À mes yeux, Houria fut et restera à jamais une énigme. Qui était-elle, d’où venait-elle ? Je ne sais pas. Elle entretenait avec le monde un rapport particulier qui se traduisait par une indicible distance, voire un manque d’implication. La formule idoine pour la qualifier serait peut-être « déconnectée » au sens le plus pur du terme. Il m’arrive encore de croire qu’elle n’a jamais existé. Pour certains d’entre nous il s’agit d’une légende.
Lorsque Francis, notre directeur commercial, nous la présenta, nous la saluâmes tous avec la méfiante cordialité que nous réservions aux nouveaux venus. Elle remplaçait un collègue récemment parti à la retraite, avec pour mission de redynamiser le secteur export de notre département. Je ne me souviens que de ce prénom : Houria. Rien d’autre. Ni de son nom, ni de son physique, ou du moins pas précisément. Brune me semble-t-il, ou châtain. Et les yeux... les yeux... non, je dois admettre que je ne me rappelle pas non plus leur couleur, mais après tout, je n’en suis pas responsable.
Je la croisais dans les couloirs, l’air absorbé par d’inatteignables pensées, le regard plus souvent tourné vers les fenêtres que vers l’écran de son ordinateur. Cela ne l’empêchait pas d’obtenir de bons résultats.
Tous les vendredis, nous avions pour habitude de tous nous retrouver dans un bar en face du bureau, pour décompresser à la fin d’une éprouvante semaine. Ce fut durant ces pots que je remarquai une certaine singularité chez Houria. Elle n’était pratiquement jamais au courant des sujets dont nous discutions, et je la surprenais souvent à observer l’horizon par-dessus nos têtes. Un jour où j’osai lui demander ce qu’elle regardait, elle me répondit avec beaucoup de spontanéité : « Les toits des immeubles. »
Je levai à mon tour la tête pour contempler un ciel bleu et des toits découpés auxquels s’accrochaient, sculptées dans la pierre, des figures d’anges joyeux. Je lui souris poliment et je crois que ce fut à ce moment-là que je réalisai qu’elle était différente de nous, pour des raisons que je découvrirais bientôt.
Un vendredi soir où nous buvions un apérol-spritz afin de fêter la promotion de Corinne au poste de directrice marketing adjointe, Johann, qui venait de nous rejoindre, hoqueta de surprise : « Vous avez vu cette histoire du conducteur de train ? C’est fou ! »
Oui, nous étions tous au courant de l’affaire. Depuis trente minutes, ce sujet était le plus commenté sur tous les réseaux sociaux, tout le monde ajoutait des pouces, des smileys ou des cœurs en fonction de son ressenti. Je devinai qu’aux autres tables, cet événement agitait aussi toutes les conversations.
Nous répondîmes tous par l’affirmative à Johann, sauf Houria qui se contenta d’un : « Non, que s’est-il passé ? » À cette question, quelques gentilles moqueries fusèrent : « Comment tu ne peux pas être au courant ? Tu vis sur quelle planète ? » Corinne fit l’effort de tout lui expliquer. Au Japon, un conducteur avait abandonné les commandes d’un train à grande vitesse pour se rendre aux toilettes.
– Tu n’as pas de profil Facebook ? s’étonna Iris avec un accent de quasi-désespoir qui attira notre attention à tous.
– -Ça a provoqué un accident ? Il y a eu des morts ? s’alarma Houria.
– Non, juste un petit retard à l’arrivée. Mais les trains ne sont jamais en retard là-bas. La direction de la compagnie a même dû présenter ses excuses, tout ça parce que le conducteur avait des maux de ventre et qu’il a dû aller aux toilettes !
Nous attendions tous avec gourmandise la réaction d’Houria, mais contre toute attente, elle se contenta de hausser les épaules et de dire : « Et c’est de ça dont tout le monde parle ? »
C’était exactement comme si un apôtre venait de déclarer à Jésus qu’il ne croyait pas en Dieu. Cette phrase souleva une vague d’indignation dans notre groupe :
– Comment tu peux dire ça ? C’est quand même fou cette affaire, non ?
– Il y a plein de blagues très drôles qui circulent sur les réseaux au sujet de cette affaire !
– Oui et la conférence de presse avec le conducteur est dingue !
– L’info est même entrée en TT sur Twitter !
