Vivre-ensemble

Retrouver la bienveillance

Par Emmanuel Hirsch

Réinventer une éthique et une clinique de ce concept évoquant une disposition généreuse à l’égard d’autrui est une urgence politique.
Lorsque le 8 mars 2024, le sceau de la République a été apposé sur la loi inscrivant la liberté d’accès à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution française, des femmes ont exprimé avec émotion l’hommage à celles qui, les précédant dans l’histoire, eurent le courage de revendiquer ce droit dont elles-mêmes assumaient désormais la filiation. Pourtant, dans une étude présentée le jour-même par les Petits Frères des pauvres, Cécile, âgée de 94 ans, témoignait d’un paradoxe et d’un mépris d’autant plus inacceptables : « À qui les jeunes femmes d’aujourd’hui doivent leurs droits ? À nous, les vieilles d’aujourd’hui qu’on remarque à peine tellement nous sommes devenues invisibles. »

Ce constat interroge la crédibilité et la robustesse de l’unité et de la cohésion d’une nation qui ne serait plus capable d’honorer sa mémoire et de témoigner une juste considération à ceux dont les engagements de vie ont fait notre histoire. S’en désintéresser ou s’en détourner est l’indice inquiétant d’une culture de l’oubli, de l’évitement, voire du mépris. Cela fragilise notre rapport au monde et notre attachement à une filiation humaine et démocratique qui devrait nous éclairer et nous unir afin de partager un même souci de bienveillance.

Notre démocratie devient plus vulnérable et risque de consentir aux mentalités et aux pratiques malveillantes lorsqu’elle déconsidère ses devoirs d’humanité et renie les fondements du pacte social. Je suis persuadé que l’expérience du soin, la valeur de ses engagements et de son expertise au cœur de la vie sociale, la sollicitude et la solidarité exprimées dans les circonstances de vulnérabilités et de souffrances, témoignent des principes dont nous éprouvons à la fois les défaillances, le plus urgent besoin et donc l’exigence d’une refondation, voire d’une réinvention. C’est ce paradigme qui est sollicité dans mon propos.

Reconnaître et respecter la personne sans condition, lui accorder une attention d’autant plus impérative qu’elle signifie notre attachement à sa cause, notre souci de son intérêt supérieur. Être présent et prévenant à ses côtés dans un compagnonnage compris comme une alliance, c’est affirmer et défendre les valeurs de la bienveillance.

Nos négligences ou nos renoncement politiques, le désinvestissement de nos obligations de citoyenneté menacent cet esprit de bienveillance, cette idée de fraternité, de sollicitude, ce souci de soi pour l’autre et avec l’autre, cette éthique du bien commun et du vivre-­ensemble. Contribuer à réhabiliter et si nécessaire à réinventer une éthique et une clinique de la bienveillance est une urgence politique.

La bienveillance, comme la bientraitance ou le souci de l’autre, est une disposition d’esprit inclinant au respect de la personne, de considération et de compréhension à son égard. Être attentif et hospitalier à l’autre, c’est reconnaître ses valeurs, ses préférences, ses attentes, ses choix, ses droits et ses besoins dans un environnement humain et social favorable à l’accueil, à l’écoute, au dialogue et à la concertation.

La culture de la bienveillance se caractérise par le respect inconditionnel des droits fondamentaux de la personne, un esprit d’ouverture, l’humilité d’une réflexion étayée par des savoirs, la confrontation d’analyses et de points de vue établis selon des critères rigoureux, partagés en confiance avec pour objectif la conviction pour chacun d’honorer les valeurs dont il est garant.

Du point de vue d’une approche éthique de la bienveillance, décrypter et préciser quelques points de sensibilité et de vigilance me paraît indispensable dans la mesure où ils concernent les valeurs d’humanité, les principes du vivre-ensemble, ceux qui fondent l’éthique d’une société. C’est pourquoi j’évoquerai par la suite ce que sont des espaces de sociabilité bienveillante.

