Pour comprendre ce qui se passe aux États-Unis, il faut lire Hillbilly Élégie de J.D. Vance, livre qui décrit le ressentiment qui alimente le programme politique trumpiste.
À l’image de Donald Trump ou d’Elon Musk, figures disruptives d’une Amérique en recomposition, J.D. Vance offre une troisième incarnation des bouleversements politique, économique et sociétal à l’œuvre outre-Atlantique. Celle d’un homme venu des marges, qui a traversé l’enfer social pour atteindre les hauteurs du pouvoir. Né dans cette « Rust Belt » déchue où les aciéries se sont tues, élevé dans un climat de violence, de dénuement et d’addictions, J.D. Vance passe par les Marines avant de rejoindre Yale, temple universitaire de l’élite américaine. Le récit de cette trajectoire, Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis, paraît en 2016 et rencontre un succès fulgurant. En 2017, il est traduit en français sous le titre Hillbilly Élégie. Le livre et son adaptation cinématographique, en 2020, ne sont pas de simples confessions. Ce sont des balises. Des clés pour qui cherche à comprendre les ressorts du trumpisme et le sursaut identitaire d’une Amérique périphérique longtemps ignorée. Vance décrit une enfance marquée par la précarité, les excès d’alcool, les éclats de voix et les silences pesants. Il dit aussi, avec tendresse et lucidité, l’attachement viscéral de ce monde ouvrier à ses valeurs : loyauté, honneur, défiance envers les institutions. Ce monde « hillbilly », un mot que l’on traduirait trop vite par « plouc », prend une épaisseur humaine. Hillbilly Élégie documente le basculement d’un électorat blanc et rural, autrefois acquis au parti démocrate, vers Donald Trump.
J.D. Vance a grandi à Middletown, dans une vallée sinistrée de l’Ohio où les maisons décrépites encadrent des usines à l’arrêt. Au travers d’une série d’anecdotes, son livre restitue l’atmosphère de défiance et de résignation où baigne sa communauté, dévastée par la désindustrialisation. Sans vaine pudeur, il raconte la violence ordinaire au sein de sa propre cellule familiale, sa mère instable et dipsomane en incessants conflits avec ses grands-parents maternels qui finiront par l’élever seuls.
À l’adolescence, mû par un appétit désir féroce de réussite, le jeune J.D. intègre un internat militaire. Il évoque les matins glacés sous l’uniforme, les tambours résonnant dans la caserne et l’exigence sans concession des officiers. Il apprécie ce cadre strict, cette discipline qui forgera son sens du devoir et de la rigueur. Des qualités qui lui ouvriront les portes de la prestigieuse université à Yale, où, à la lecture de Tocqueville et de Nietzsche, il agrège les ressources intellectuelles qui lui permettront de théoriser ses expériences. De cette plongée dans l’univers inconnu des élites, souvent déconnectées des réalités sociales, Vance tire un récit alternant confessions intimes et essai sociopolitique.
En érigeant son parcours en modèle universel, cet apôtre de la responsabilité individuelle et de la solidarité familiale livre un témoignage qu’il veut inspirant. Le futur vice-président se voit avant tout comme un bâtisseur d’espérance, convaincu que l’Amérique peut renaître de ses fractures culturelles et économiques.
Ce livre a rapidement circulé dans les cercles de Washington. Il offrait une explication sociologique à ce que les élites ne comprenaient pas. Le succès fulgurant de Hillbilly Élégie auprès des Républicains tient d’abord à sa capacité à mettre en mots « la colère silencieuse » des classes populaires blanches, un électorat clé pour Donald Trump. La description empathique des ravages économiques et sociaux de la désindustrialisation offre aux stratèges du parti républicain un guide pour comprendre le « Forgotten Heartland ». Les comités de campagne s’en emparent, distribuant à leurs militants ce livre élevé au rang de manuel non-officiel de l’America First. En 2024, Hillbilly Élégie, en tête des ventes sur Amazon et pris d’assaut dans les bibliothèques publiques de Washington, devient le bréviaire du ticket Trump-Vance. Au-delà de sa diffusion triomphale, ce témoignage éclairant du ressentiment social et culturel qui prévaut au sein d’une classe populaire sacrifiée sur l’autel de la mondialisation s’est imposé comme une véritable charte idéologique : Trump et ses porte-paroles y ont fait régulièrement référence dans leurs discours pour légitimer un virage protectionniste et un contrôle strict de l’immigration. Des ateliers internes de la plateforme MAGA ont été consacrés à la déclinaison des « leçons » du livre, tandis que des think tanks conservateurs l’ont utilisé pour élaborer des propositions de politique industrielle et sociale. Steve Bannon, stratège de Trump en 2016, a suggéré que Vance jouait le rôle de saint Paul propulsant l’évangile du trumpisme. Le récit personnel de Vance s’est mué en socle intellectuel et émotionnel de la dernière campagne républicaine, constituant une bible pour structurer discours, argumentaires et stratégies de terrain.