Connectés ©Matthieu Méron
Houria ne paraissait pas convaincue. J’avais déjà remarqué que, très souvent, elle n’était pas au courant des actualités les plus brûlantes qui agitaient nos discussions. Ainsi, je me souviens qu’un lundi, à la machine à café, alors que nous évoquions tous la récente victoire d’un candidat dans un célèbre concours de chant télévisuel, elle avait demandé : « De qui vous parlez ? » Ou cet autre jour où, tandis que nous nous affolions à propos du bug qui empêchait la messagerie Facebook de fonctionner depuis quarante minutes, elle restait silencieuse et décontractée comme si tout cela ne la concernait absolument pas. Je la pensais distraite. En fait, il s’agissait de tout autre chose.
Nous poursuivîmes la conversation au sujet de cette histoire de conducteur de train pendant un bon moment. Deux verres plus tard, nous n’étions plus qu’une demi-douzaine assis autour de la table. Les autres étaient rentrés chez eux avant la fermeture des boulangeries. Pour ma part, ayant adopté un régime sans gluten, je n’éprouvai aucune espèce d’empressement à rentrer vite et décidai de partager avec les autres un dernier verre où il fut question de la prochaine élection Miss France. Houria faisait un effort sincère pour s’intéresser à une conversation dont visiblement le sujet lui échappait à nouveau complètement, et écoutait attentivement sans jamais prendre la parole. La pauvre semblait toujours à côté de tout, comme écartée du monde, et j’éprouvai pour elle un sentiment de pitié et d’étonnement.
L’addition réglée, nous quittâmes la table en nous souhaitant une bonne soirée. Le hasard voulut qu’elle empruntât la même direction que moi, la rue où se situait le métro. Sur le trajet, j’évoquai à nouveau l’histoire de ce train en retard au Japon à cause des maux de ventre du conducteur, mais elle ne réagit pas. J’embrayai sur cette incroyable dispute qui avait éclaté la veille entre une journaliste et un avocat sur un plateau télé. La vidéo de cette algarade circulait partout sur les réseaux, mais à mon grand désarroi, Houria ne l’avait pas vue.
Puis ce fut le silence. En panne de buzz et incapable de trouver un nouveau sujet de conversation, je me tus jusqu’à ce que nous nous séparions à l’entrée du métro où je descendis avec l’espoir de conserver quelques barres de connexion pour regarder un épisode de série.
Trois jours plus tard, un incident à la cantine entacha fortement la réputation d’Houria. Il s’agissait pourtant d’une journée comme une autre, à ceci près que nous étions un mercredi et que le mercredi était synonyme de cordon-bleu frites, plat fétiche qui justifiait presque à lui seul ma présence au bureau ce jour-là.
Nous étions attablés les uns face aux autres, à deviser d’un peu de tout au milieu du rien. À côté de moi était assise Iris, la community manager adjointe de la société, dont la réputation n’était plus à faire avec ses 758 abonnés sur Twitter. Elle expliquait à Houria, assise en face d’elle, à quel point le café du matin était important pour elle, plus encore que celui qu’elle prenait après déjeuner lorsque soudain elle lui dit : « Tiens au fait, je crois que je ne t’ai pas en amie Facebook, je vais te faire une demande ! » À peine eut-elle le temps de sortir son smartphone qu’Houria lui répondit doucement : « Je suis désolée, je n’ai pas Facebook. » Imaginant sans doute qu’il s’agissait d’une plaisanterie, Iris pouffa de rire. Mais Houria ajouta : « Je te promets, c’est vrai... »
– Tu n’as pas de profil Facebook ? s’étonna Iris avec un accent de quasi-désespoir qui attira notre attention à tous.
– Non. Pas de Facebook.
Nous nous retournâmes tous vers Houria, les couverts suspendus au-dessus de nos croustillants cordons-bleus. Après un petit moment de flottement, Iris insista :
– Vraiment, tu n’as pas de profil Facebook alors...
– Non.
– Et... Instagram ?
– Non plus.
– Alors Twitter au moins ?
– Non... rien...
L’étonnement d’Iris se transforma en incompréhension. Elle se tourna vers nous les yeux écarquillés. Philippe murmura la question que nous nous posions tous :
– Mais pourquoi ?
– Je ne sais pas... je n’en ai pas besoin.
