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Philippe Trétiack
Les fabricants de foreuses et de pelles mécaniques n’en dorment plus la nuit. Angoissées par la crise climatique et la raréfaction des matières premières, des voix s'élèvent dans les universités prestigieuses comme dans les organisations militantes pour exiger qu'on laisse les sols en paix. « Leave it in the ground! » Du côté des cabinets ministériels, des chartes sont rédigées, des programmes élaborés pour tenter d’imaginer une alternative à l’exploitation des gisements de charbon, de pétrole et de gaz, d’abandonner l’extraction des métaux rares, bref, d’oublier les mines et les carrières. « On ne creuse plus », tel serait le mot d’ordre.
On pourrait ne voir dans cette exhortation au lâcher-prise, rien d’autre que la manifestation ultime du radicalisme écolo. Pourtant, si l’on élargit le spectre, elle révèle une tendance qu’il serait paradoxal de qualifier de profonde. Car en vérité, notre société creuse-t-elle encore ? On sait que depuis deux décennies au moins, la psychanalyse, qui fut hier dominante, a du plomb dans l’aile. L’introspection douloureuse, la balbutiante remontée des traumas nichés dans les circonvolutions de nos cerveaux ne pèse pas lourd, aujourd’hui, face au tout « coaching qui fait du bien ».
L’expansion du virtuel a durement secoué nos repères traditionnels.
Moins que l’esprit, c’est le corps qui est le centre de toutes les attentions, l’objet de tous nos soins. Jadis on se rongeait les sangs, on se voulait poète maudit, on faisait la gueule ; à présent on se veut caressé, souriant, sublime en 2D, instagramable à tout instant en somme. Si l’on veut encore agir, c’est en surface, sur l’enveloppe. Le corps se voit saisi au prisme du packaging et que des foules en soient emballées, c’était écrit. Dès lors, le tatouage qui déferle sur la planète (environ un tiers des Français de 18 à 35 ans sont tatoués) prend tout son sens. Là où l’être humain dissimulait hier une mémoire qu’il s’efforçait quelquefois d’extirper de son cortex à l’aide de deux ou trois forceps freudiens, il exhibe désormais ses signes d’appartenance tribale, de ses triceps à ses lobes frontaux. Aux blessures de l’âme, il préfère les cicatrices de l’épiderme, aux traces, les tracés, à l’ancrage, l’encrier. Certes on admettra que pour que le tatouage prenne, il faut que l’aiguille s’enfonce, mais à la différence du trépan pétrolier ou de la pioche du mineur, elle ne ramène en surface ni houille, ni chair, ni sang.
En vérité, il se pourrait qu’il existât entre le corps terrestre et le corps humain de subtiles accointances. Comme une danse fusionnelle, un pas de deux, une extrapolation de la théorie célèbre de l’aile du papillon qui, agitée à Manille déclenche un tsunami au Chili. L’expansion du virtuel a, par exemple, durement secoué nos repères traditionnels. D’un clic, il est possible aujourd’hui de modifier une image, de la retourner, de la chahuter en tous sens. Un adepte de jeu vidéo sait très bien qu’à l’aide de sa souris, il peut s’imaginer pilotant une voiture en la surplombant comme en prenant place derrière le volant. Il peut même changer de machine, emprunter celle de son adversaire. Tout est permis et le haut, le bas, la gauche et la droite semblent soudain des notions surannées.
Aux blessures de l’âme, il préfère aux traces, les tracés, à l’ancrage, l’encrier.
Un post-modernisme spatial est à l’œuvre car si rien ne s’arrime alors disparaissent les fondations. Pour preuve, voilà que dans le même temps, les pôles qui si longtemps bercèrent nos imaginaires de leurs solitudes réfrigérées, s’amollissent, se rabougrissent et mutent de la glace à la crème renversée. L’Arctique et l’Antarctique, naguère terrifiants géants, ont perdu leur superbe. Hérissées d’obstacles infranchissables hier, leurs eaux sont aujourd’hui les lieux de passage privilégiés du trafic des porte-conteneurs qui relient l’Orient et l’Europe. Le globe, avec ses gouffres et ses avens, ses océans profonds et ses banquises, mute pour s’offrir comme une surface à parcourir, comme une peau offerte aux tatoueurs, sur laquelle, fluidité oblige, tout doit glisser à l’image des architectures de Zaha Hadid où les planchers, les murs et les plafonds, dénués de toute arête, forment un ruban continu, un tore sans aspérité, tels nos corps exposés sur l’étal d’une société superficielle.
Ce décrochage tout à la fois réel et fantasmé trouve sa source dans notre incapacité mentale à donner forme à ce grand tout qu’est le Web, monstre dévorant dont nous sommes les soldats consentants. Mais quelle est donc sa forme ? Un filet, une enveloppe, un nuage ? A-t-il même une épaisseur ? Ne nous avait-on pas promis, au temps de son émergence, que notre avenir, grâce à ses connexions sans contrôle, serait désormais horizontal ? Que nous barboterions bientôt dans une démocratie libérée de toute hiérarchie ? Que seuls les tyrans façon Poutine ou Khamenei oseraient encore se flatter d’être au sommet de verticales du pouvoir ? Nous avons rêvé d’un monde sans profondeur, lisse et comme nettoyable au jet. Nous voilà servis… et asservis. Les métavers qui s’avancent n’ont déjà comme profondeur que leur plasticité à nous séduire. Sont-ils profonds ou sont-ils creux ? Sans doute faudrait-il, pour s’en persuader, creuser la question mais comme il a été dit plus haut… on ne creuse plus....
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