Dès la parution de son livre, Vance s’est forgé une double identité : celle de l’enfant du white trash et celle de l’universitaire triomphant. Cette trajectoire atypique lui vaut une légitimité irremplaçable auprès de l’électorat populaire tout en lui ouvrant les portes des cercles d’influence à Washington. Après un premier échec à la Chambre des représentants en 2021, il pivote vers le Sénat. Le slogan « Ohio First » résonne comme un écho au très nationaliste « America First » de Trump. En janvier 2023, il prête serment. Dès lors, il s’impose comme l’un des plus fervents défenseurs de la ligne dure trumpiste au sein du Sénat. Pour Vance, l’ouverture commerciale inconditionnelle est responsable de la désindustrialisation. Il prône le recours au protectionnisme, milite pour des droits de douane élevés et un réinvestissement massif dans la « reshoring economy ». Cette posture s’inscrit dans une continuité historique, rappelant les politiques tarifaires de l’ère Roosevelt, mais mêlée à un discours national-identitaire. Sur le plan géopolitique, Vance défend une vision offensive de la puissance américaine. Membre de la Commission des forces armées, il soutient l’allocation de budgets exceptionnels pour la défense. Il condamne sévèrement la « naïveté » des élites globalistes et plaide pour une diplomatie axée sur la recherche d’intérêts clairs et immédiats plutôt que sur la promotion universelle de la démocratie et des droits de l’homme. Cette posture a des répercussions directes dans le traitement des relations avec la Chine : Vance appelle à un « découplage stratégique » contre l’empire du Milieu. Il ne se limite pas à un positionnement économique. Il dénonce la fragmentation culturelle, le multiculturalisme perçu comme une dilution de l’identité américaine et le laxisme sur le contrôle des frontières. Il propose un programme de réindustrialisation couplé à une réforme de l’instruction civique, centrée sur l’étude de la Constitution, de la révolution américaine et de l’histoire des Pères fondateurs. Vance incarne le renouveau d’un conservatisme américain à la fois élitiste et populiste, plus ferme, plus centré sur l’identité et la souveraineté économique nationale. À mi-chemin entre l’universitaire et le tribunitien, Vance a fait du protectionnisme et de l’America First une feuille de route capable de redessiner l’ordre économique et géopolitique mondial.
Vance a longtemps décrit sa jeunesse comme perdue entre l’angoisse de la précarité et la désorientation spirituelle, jusqu’au jour où il est tombé sur les Confessions de saint Augustin dans la bibliothèque de Yale. Il dit y avoir trouvé un écho à sa propre quête d’identité : le récit de l’évêque d’Hippone, égaré puis réconcilié avec sa foi, l’a profondément touché à travers la question de la responsabilité personnelle et du salut. Dans son journal intime, Vance évoque « l’appel irrésistible d’une grâce plus grande que moi » qui l’a conduit à embrasser le christianisme évangélique, non comme une simple étiquette politiquement utile, mais comme une véritable boussole morale. Il cite régulièrement saint Augustin dans ses discours pour illustrer le combat intérieur contre le péché et l’importance de la « cité de Dieu » face à la décadence morale : « un homme ne peut trouver la paix qu’en reconnaissant ses propres failles devant l’amour divin ». En 2022, il se convertit formellement au catholicisme, pratiqué par 20 % de la population américaine et qui n’a donné que deux présidents au pays : John F. Kennedy et Joe Biden.
Au-delà de la question religieuse, le récit de Hillbilly Élégie trace aussi les contours d’un programme politique. Dans les ruines sociales décrites par Vance, chômage structurel, désespoir générationnel, addiction massive aux substances toxiques, se lit en filigrane une critique violente de la désindustrialisation. Pour l’auteur, le démantèlement du tissu industriel américain a laissé des communautés entières sans repères ni ressources, livrées à elles-mêmes et aux ravages de la drogue. La crise des opioïdes, omniprésente dans son récit, n’est pas seulement une tragédie sanitaire : elle est le symptôme d’un effondrement économique et moral. C’est pourquoi, devenu sénateur puis vice-président, Vance fait de la réindustrialisation un enjeu central, associant souveraineté économique et renaissance sociale. À travers lui, ce n’est pas seulement une trajectoire individuelle qui s’accomplit, c’est un programme politique qui se structure. Il mêle conservatisme culturel (famille, religion, rejet des élites intellectuelles), nationalisme économique (lutte contre l’immigration, relocalisations, guerre contre la Chine, soutien aux industries stratégiques) et hostilité croissante aux standards de gouvernance portés par la finance internationale. À ses yeux, rapatrier des usines, ce n’est pas seulement créer des emplois, c’est retisser du lien, redonner une dignité collective et refermer une blessure nationale, celle des « Hillbillies ». Quant à la lutte contre les drogues, elle devient un combat qu’il articule autour de mesures coercitives contre certains pays (Mexique, Canada, Chine) mais aussi de politiques de reconstruction des territoires oubliés. En somme, une remise en cause complète du consensus libéral-globaliste des trente dernières années.