Cette réponse ne nous choqua pas moins qu’un hashtag mal orthographié. Houria fut qualifiée de scandaleuse par beaucoup d’entre nous. D’autres déclarèrent même qu’il s’agissait d’une provocation, et levèrent les bras au ciel d’indignation. Quant à Johann, il prit carrément son plateau et quitta la table sans avoir terminé son yaourt au soja sans sucre ajouté. Pour ma part, j’essayai de saisir le sens de cette provocation qui gâchait presque le goût de mon cordon-bleu. David seul parvint à conserver son calme pour demander à Houria :
– Comment tu fais pour ne pas en avoir eu besoin jusqu’à présent ?
– C’est-à-dire ?
– Dans la vie de tous les jours, de quelle manière tu t’informes ? Et pour communiquer avec les autres ? Ça doit être impossible, infernal !
Cette fois, ce fut au tour d’Houria d’exprimer un certain étonnement. Cela ne lui paraissait en rien compliqué : il lui suffisait de lire les journaux de temps en temps ou d’écouter la radio dans la semaine. « C’est vrai, concéda-t-elle, que parfois j’ai le sentiment de ne pas bien suivre tout ce que vous dites, mais... »
Elle laissa sa phrase suspendue en l’air, incapable de la terminer. Je devinai ce qu’elle n’osait pas nous révéler : ces sujets dont nous discutions entre nous ne l’intéressaient pas. Cela expliquait sans doute cette distance qui toujours nous séparait d’elle.
Iris avait les larmes aux yeux et le visage rouge ; elle tapa soudain du poing sur la table et vociféra avec douleur : « Tu peux garder ton mépris pour toi ! Tu ne sais pas ce que tu perds ! » Puis d’un bond, elle disparut avec son plateau.
Les autres lui emboîtèrent le pas. Houria semblait réellement désolée. Je crois qu’elle ne réalisait pas vraiment à quel point son attitude pouvait paraître insultante à nos yeux. Avant de quitter la table, je lui glissai un petit mot de réconfort : « Je sais que tu n’as pas fait exprès, ne t’en fais pas, avec le temps ça leur passera... » Elle roula des yeux, interdite, et je la laissai derrière moi pour déposer à mon tour mon plateau sur le tapis roulant de la cantine.
À partir de ce déjeuner, beaucoup au bureau prirent leurs distances avec Houria. Moi-même, je me méfiais. Elle ne possédait ni l’âge, ni le profil, pour ne pas être présente sur les réseaux. Forcément, cela cachait quelque chose. Ce fut un sujet de conversation récurrent entre nous tous. Plusieurs jours durant, tout l’étage bruissa de curiosité, Johann évoqua même le sujet avec Francis, qui s’en ouvrit ensuite au directeur principal.
Un groupe WhatsApp fut créé : « Houria la bizarre ». Nous y devisions avec incrédulité de son attitude et échafaudions diverses théories capables d’expliquer cette absence des réseaux. Avait-elle été bannie pour des propos outrageux ? Se cachait-elle de quelqu’un ? Avait-elle eu des soucis avec la justice ? Chaque question nous menait vers des dizaines d’hypothèses sans réponse.
Plusieurs d’entre nous décidèrent d’enquêter. Mais ils se heurtèrent à une évidente difficulté : sans profil sur les réseaux, comment déterrer son passé ? D’habitude, en deux clics, nous pouvions tout savoir les uns sur les autres. Le parcours scolaire, les origines sociales, le visage de la famille, des amis, les goûts culturels et même les opinions politiques. Par exemple, en cliquant sur le profil de Johann, je pouvais apprendre qu’il était marié depuis sept ans, qu’il avait deux filles blondes prénommées Ava et Mathilde, qu’il avait cuisiné une tortilla le week-end précédent, qu’il adorait les films de super-héros et qu’il faisait partie du groupe « Team Chocolatine ». Et tout ça sans jamais en avoir discuté avec lui !
Je crois qu’au fond, nous éprouvions à l’égard d’Houria une véritable frustration. Nous tapions ses nom et prénom dans la page de recherche et rien n’apparaissait. Rien. Nous aurions pu douter de son existence si nous n’avions pas la preuve charnelle de celle-ci sous les yeux. Cela n’empêcha pas Iris de mettre en doute cette idée : « Peut-être qu’il s’agit en réalité d’un hologramme ? » Ce à quoi Norbert répliqua que c’était impossible puisqu’un jour dans un ascenseur bondé, il s’était trouvé collé contre le bras d’Houria et par conséquent, il pouvait affirmer que ce corps était bel et bien réel. Iris ne sembla pas convaincue ; elle argua avoir lu un tweet selon lequel les Chinois avaient créé des hologrammes pour espionner les sociétés occidentales, et bien que cette idée me parût parfaitement farfelue, je crois que beaucoup d’entre nous se persuadèrent qu’Houria était un hologramme.