Comment devrions-nous formuler en des termes recevables le droit d’être considéré, d’importer, d’avoir le sentiment d’appartenir, d’être membre à part entière de la communauté humaine ? Il s’agirait-là d’établir l’inventaire de ce qui est trop contesté à la personne dont on s’habitue à estimer que, du fait de fragilisations, de marginalisations, d’évitements, de maladies, de dépendances ou de son trop grand âge, elle aurait perdu en humanité. Mise ainsi à distance de notre monde, disqualifiée et comme abrasée dans son identité et sa citoyenneté, elle serait dès lors assignée à assumer la dignité d’un ultime exercice de lucidité et de résignation – l’obligation d’un retrait et d’un désistement d’autant plus subreptices que cette personne ne nous concernerait déjà plus. Accepter l’agonie de cette déliaison serait désormais considéré comme de l’ordre des choses, un mode de hiérarchisation de ce qui importe entre l’essentiel et le subsidiaire. C’est ainsi que s’abolit la cohérence et la robustesse du pacte qui affirme nos devoirs d’humanité, notre contrat social, ce qui fait communauté et responsabilité des uns envers et pour les autres ? En fait, ce qu’assemblent et contribuent à sauvegarder l’idée et l’exigence de bienveillance.

Les professionnels de l’attention et du soin en société sont souvent les derniers confidents qui recueillent ces détresses humaines désormais inaudibles tant nous y sommes inhospitaliers. Ils s’efforcent de réconcilier la personne vivant le désarroi d’une errance sans but avec le sens, sur le moment obscur, d’un parcours de vie porteur d’espoirs auxquels croire encore, malgré tout.

Vivre une relation de proximité et de responsabilité avec la personne dans la juste présence ne relève pas du monde des idées. Il y faut une capacité de vigilance, l’humilité indispensable pour se confronter honnêtement à des vérités complexes, confuses, intriquées et interdépendantes. Sans soutiens et reconnaissance, sans capacité de disposer du temps indispensable à la pensée, à la délibération concertée et aussi à l’acquisition de savoirs et de repères, la démarche éthique n’est pas sérieuse et n’est pas soutenable dans la continuité d’une attention humaniste.

Au cœur de notre société, les espaces de bienveillance consacrés à la personne dans ces moments redoutés où elle ne peut plus elle-même soutenir ses choix de vie et sollicite un soutien transitoire ou à plus long terme, doivent être considérés comme des laboratoires d’humanité. Pour viser cette exemplarité, chacun des intervenants doit être irréprochable dans ses conduites, se doter d’une faculté de compréhension et d’analyse d’enjeux qui sollicitent une écoute et des propositions d’actions concertées, développer une culture éthique adossée à des règles de fonctionnement respectueuses des principes de la démocratie et des valeurs de la personne.

Il ne s’agit pas tant de « bien traiter » la personne que d’être préoccupé de son « bien », de ce précieux qu’elle confie au professionnel de la vie sociale lorsqu’elle n’est plus elle-même en capacité de l’assumer seule sans soutien, sans présence vigilante, inquiète de son existence, à ses côtés au quotidien. Un « bien » complexe en ce qui pourrait le définir, le circonscrire. Il est constitutif de son identité, de son histoire, de ce à quoi elle est attachée, des conditions de son bien-être, pour ne pas dire de la persistance ce son être. Dès lors, cette démarche en humanité témoigne d’une bienveillance à l’autre, d’une considération qui engage et oblige.

Il convient de penser ensemble au sens de nos responsabilités là où la cité est interpellée dans ses solidarités les plus urgentes. Comment bien veiller sur la personne qui s’en remet à nous dans cette mission de veilleur qui l’assure d’un indéfectible attachement ? Plutôt que d’estimer, en fonction de critères personnels ou de considérations relevant d’une idée déterminée ou idéalisée ce qui est « bien » pour la personne, il s’avère nécessaire tout mettre en œuvre pour comprendre, considérer et soutenir ses attentes, atténuer voire compenser des incapacités temporaires ou définitives, selon sa propre hiérarchisation de ce qui lui paraît préférable, dans un contexte d’existence souvent limitatif.

La personne peut ainsi mobiliser ses ressources préservées ainsi que les compétences de proximité indispensables à sa complétude, à une certaine sérénité favorable à l’affirmation de ce qui lui importe ici et maintenant. Elle préserve ainsi sa capacité d’initiative, sa faculté d’exercer un pouvoir sur son présent et sur ses choix. Lui reconnaître cette dignité dans l’expression, même ténue et fugace, de son autonomie est l’exigence d’un engagement éthique.

Être bienveillant à son égard c’est la respecter dans cette part de liberté, cette aptitude à décider encore, même si parfois ce à quoi elle affirme son attachement peut contester ce qui nous semblerait, pour elle, le plus indiqué. Plutôt que de s’opposer à ce qu’elle souhaite, ne convient-il pas de comprendre les motivations et les significations de ses choix, et d’envisager dans la concertation de quelle manière y satisfaire au mieux ?

