Jean-Vincent Bacquart
Régulièrement convoquée face à l’actualité, la théorie malthusienne est peu pertinente.
À en croire une projection dévoilée il y a quelques mois par l’Organisation des Nations unies (ONU), le seuil symbolique des huit milliards d’habitants sur notre planète aurait été franchi le 15 novembre dernier. Comme les experts de l’organisation mondiale s’y attendaient, ce passage de cap a déclenché une avalanche de réactions dans nos médias. Émerveillés ou paniqués, les observateurs ont souvent recours à un nom que l’on croyait d’un autre temps : Malthus. Ou comment un pasteur anglican, mort il y a près de deux siècles, continue d’interférer dans la pensée politique et économique contemporaine.
Second d’une famille qui comptera huit enfants, Thomas Robert Malthus voit le jour en 1766 dans le Surrey. Son père, ami du philosophe David Hume et de Jean-Jacques Rousseau, confie l’essentiel de son éducation à un précepteur jusqu’à son entrée au Jesus College de Cambridge. Étudiant brillant, Malthus est diplômé en 1788, intègre la direction de l’université en 1793, puis est consacré pasteur de l’Église anglicane en 1797.
Depuis longtemps, Malthus est frappé par la pauvreté qui sévit autour de lui et, contrairement à son contemporain William Godwin, philosophe croyant en la possible amélioration des conditions de vie dans la société, l’homme de Dieu développe une analyse pessimiste. Alors qu’en 1798 paraît anonymement An Essay on the Principle of Population, il ne faut pas longtemps aux observateurs pour comprendre que derrière cette œuvre se cache le révérend Malthus. La théorie qu’il y expose est simple : une croissance démographique sans frein est incompatible avec le bonheur social. Pire, il prophétise une catastrophe en observant que la population progressera toujours plus vite que la production de vivres. Une assertion qu’il habille d’oripeaux mathématiques en affirmant, sans se soucier de le démontrer, que la croissance de la population serait de type « géométrique » (2, 4, 8, 10 etc.) alors que la quantité globale de nourriture disponible augmenterait bien moins rapidement, suivant une courbe de type « arithmétique » (1, 2, 3, 4, 5 etc.) ; une divergence qui, conclut Malthus, entraînera immanquablement famines et révoltes.
Les postulats du révérend Malthus ont depuis été réfutés par la théorie et démentis par la réalité.
À constat alarmiste, mesures extrêmes. Et Malthus de prôner la réduction du nombre de naissance – surtout dans les familles pauvres ! – en restant chaste hors mariage, en repoussant l’âge des unions, en ne mettant au monde que les enfants que l’on pourra entretenir, en prônant l’instauration de taxes. Quant à l’État, il ne doit surtout pas secourir les plus démunis car « aider les pauvres, c’est multiplier la pauvreté ». Alors que ses propos déclenchent d’intenses polémiques, Malthus s’engage dans un périple européen, recueillant de nouvelles observations qui viennent augmenter la seconde édition de son ouvrage, parue en 1803. Bien que sa pensée économique ne se limite pas à l’Essai sur le principe de la population, c’est bien cette œuvre qui lui assure une véritable renommée.
En 1805, alors fraîchement marié, Malthus décroche un poste de professeur d’économie politique au collège de la Compagnie anglaise des Indes orientales, qui ouvre ses portes dans le Hertfordshire. Membre de la Royal Society of Literature, de la Royal Statistical Society, de l’Académie royale de Berlin, de l’Académie des Sciences morales et politiques de Paris, un temps proche de l’économiste David Ricardo, il passe les trois décennies suivantes dans une existence sereine, révisant sans cesse son Opus Magnum et publiant une dizaine d’ouvrages d’économie. Une crise cardiaque l’emporte quelques jours avant Noël 1834.
Certains critiques ont vu dans le succès des théories malthusiennes le fait qu’elles rassuraient les classes favorisées, rétives au partage des richesses, car le peuple y était présenté comme la cause de ses propres misères. Au-delà, les postulats du révérend ont été, depuis, réfutés par la théorie et démentis par la réalité.
Observateur, peut-être, mais peu visionnaire, Malthus n’avait pas prévu que la révolution industrielle et la révolution agricole permettraient à la population de croître tout en voyant ses conditions de vie s’améliorer. Il n’avait pas prévu que la science allait œuvrer pour le bien commun. Il n’avait pas prévu que des femmes et des hommes éclairés, portés par un désir de solidarité, favoriseraient une meilleure répartition des richesses. Il n’avait pas prévu, enfin, que la natalité freinerait avec l’augmentation du niveau de vie des populations.
À l’heure où certains exhument Malthus et assimilent dorénavant natalité à destruction de l’environnement, rappelons que celui-ci, enfermé dans ses sombres certitudes, n’avait pas forcément pris en compte la complexité des sociétés humaines, l’imprédictibilité des temps futurs et, surtout, l’incroyable capacité de l’être humain à se dépasser.
Historien, éditeur, Jean-Vincent Bacquart est doctorant à Sorbonne Université, attaché au Centre d’histoire du XIXe siècle. Ses recherches portent sur les ordres religieux et militaires, dont l’ordre du Temple et ses résurgences apparues aux XVIIIe et XIXe siècles....
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