et qui contenait la shortlist des candidats sélectionnés accompagnée d’un bref commentaire de la direction des ressources humaines.

André Fontini. Médiatique et expérimenté. Grand professionnel. Très caractériel.
Tessa Maax. Exigeante, précise, innovante. Experte en biodynamie. Incarne l’avant-garde. Peut-être trop pointue.
Quentin Barrot. Surdoué. Souffle de jeunesse. Pas d’expérience dans la direction d’un domaine.
Yvan Desmoulins. Profil sérieux. Rien à signaler.

Je glissai l’e-mail dans la corbeille et revins dans le salon où m’attendait, posé sur ma table, le panier garni. Je fis griller quelques toasts que je nappai de foie gras. Puis je saisis la bouteille et considérai longuement l’étiquette. Le millésime était mythique, c’était un somptueux cadeau. Je la débouchai précautionneusement et m’en servis un verre. Je la dégustai en songeant aux événements. Tandis que la folle complexité des arômes se développait dans mon palais, que les premières notes de pêche et de muscade se déployaient sous ma langue, je repensais aux effets merveilleux du vin de l’amphore sur le visage de Quentin. Quel goût avait-il? Quand j’avais demandé au pêcheur ce qu’il allait mettre dans nos coupes, en plus de la drogue qui provoquerait l’agueusie de mes infortunés concurrents – et en contrepartie d’une grosse enveloppe –, il avait souri mystérieusement:
«Je connais un petit producteur…»

Paul Saint Bris est né en 1983. En tant que réalisateur, photographe et directeur artistique, il s’intéresse à la fonction des images et au regard que la société porte sur elles. Son premier roman, L’Allègement des vernis, paru aux éditions Philippe Rey en janvier 2023 a été récompensé par plusieurs prix littéraires dont le prix Orange du livre et le prix Roland-de-Jouvenel de l’Académie française....

Le zodiac traçait à la surface de l’eau deux grandes ailes d’écume qui venaient mourir dans les reflets irisés de la Méditerranée. Sur nos peaux, le soleil rasant projetait ses reflets violacés. L’homme qui pilotait l’embarcation avait l’air insondable et l’allure archétypale du vieux loup de mer; frusques informes sur silhouette musclée, peau burinée et pilosité drue. Il était difficile d’accrocher son regard, nous étions comme transparents à ses yeux. Il nous avait trouvés sur le port et nous avait menés de manière quasi clandestine à son bateau, un hors-bord pneumatique lourdement motorisé. Il usait de peu de mots, et s’était à peine donné le mal d’expliquer le document de décharge, quelques feuilles déjà froissées et maculées de graisse, qu’il nous avait fait signer sur le capot du moteur. Je dévisageais les autres qui, comme moi, assis et précaires sur les boudins, s’agrippaient à la cordelette qui courait le long du bateau. Devant moi se tenait un homme court et rond à l’expression perpétuellement renfrognée et aux manières rustres que sa mise coquette ne parvenait pas à faire oublier. La notoriété d’André Fontini dépassait largement le milieu du vin dont il était une sommité. Il faisait partie de cette génération qui avait fait de son caractère volcanique une arme de communication massive; les émissions de M6 raffolaient de ses colères et de ses jugements à l’emporte-pièce. Son tempérament tempétueux associé à un positionnement terroir revendiqué, dans la lignée des Etchebest et autre Coffe, en faisait un type aussi populaire que…

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