Les jours passant, la jeune femme finit par se retrouver complètement isolée. Personne ne lui adressait plus la parole, sauf pour la saluer, mollement, ou lui réclamer tel ou tel dossier. Bien entendu, elle n’était plus la bienvenue aux pots du vendredi à la sortie du bureau. Quant aux déjeuners de la cantine, nous nous organisions de façon à ce qu’elle se retrouve au bout de la table, sans personne en face d’elle.
Malgré tous ces mystères et ma méfiance, j’éprouvais un peu de peine pour elle. Bien qu’il me fût impossible de connaître quoi que ce soit à son propos, je ne percevais rien de mauvais dans ses intentions ou ses regards. Au contraire, malgré notre attitude, je remarquai qu’elle faisait des efforts pour venir à notre rencontre à la machine à café ou lors des pauses cigarette que nous prenions en bas de l’immeuble. Mais elle se heurtait chaque fois à nos silences circonspects, voire hostiles, au point qu’elle finit par se lasser et par accepter la solitude à laquelle son absence des réseaux la condamnait. Du moins le crus-je.
La journée avait été productive. Je venais de répondre à huit mails urgents et deux autres très urgents. En haut de mon écran, je vis qu’il était déjà dix-neuf heures et que je pouvais rentrer chez moi sans craindre de décevoir mes supérieurs.
Je rechaussai mes mocassins que j’avais discrètement retirés sous mon bureau afin de laisser mes pieds respirer, éteignis l’écran de l’ordinateur, rangeai ma chaise, mis ma veste, saisis ma sacoche puis me dirigeai vers l’ascenseur.
À peine étais-je entré qu’Houria surgit pour embarquer avec moi. Nous nous retrouvâmes tous les deux enfermés dans cette cage froide et hermétique au wifi de l’immeuble. Afin d’offrir une destination à mon regard, je me plongeai dans la lecture d’un article sur l’écran de mon téléphone. Quelques secondes plus tard, une fois libéré au rez-de-chaussée, elle me demanda avec une timidité que je ne lui connaissais pas :
– Tu vas vers le métro ?
– Oui.
Puis de nouveau le silence. Nous quittâmes l’immense immeuble. Dans la rue, je ne trouvai pas de sujets de conversation à explorer avec elle. Il y en avait mille que j’aurais pu aborder bien sûr si j’avais eu la certitude qu’Houria parcourait le fil d’actualité des réseaux. Il s’était passé tant de choses dans la journée : la dispute mémorable d’une participante de télé-réalité avec un candidat concurrent, la mise en examen d’un ancien joueur de foot dans une sordide affaire de drogue, la mort d’un acteur célèbre dont j’avais mis le matin même la photo en noir et blanc sur mes réseaux avec la mention R.I.P, le fou rire de la présentatrice du Journal Télévisé à cause d’un lapsus rigolo ou encore cette vidéo d’un petit singe qui sautillait partout sous la pluie en Asie. Mais Houria ne devait être au courant d’aucune de ces informations. Je me réfugiai vers la météo.
– Il fait beau hein ?
– Oui.
– 27 degrés quand même ! ajoutai-je en me rappelant de ce que j’avais lu ce matin sur mon écran. À nouveau le silence. Par chance, je reçus deux messages auxquels je répondis avec mes doigts agiles, trouvant ainsi le prétexte parfait pour ne pas avoir à fabriquer de conversation. Avec en ligne de mire, en bas de la rue, l’entrée du métro comme échappatoire. Je venais d’envoyer ma réponse au second message lorsque la voix d’Houria fit irruption dans mes pensées : « Pardon de te demander ça, mais... est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Ces derniers temps, tout le monde est très froid avec moi... » Jamais je n’aurais imaginé qu’elle me pose une telle question de façon aussi frontale. Comme cette conversation eut été plus simple par messagerie ! Là, je devais affronter son regard, et choisir les bons mots de façon instantanée, sans pouvoir prendre le temps de les peser, de me relire ou de me corriger. Je bégayai un peu avec l’espoir d’échapper à cette inconfortable situation :
– Je ne vois pas de quoi tu parles.
