Copies conformes
Comme Albert Einstein, Marcel Proust aurait-il eu un parcours scolaire chaotique ?
Accréditée par certaines appréciations sévères, cette thèse rassurante est mise à mal par la publication de ses écrits d’écolier.
Cancres de tous les temps, et en particulier du nôtre, relevez la tête, reprenez espoir. Marcel Proust, oui, le monument de la littérature française, fut en un certain sens comme vous. Malade, il a, pour commencer, redoublé sa seconde. Mais de plus, quand on lit ses copies, puisqu’elles nous sont conservées, du collège à la Faculté des Lettres, on découvre qu’il n’était pas du genre premier de la classe, comme un Giraudoux. Non, ses notes peuvent descendre jusqu’à 01/20, avec pour appréciation « nul ». Ses professeurs, de philosophie, surtout lui reprochent volontiers de battre la campagne, peut-être même de se moquer, ce qu’ils n’apprécient pas du tout. En ce temps, le poète avait mauvaise presse en philosophie.
Mais aussi, parfois, rarement, il s’attire la mention : « a tout compris ». Tout comme il arrive que ses efforts d’élève plus ou moins laborieux ouvrent une porte dans l’entrebâillement de laquelle on aperçoit le futur monde de Proust. Cancres de tous les temps, et en particulier du nôtre, baissez la tête, ne fanfaronnez pas. Ce cancre de Proust n’est pas comme vous, comme nous. Il est du genre qui s’offre un moment de dilettantisme, parce qu’il a tout compris. Remettons un peu d’ordre dans tout cela.
Et tout d’abord, comment peut-on publier en 2022 un recueil entièrement inédit de travaux scolaires de Proust, mort il y a tout juste cent ans ? Il existait bien déjà, dans le fonds Proust de la Bibliothèque nationale, un dossier de « papiers scolaires » (NAF 16611 pour être précis) contenant des notes de cours, quelques copies de l’élève et de l’étudiant, et aussi des cours calligraphiés et « ronéotés », comme on disait à l’époque, notamment des leçons dispensées à l’École libre des Sciences politiques, qu’a fréquenté Proust pendant qu’il préparait une première licence, de Droit (1891-1893). Mais le portefeuille publié aujourd’hui comprend nombre de documents inconnus à ce jour : la seconde moitié d’un cours de philosophie sur la certitude (la première est à la BnF), mais surtout un important lot de compositions françaises et dissertations philosophiques qu’on ne connaissait pas. Pourquoi ?
Il faut pour le comprendre remonter à Bernard de Fallois (1926-2018), connu ces dernières décennies par les Éditions de Fallois, qu’il avait créées en 1987, donc plutôt en fin de carrière. Auparavant, il avait joué un rôle important dans l’édition, jusqu’à diriger le groupe Hachette. Mais, auparavant encore, au milieu du xxe siècle, ce jeune agrégé de Lettres voulait préparer une thèse, et une thèse sur Proust. André Maurois, bien introduit dans le monde « proustien », lui fait connaître Suzy Mante-Proust, nièce de l’écrivain, qui conserve pieusement, à la suite de son père Robert Proust, les archives du romancier de À la recherche du temps perdu. Bernard de Fallois veut, semble-t-il, consacrer sa thèse à l’évolution créatrice de Proust jusqu’au seuil de la Recherche. Non seulement il fouille, mais il met totalement en ordre les considérables archives, qui seront ainsi vendues par les héritiers de Proust à la BnF en 1962, classées et numérotées (notamment la centaine de cahiers de brouillons du cycle romanesque) avec une patience et une science digne d’un chartiste. Bernard de Fallois en exhume au passage un grand roman ébauché entre 1895 et 1899 environ, Jean Santeuil, qu’il publie en 1952, et un curieux objet littéraire, mi-essai mi-roman déjà, Contre Sainte-Beuve, qu’il livre au public en 1954.
Pour reconstituer la genèse, la formation de la pensée de Proust, Bernard de Fallois débrouille surtout l’écheveau extraordinairement complexe des écrits de jeunesse, et les plus précoces, de son auteur : un monceau de papiers épars. Or, chez un écrivain, les « débuts littéraires » se confondent avec ses premiers travaux scolaires. Le jeune savant de 1950 les classe donc minutieusement, mais les deux trésors publiés chez Gallimard lui ouvrent le monde de l’édition, et le chercheur, en y entrant, referme pour longtemps ses dossiers. Nous les retrouverons, à sa mort en 2018, parce qu’un codicille de son testament les signale, pour les léguer intégralement à la Bibliothèque nationale, et se trouver ainsi mis à la disposition de tous.
Le successeur de Bernard de Fallois, Dominique Goust, m’a accordé sa confiance, avant ce transfert, pour inventorier ces sept gros cartons remplis de papiers de Proust. J’en ai à mon tour exhumé une série de nouvelles, achevées ou inachevées, écrites à l’époque des Plaisirs et les Jours, donc dans les années 1890, certaines ayant figuré au sommaire puis en ayant été retirées ; un précieux cahier dans lequel Jeanne Proust, la mère finement cultivée de l’écrivain, consignait ses citations préférées ; et aujourd’hui donc tout un recueil de travaux scolaires de Proust, élève au lycée Condorcet de 1882 au baccalauréat en 1889, puis étudiant préparant une (seconde) licence, dite de Lettres à option philosophie, à la Sorbonne de 1893 à 1895 (le dossier comprend même le brouillon partiel de son examen terminal de licence).