Tentons d’aller plus avant dans l’approche de ce qui justifie aujourd’hui de mieux saisir dans les priorités de l’accompagnement l’exigence de « bien faire ». L’invocation d’une conception de ce que signifierait « faire le bien » d’une personne, lui être bienveillant ou bienfaisant, relève de considérations subjectives, idéalisées, mais équivoques, voire contestables dès lors que ne prévaut pas le souci de recueillir ce qu’elle estime de l’ordre de ses envies et de ses représentations de ce que serait pour elle un bien, son bien. Au nom de quelles légitimité ou de quelles certitudes s’évertuer à imposer nos conceptions d’un « bien » dont on serait censé détenir la compétence, pour ne pas dire la vérité alors que cette tentation se heurte aux limites de l’expertise professionnelle ? Pour éviter les dérives de procédures indifférenciées, il convient de maintenir une position de retenue afin de reconnaître la personne dans sa sphère privée, dans ce qu’est son intimité, ce qui demeure de plus précieux : son intégrité ontologique.

Les professionnels de la relation humaine ne parviennent à la plénitude de l’exercice des missions qui leurs sont confiées que s’ils trouvent dans leur propre histoire et leur culture l’intelligence de s’ajuster à cette part d’échange dans le soin et l’accompagnement. La bienveillance ou la bienfaisance d’un tel échange s’éprouvent dans la réciprocité de ce qui se vit et se dit alors, au point de parvenir à cette phase essentielle de la construction d’une relation fondée sur le principe d’une confiance partagée. C’est ce qu’évoquent les professionnels lorsque, en dépit des contraintes et de la complexité de certaines circonstances, ils ont la conviction d’être parvenus « au bout du soin ».

Reconnaître l’histoire de vie et la citoyenneté de la personne c’est concevoir des espaces de sociabilité bienveillants, là où résident en société des femmes et des hommes dont la présence même témoigne de ce qu’ils sont, de leur vie avec ce qu’elle recèle encore de recoins à explorer, de curiosités à éveiller. Comprendre, respecter et intégrer ce passé qui est à la fois le patrimoine sauvegardé, en dépit des renoncements, l’assise et l’asile de la personne, relève d’une intelligence de l’humain dont il nous faut saisir la signification de manière à éclairer le présent et à penser la relation comme un cheminement commun, dans la réciprocité d’un échange. Cette considération n’est effective qu’en donnant audience à ces expériences et à ces savoirs existentiels afin d’en faire les promontoires des nouvelles étapes d’un parcours à poursuivre dans son achèvement.

Au-delà des règles de l’hospitalité, l’exigence de sociabilité défend une éthique de la bienveillance lorsque les liens d’humanité risquent de se rompre à l’épreuve de la maladie, de la perte d’autonomie ou de la relégation sociale. Comment comprendre cette étrange sociabilité qu’établit la proximité d’une commune expérience qui brise le cours évident d’une existence, accentue les fragilités et les dépendances, affecte les sentiments d’appartenance et de reconnaissance ? Qu’en est-il de cette sociabilité si difficile à définir et parfois à constituer, dont le sens et la cohérence souvent nous échappent ? Au point même de l’ignorer ou d’en réfuter la valeur ?

Je l’ai évoqué précédemment, attester de ce qui pour la personne est constitutif de son intégrité, du souci de soi et des autres dans des contextes d’existence qui trop souvent la révoquent dans ses droits, la destituent d’une souveraineté sur ses choix de vie et la relèguent aux marges des préoccupations sociales, c’est envisager l’exigence de sociabilité comme l’expression d’une résistance à l’indifférence ou à l’abandon – comme un acte de dignité politique.

L’invention d’une sociabilité dans les territoires d’hospitalité de la République où l’excès de souffrance accule à la solitude, au repli sur soi et parfois au mutisme, faute d’être reconnu hors de ces refuges encore membre à part entière de la communauté nationale, est une conquête de l’intelligence humaine irréductible aux renoncements ou aux abdications inacceptables. Cette sociabilité témoigne de ce qui demeure essentiel à ceux qui savent d’expérience ce qu’est la menace d’inhumanité et ce que signifient la confiance et la force d’engagement qui permettent, ensemble et avec, de s’y opposer.

Cette sociabilité se forge et se renforce dans notre confrontation aux vulnérabilités et aux défis de l’existence, lorsque, membre de la cité, la personne ainsi n’abdique pas et porte nos principes d’humanité au degré supérieur de l’exigence démocratique.