Sans doute amené à jouer un rôle central dans la politique américaine des prochaines années, Vance n’est pas isolé. Donald Trump a soigneusement constitué autour de lui un cercle hétéroclite d’experts partageant la même philosophie, America First, en tirant parti de la complémentarité de leurs caractères. J.D. Vance apporte sa légitimité intellectuelle, son parcours méritant et son verbe populiste pour galvaniser la base rurale. À Peter Navarro, le très controversé économiste passé par Harvard, échoit le rôle du fantassin dans la guerre idéologico-commerciale menée contre la Chine ; tandis que Scott Bessent, l’« adulte dans la pièce », veille à préserver la stabilité des marchés et à tempérer les excès. À ce cercle s’ajoutent des outsiders comme – les premiers temps au moins – Elon Musk, dont l’influence technologique et médiatique offre à Trump de précieux relais, Marco Rubio, l’ancien rival qui est allé à Canossa, ou Howard Lutnick, un financier qui semble avoir tiré le meilleur profit des secousses boursières occasionnées par les volte-faces de Donald Trump. En jonglant avec plus ou moins de bonheur avec ces profils, le président américain module son discours et ses actions, au gré de son humeur et selon les circonstances : populisme mobilisateur, rigueur économique ou fermeté géopolitique. Choisis avant tout pour leur loyauté inconditionnelle, les membres de ce premier cercle ont la redoutable tâche de tenter de maintenir quelque cohérence dans la logorrhée du président, malgré ses mensonges éhontés et ses contradictions flagrantes, ses rodomontades et ses décisions absurdes souvent suivies de revirements brutaux.
Le 28 février 2025, une réunion entre Donald Trump, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et le vice-président américain a donné lieu à une séquence de confrontation verbale aux implications diplomatiques considérables. Présentée officiellement comme une discussion autour d’un accord sur l’exploitation des ressources minérales ukrainiennes, cette rencontre diffusée en direct a rapidement dérivé vers un affrontement politique qui a eu un retentissement médiatique mondial, commenté de Washington à Moscou et de Pékin à Bruxelles. L’un des moments clés de la rencontre survient lorsque J.D. Vance accuse directement Zelensky de manquer de gratitude envers les États-Unis et d’être un obstacle à la paix. Bien évidemment, la cible de cette rencontre n’est pas Zelensky, mais l’opinion publique américaine et un acteur, absent mais omniprésent, Vladimir Poutine. Trump et Vance cherchent à galvaniser une base électorale déjà préconditionnée qui voit l’aide à l’Ukraine comme un fardeau inutile. En insistant sur l’ingratitude supposée du président ukrainien et en affirmant vouloir rediriger les ressources américaines vers des priorités nationales, ils renforcent leur position isolationniste. Ils montrent aussi qu’ils sont résolus à obtenir des contreparties à l’aide américaine : respect, soumission, cessez-le-feu, etc.
La personnalité du vice-président avait déjà été remarquée lors du très violent discours de Munich où, devant les dirigeants de l’UE, il avait dénoncé, au nom de la liberté d’expression, les entraves au déploiement des partis d’extrême droite en Europe. Après la confrontation brutale filmée dans le bureau ovale, il apparaît clairement comme le « bad cop » de la bande, ancré dans une posture de dirigeant incontournable et intraitable. Depuis, contrairement à ces débuts très médiatisés, il s’est nettement mis en retrait : on ne le voit plus siéger aux tables de négociation sur le cessez-le-feu, laissant le dossier aux spécialistes diplomatiques et militaires. Le moment est à la négociation non à l’affrontement. Deux jours avant le décès soudain du pape François, Vance avait été convié à un entretien privé au Vatican, où il offrit au souverain pontife un maillot des Chicago Bears et un ouvrage de saint Augustin. Cette entrevue, relayée dans les sphères religieuses et politiques, lui a manifestement conféré un statut d’émissaire privilégié entre Washington et l’Église. À la faveur de l’élection du nouveau pape américain, Léon XIV, son nom réapparaît dans les communiqués officiels du Saint-Siège, soulignant la continuité de son rôle de pont entre l’Amérique « First » et la diplomatie vaticane. Depuis lors, le vice-président américain a revu Volodymyr Zelensky, à Rome, de manière plus discrète.