On commence donc par des narrations. Proust s’y montre dramaturge (Le génie malheureux, drame en cinq actes et en prose, une ébauche de plan), ingénieux aussi : un homme, arrêté sur la route par un chef de bande tout-puissant, sait inventer toute une série de mensonges pour être rendu à la liberté. C’est ainsi qu’à l’autre bout du monde proustien, le narrateur de la Recherche bâtira ses fameuses longues phrases, parce que son récit est une démonstration, et parce que cette démonstration travaille à lever par avance toutes les objections qu’on aurait pu lui opposer (Paul Morand témoignera que la conversation de Proust était ainsi faite).
C’est ainsi qu’à l’autre bout du monde proustien, le narrateur de la Recherche bâtira ses fameuses longues phrases, parce que son récit est une démonstration, et parce que cette démonstration travaille à lever par avance toutes les objections qu’on aurait pu lui opposer.
Puis on passe aux choses, disons, sérieuses. En ces années du lycée Condorcet, souvenons-nous que la dissertation latine vient tout juste d’être supprimée au baccalauréat, en 1880. Ce bouleversement est diversement accueilli par les professeurs de rhétorique, et il faut dire que seule la langue change, mais non les sujets : on dit simplement en français ce que l’on expliquait naguère en latin. Si les moralistes classiques du siècle de Louis XIV occupent le devant de la scène (on condense l’Art poétique de Boileau, on applique à Molière ce que Molière dit lui-même dans la Critique de l’École des femmes), l’ancienne dissertation latine, aujourd’hui francisée, fait son apparition : Racine, Bossuet et Fénelon se voient rassemblés, mais pour juger comparativement Tacite ; l’Art poétique de Boileau revient, mais pour être confronté à celui d’Horace ; ou tout bonnement on compare, en français donc, Plaute et Térence. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, la petite bande de Balbec est tout affairée à lire des nouvelles du brevet que vient de passer l’une d’entre elles, Gisèle. Le sujet, pour lequel Proust a opéré des révisions et vérifications, est ainsi conçu : Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie. Les sujets proposés au temps de Proust faisaient plus directement converser les auteurs, grecs entre eux, grecs et latins, ou antiques et français classiques, Aux Enfers, dans un dialogue animé par les controverses ou les compliments réciproques (nous dirions ronds de jambe). Et d’ailleurs, l’une des nouvelles inédites dont j’ai parlé, intitulée « Aux Enfers », invite à un plaisant dialogue des morts, rendu plaisant parce que le sujet sinon la forme en aurait, quant à lui, été banni des lycées de l’époque – l’homosexualité.
Le sérieux se renforce quand on aborde la philosophie. La petite dizaine de devoirs ici conservés sont en partie liés aux œuvres du programme du baccalauréat : deux dissertations sur Descartes, la mécanique rationnelle et la fameuse théorie des animaux machines qu’on demande directement à l’élève de réfuter, ce dont il s’acquitte ; puis des sujets où l’on reconnaît les préoccupations propres à cette fin de xixe siècle : science et métaphysique, le physique et le moral, le déterminisme psychologique, et le rêve (avec corrigé : le rêve sans l’inconscient de Freud). Le sujet de licence, “De l’unité et de l’identité du moi”, prépare en profondeur la nature problématique du narrateur sans nom de la Recherche.
Agrégé de Lettres classiques,
Luc Fraisse
est professeur de littérature française à l’université de Strasbourg, ancien membre du Conseil national des universités et membre honoraire de l’Institut universitaire de France.
Lecteur impatient, je vous devine agacé de ne pas avoir encore pu dévorer les observations désobligeantes des professeurs sur l’élève Proust. Alors, puisque vous y tenez, faisons vite. Les marges sont remplies de points d’interrogation, ou de plus catégoriques « faux », parfois « mal écrit », ou plus précisément « disparate de style tout à fait choquante » (Proust romancier se spécialisera dans les séries d’adjectifs hétéroclites et disparates, les aubépines devenant « l’arbuste catholique et délicieux »). Le côté poète et romancier de l’élève apprenti philosophe agace : « N’inventez pas en histoire de la philosophie ! », mieux : « Vous avez l’air de vous moquer du lecteur » (et les professeurs n’aiment pas être moqués). Plus subtilement : « Vous entrez dans le sujet par une porte dérobée » (c’est de fait ainsi que finira par se manifester à la toute fin le sujet de la Recherche du temps perdu – l’histoire d’une vocation). Il arrive un moment où le jeune Proust, évoquant la mémoire, souligne qu’un philosophe dirait… Mais où est-il ce philosophe ? interrompt le professeur excédé. Il ne pouvait pas le savoir, ce philosophe n’existe pas encore, mais va bientôt exister : c’est Marcel Proust....
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