– Si, tu sais très bien... on m’évite... on me regarde comme si j’étais un monstre.
J’ouvris et fermai mes applications les unes après les autres, machinalement. Je noyais mon esprit à défaut de subir ma gêne. Malgré mon silence affairé, elle poursuivit :
– Je t’en prie, explique-moi, je ne comprends pas ce qui se passe...
– C’est parce que tu n’es pas sur les réseaux, avouai-je très rapidement en pressant mon pas.
– Quoi ? Comment ça ?
– Tu n’es pas sur les réseaux sociaux. Voilà.
– Mais en quoi ça vous embête ?
– C’est très curieux pour nous quand même. Je veux dire, on ne peut rien savoir de toi. On ne peut pas te connaître. Comme tu n’es pas sur les réseaux, tu ne peux participer à aucun groupe de conversation. Et puis tu n’es jamais au courant des sujets dont on parle alors, forcément, ça crée une distance.
– Je ne pensais pas que c’était si important que ça pour vous.
– Mais comment tu fais pour vivre sans téléphone ?
Elle me sourit, fouilla dans sa poche et me présenta un vieux téléphone portable à clapet. Un objet d’un autre temps, que j’avais connu enfant. Je dus lui paraître très étonné parce qu’elle me proposa de le tenir dans mes mains. Je l’ouvris et découvris l’écran à peine plus grand que mon pouce. Sur celui-ci aucune couleur. Noir et blanc. Surtout, aucune option n’apparaissait, sinon celle d’appeler et d’envoyer des SMS.
– Mais enfin Houria, tu ne peux rien faire avec ça !
– Bien sûr que si, je peux téléphoner et envoyer des messages.
– Mais tu ne peux pas aller sur Internet !
– J’ai l’ordinateur, au bureau ou chez moi ; ça me suffit, je n’ai pas besoin d’y être tout le temps...
Elle me stupéfiait. Dans quel univers vivait-elle ? Comment pouvait-elle tenir des propos pareils ? Au moment même où nous discutions, 29 000 gigaoctets d’informations étaient publiés chaque seconde dans le monde et elle manquait chaque micro-octet d’entre elles.
– Tu me regardes comme si j’étais une extraterrestre, sourit-elle.
– Pardon, mais... avoue que c’est particulier cet appareil... enfin pourquoi tu ne prends pas un smartphone comme tout le monde ?
– J’ai l’impression que si je fais ça, je vais passer à côté du reste.
– Passer à côté de quoi ?
– Je ne sais pas comment l’expliquer...
– Mais il faut vivre avec son temps ! Nous sommes au XXIe siècle, pas au temps de la Grèce antique ! Tiens, je vais te paraître indiscret, mais pour choisir la façon dont tu t’habilles le matin, comment fais-tu si tu ne consultes pas l’application de la météo ?
– Je regarde par la fenêtre.
La simplicité de cette réponse me laissa un instant coi. Mais je rebondis par une seconde question :
– Et pour connaître l’heure ?
– J’ai une montre.
– Et pour te souvenir de tes rendez-vous ?
– Ma mémoire... et un petit agenda aussi dans mon sac.
– Reconnais que ça n’est pas pratique du tout ! Tu t’encombres de plein d’objets alors que tout pourrait être réuni en un seul ! Et quand tu dois te rendre dans un endroit que tu ne connais pas, comment tu fais sans GPS ? Tu prends une carte peut-être ?
– Non, bien sûr, j’essaie de voir avant sur l’ordinateur, et au pire, je demande mon chemin à des passants.
– D’accord... d’accord, je vois. Pas évident quand même, tu dois perdre un temps fou. Et pour discuter avec les gens ?
– Je les appelle ! Ou je leur parle comme avec toi en ce moment.
Je crois qu’au fond, nous éprouvions à l’égard d’Houria une véritable frustration.