Il convient de comprendre que c’est souvent aux marges de la société, dans des tiers-lieux de la bienveillance accessibles à un renouveau de la pensée et à la réinvention de nos communs, que se reconstituent nos principes, nos systèmes de référence et nos représentations, ainsi que l’envie de refaire société.

L’exigence de sociabilité impose de s’accorder sur nos valeurs, de mettre en œuvre des conduites et des lignes d’action qui en témoignent et les préservent. Cette sociabilité peut se définir comme un alliage assemblant dans une même attention, une même intention, une conscience de nos responsabilités que comprennent, assument et partagent ceux qui – professionnels, membres d’associations, proches, instances représentatives ou acteurs de la société civile – opposent l’intelligence du réel, le courage et la résolution de leurs engagements quotidiens au service du bien commun, aux assauts répétés des contempteurs de notre démocratie.

Notre relation avec une personne en situation de vulnérabilité engage à un rapport de confiance et d’estime réciproques d’autant plus essentiel qu’on le sait fragile, dépendant d’aléas qui parfois déroutent les meilleures intentions. Cette rencontre interindividuelle implique et expose – elle n’est jamais neutre. Comment être présent à la sollicitation qu’il nous revient d’accueillir sans nous efforcer de la reconnaître et de la comprendre à la fois dans son identité profonde, son histoire, sa culture et ses besoins ? Il peut s’agir d’une aventure humaine exceptionnelle dès lors que tout est mise en œuvre afin qu’aucune entrave ou aucune négligence ne compromette ou ne trahisse le pacte qui scelle la relation. Il y faut une intelligence de l’humain, une passion de l’autre, une disponibilité, un courage et le sens d’une dignité à défendre de manière inconditionnelle.

Considérer la démarche éthique comme une forme de militance au service des valeurs de la démocratie ne peut s’envisager que dans le cadre d’une concertation ouverte à tous, sans exclusive, à la fois incarnée, impliquée et responsable. C’est ainsi que nous contribuons, à notre juste place, à l’expression d’une intelligence et d’une bienveillance collectives. Si penser et assumer l’engagement éthique est important, reconnaître à ceux qui ont la responsabilité de décider la légitimité, l’autorité et la charge de leurs décisions relève d’une exigence qui doit être reconnue et respectée.

Il nous faut penser ensemble les pratiques favorables à une plus juste approche d’enjeux éthiques qui tiennent pour beaucoup à nos conceptions des principes de dignité, de respect, de bienveillance, de non-maltraitance, de justice, d’intégrité et de loyauté. C’est admettre la dimension politique, le nécessaire engagement citoyen dont nous sommes personnellement et collectivement comptables.

Emmanuel Hirsch est professeur émérite d’éthique médicale, Université Paris-Saclay, directeur de l’éthique d’emeis. Auteur d’Anatomie de la bienveillance. Réinventer une éthique de l’hospitalité (éd. du Cerf)....

Réinventer une éthique et une clinique de ce concept évoquant une disposition généreuse à l’égard d’autrui est une urgence politique. Lorsque le 8 mars 2024, le sceau de la République a été apposé sur la loi inscrivant la liberté d’accès à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution française, des femmes ont exprimé avec émotion l’hommage à celles qui, les précédant dans l’histoire, eurent le courage de revendiquer ce droit dont elles-mêmes assumaient désormais la filiation. Pourtant, dans une étude présentée le jour-même par les Petits Frères des pauvres, Cécile, âgée de 94 ans, témoignait d’un paradoxe et d’un mépris d’autant plus inacceptables : « À qui les jeunes femmes d’aujourd’hui doivent leurs droits ? À nous, les vieilles d’aujourd’hui qu’on remarque à peine tellement nous sommes devenues invisibles. » Ce constat interroge la crédibilité et la robustesse de l’unité et de la cohésion d’une nation qui ne serait plus capable d’honorer sa mémoire et de témoigner une juste considération à ceux dont les engagements de vie ont fait notre histoire. S’en désintéresser ou s’en détourner est l’indice inquiétant d’une culture de l’oubli, de l’évitement, voire du mépris. Cela fragilise notre rapport au monde et notre attachement à une filiation humaine et démocratique qui devrait nous éclairer et nous unir afin de partager un même souci de bienveillance. Notre démocratie devient plus vulnérable et risque de consentir aux mentalités et aux pratiques malveillantes lorsqu’elle déconsidère ses devoirs d’humanité et renie les fondements du pacte social. Je suis persuadé que l’expérience du soin, la valeur…

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