Le 2 avril, qualifié « Liberation Day », Trump a tenu une allocution solennelle pour dévoiler une stratégie tarifaire inédite en promulguant l’Executive Order 14257, instituant un tarif de base de 10 % sur toutes les importations ; complété par des droits « réciproques » – jusqu’à 49 % pour certains pays – fondés sur le solde de leur balance commerciale avec les États-Unis. Le président américain a présenté cette mesure comme une « déclaration d’indépendance économique » visant à corriger des décennies de déséquilibres et à « libérer » l’industrie américaine d’une trop grande dépendance aux importations. Derrière cette offensive tarifaire, la main de Vance est perceptible. Il est l’un des auteurs du mémorandum présidentiel du 13 février 2025, intitulé « Reciprocal Trade and Tariffs », qui prescrivait d’examiner de façon approfondie les pratiques commerciales non réciproques et de proposer une riposte tarifaire. Selon plusieurs sources à la Maison Blanche, c’est encore Vance qui a peaufiné les axes du discours du 2 avril et qui a convaincu Trump de tirer parti de la solennité de ce Liberation Day pour inscrire l’America First dans un cadre juridique fort et spectaculaire.
Face à la forte dégradation des marchés financiers et à la contestation grandissante de la part de chefs d’entreprise et d’élus républicains, Trump a changé d’attitude en annonçant une trêve de 90 jours dans l’application des droits de douane réciproques (ramenés à 10 %). La Chine obtiendra aussi un moratoire quelques semaines plus tard. Encore une fois, dans une phase « bienveillante » vis-à-vis du reste du monde, Vance n’apparaît plus. C’est un autre personnage, Scott Bessent, qui est aux manettes pour rassurer, éviter une crise systémique financière. J.D. Vance symbolise une posture plus idéologique, davantage portée à la confrontation qu’à la négociation. Sur les marchés financiers, la réaction a été immédiate : les indices actions ont nettement rebondi, témoignant de l’optimisme des investisseurs quant à la possibilité d’un compromis entre Donald Trump et ses partenaires, et de la diminution des risques extrêmes. Toutefois, la période de tensions commerciales est loin d’être définitivement refermée. De nouveaux droits spécifiques pourraient bientôt être décrétés par le président américain.
Après une phase de négociation, le taux effectif de droits de douane perçus par l’administration américaine devrait se stabiliser aux alentours de 15 %. Une telle réduction limiterait les risques pour la croissance et offrirait à Donald Trump l’occasion de faire adopter une partie de ses baisses d’impôts grâce aux recettes supplémentaires générées par ces taxes. Sans réaction de sa part, le risque était que le marché continue de décrocher et plonge le pays dans une situation de danger systémique et de défiance sans précédent. L’action de Donald Trump est une réaction purement défensive face à un risque extrême qu’il a créé en allant trop loin et trop violemment. La stagflation tant redoutée se profile, la déstabilisation du système financier américain reste la pierre angulaire d’un pays beaucoup plus fragile et dépendant que ce que l’opinion pensait. L’inflation devrait demeurer sous pression. S’y est ajoutée la pression des grands patrons américains, comme le milliardaire Bill Ackman, soutien de la première heure de Trump, qui, parlant de guerre nucléaire économique, mettait en garde contre le risque de casser la machine. Il fallait rassurer les marchés, notamment sur sa capacité à tenir les ressources pour financer la dette. Ne pas déstabiliser reste primordial, mais l’ombre de J.D. Vance plane sur la politique interne américaine. Le revirement – provisoire ? – de Trump ne remet pas en cause son plan.
J.D. Vance reste un personnage clé du système politique américain, sa trajectoire ascensionnelle s’identifiant au mythe fondateur d’un pays où tout est réputé possible. Pour quiconque s’intéresse à la politique américaine, ne pas lire Hillbilly Élégie serait donc une erreur. Au-delà de ses douteuses qualités littéraires, l’ouvrage offre une radiographie d’une Amérique profonde, peuplée de citoyens angoissés, résolus à structurer le trumpisme au-delà du simple culte de la personnalité de l’actuel président. Des convictions qui pourraient bien trouver en J.D. Vance leur prochaine incarnation.
Alexandre Hezez, actuaire de formation, est stratégiste et CIO d’un groupe financier français. Il a une approche fondée sur l’analyse fondamentale, les politiques des banques centrales, la géopolitique et la gestion du risque.
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