Sa naïveté me déconcertait. La pauvre ne se rendait pas compte à quel point elle se trompait et se compliquait la vie. Je tentai de la convaincre du bien-fondé du smartphone. Surtout de ce précieux temps qu’il nous permettait d’économiser pour à peu près chaque moment de nos vies. J’appuyai ma démonstration en désignant un point sur la carte de l’application GPS : « Tu vois si je veux aller là, je n’ai qu’à suivre la carte. Tandis que toi, tu vas te perdre, demander ton chemin, revenir sur tes pas... Et puis tiens, un autre exemple, regarde, je peux même faire mes courses via cette application et tout est livré le lendemain chez moi. Nourriture, livres, tout ! Ça m’évite de faire la queue et d’aller dans les magasins. Tiens, je clique dessus, hop dans mon panier, je valide et c’est commandé ! »
Je lui montrai avec fierté la photo de la bougie senteur eucalyptus que je venais de commander. Elle accueillit ma démonstration par une moue dubitative et m’avoua qu’elle connaissait tout ça, ajoutant avec ironie qu’elle ne vivait pas non plus « dans une caverne ». Elle m’expliqua que ça ne la dérangeait pas de se déplacer pour faire ses achats sans réaliser à quel point sa manière de vivre était pour le moins saugrenue. Profitant de mes 89 % de batterie restant, je lui démontrai les bienfaits d’autres applications, comme celle qui me permettait de consulter le solde de mon compte bancaire à tout moment de la journée, ou bien celle grâce à laquelle je pouvais lire et répondre à mes mails. Je lui fis aussi découvrir un excellent jeu où il fallait couper des fruits colorés avec son pouce et établir des records de points. Contre toute attente, elle battit froid mon enthousiasme en une seule phrase : « Tu as passé tout le temps de notre trajet la tête baissée vers ton écran, tu n’as même pas vu le soleil se coucher... » Et elle pointa du doigt le ciel et son cocktail de nuages orangés. Je manquai d’éclater de rire. Comment lui expliquer que pour voir un coucher de soleil magnifique il me suffisait de taper dans la barre du moteur de recherche de mon smartphone « coucher de soleil magnifique » pour faire jaillir sur mon écran une série d’images toutes plus belles les unes que les autres ? Par politesse, je restai quelques secondes à contempler le ciel, puis pris une photo avec mon téléphone afin de l’afficher aussitôt sur les réseaux avec le hashtag #coucherdesoleil #sunset. Je lui exposai ensuite le résultat : « Tu vois ! Au moins j’en garde un souvenir. Et tout le monde peut voir le ciel grâce à ça. »
Nous nous quittâmes en haut des marches du métro parce qu’elle préférait prendre le bus afin d’avoir le plaisir d’observer le paysage même si cela rallongeait son temps de trajet. Plus rien ne me surprenait venant d’elle. Avant de nous séparer, elle me remercia chaleureusement de lui avoir révélé les raisons qui poussaient les autres à la tenir à l’écart. « Tu sais ce qu’il te reste à faire ! » lui soufflai-je avec un clin d’œil, puis je lui souhaitai une bonne soirée et descendis les marches vers les portes automatiques.
Comment lui expliquer que pour voir un coucher de soleil magnifique
il me suffisait de taper dans la barre du moteur de recherche...
Le lendemain, je me trouvai du côté du local technique afin d’imprimer le crucial dossier « Bilan mensuel et cotation quotidienne » lorsque j’aperçus Houria traverser l’open-space d’un pas décidé en direction d’Iris et Gaëtan. Ces derniers, debout devant le distributeur de friandises, hésitaient depuis quelques minutes déjà entre une barre de chocolat aux noisettes ou celle au riz soufflé. Houria se plaça derrière eux, faisant mine d’attendre son tour. Ils ne lui accordèrent aucune attention, exactement comme si elle n’existait pas. Par réflexe, je saisis mon téléphone et me mis à filmer discrètement la scène, persuadé d’un esclandre à venir. Malgré la distance, je pus entendre Houria prononcer fièrement à voix haute : « Vous savez, je me suis fait un profil Facebook hier soir ! Vous pouvez désormais m’ajouter comme amie ! »
Un printemps de sourires fleurit sur les visages d’Iris et Gaétan. Je devinais du soulagement, presque de la joie dans leurs regards. Immédiatement, Iris s’empara de son téléphone pour se mettre à la recherche de ce nouveau profil et lança : « Ça y est, je t’ai trouvée ! » Mais son sourire dégringola soudain en grimace.
– Tu n’as pas mis de photo de profil ?
– Pourquoi ? C’est obligatoire ?
– Mais comment veux-tu qu’on te reconnaisse sans photo ?
– Il y a mon nom et mon prénom... je veux dire, je n’ai pas envie d’afficher une photo de moi, ça me gêne... l’impression d’être fichée...
Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Déjà, Iris avait tourné les talons, excédée. Quant à Gaëtan, il mit une pièce dans le distributeur et sélectionna une barre chocolat aux noisettes avec laquelle il rejoignit son bureau sans un mot. Houria resta les bras ballants, interdite, presque choquée. Elle cria à l’adresse de l’open-space : « Mais j’ai bien le droit de ne pas être sur les réseaux ! » Un brouhaha d’indignation secoua la pièce. Pas un seul des fronts qui affleuraient par-dessus les écrans d’ordinateurs ne parut insensible à ce cri.
– Vous avez le droit de me parler, je suis là, j’existe !
– Ça reste à prouver ! cria l’un d’entre nous sans que je parvienne à reconnaître sa voix.
Sans doute s’agissait-il de la provocation de trop. J’hésitai à intervenir, mais pour dire quoi ? Mon téléphone se mit à vibrer : sur notre groupe WhatsApp, les réactions se multipliaient :
Corinne : Elle n’a qu’à vivre dans une grotte !
Johann : Pour qui elle se prend celle-là !
Yann : #jemelapète
Laurent : Quelle nolife !
Théo : Elle cache un truc !
Elodie : Elle fait ce qu’elle veut, mais qu’elle ne me reproche pas de faire ce que je veux, moi !
Iris : Je vous l’ai dit, c’est un hologramme !!!!
Pour rejoindre son bureau, Houria passa devant l’imprimante où j’attendais la fin des 239 pages de rapport.
– Houria... murmurai-je.
– Quoi ?
Elle se planta devant moi, les yeux embués de larmes. J’avais envie de l’aider, quitte à m’attirer de mauvais commentaires de la part de mes collègues. Alors je lui glissai ce conseil : « Mets une photo sur ton profil... Même en noir et blanc ça fera l’affaire... Et quelques infos sur ta vie privée... Tes goûts... Tu verras après tout s’arrangera. »
Cependant, plutôt que d’écouter ce conseil pourtant plein de bon sens, elle hurla : « Mais vous êtes tarés ou quoi ? Vous avez un problème dans vos têtes ! »
Je la trouvai injuste. Je poussai un soupir et lui répliquai avec une clairvoyante fermeté : « Si tu refuses de t’adapter à notre monde, ne t’étonne pas d’en être bannie. »
Elle m’éclaboussa le visage d’un rire sec et tourna les talons pour retourner à son bureau. Si j’étais presque certain qu’Houria n’était pas un hologramme, je fus en revanche persuadé qu’elle développait une sorte de démence asociale et dangereuse pour sa santé.
Le lendemain matin, alors que j’étais dans le métro à scruter les stories de ma longue timeline, je découvris une photo postée par Iris sur Instagram. Il s’agissait d’un bureau avec en légende les hashtags #bondébarras #hologramme #complotchinois. Je reconnus le bureau d’Houria, vidé de sa pile de dossiers habituels. La photo avait reçu de nombreux cœurs rouges d’assentiment de la part de mes collègues. J’hésitai un instant, puis ajoutai mon cœur au concert des autres.
Une fois assis à mon poste, je dus attendre ma pause-café de 10h30 pour apprendre de la bouche de Francis le fin mot de cette histoire. La veille au soir, Houria avait posé sa démission et prévenu qu’elle ne remettrait plus jamais un pied à notre étage. Elle s’était plainte du traitement qui lui était infligé. « C’est gonflé de sa part, intervint Iris venue se prendre un café noisette, c’est pas faute d’avoir tout fait pour qu’elle s’intègre ! À mon avis, elle a surtout eu peur qu’on découvre qui elle était réellement, ou plutôt, qui elle n’était pas ! »
Francis haussa des épaules et se réserva le mot de la fin : « Elle travaillait bien, mais ça ne suffit pas, elle avait quand même de gros problèmes d’adaptation... Et quand tu refuses de t’adapter, tu es condamnée... On n’est plus à l’époque de Cro-Magnon. »
Cela me fit un peu de peine, puis je me rappelai que nous étions mercredi et qu’au déjeuner m’attendait à la cantine un croustillant cordon-bleu avec des frites. Rasséréné, je décidai de me remettre au travail en attendant midi trente, et ce fut ainsi qu’Houria devint à jamais une énigme perdue au milieu de la timeline de mes souvenirs....
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