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Alix Van Pée
Quand je me couche, je pense à mes voisins. La chambre de mon voisin est contiguë à la mienne, alors je l’imagine dans son lit, de l’autre côté du mur, à quelques dizaines de centimètres de moi. Puis je dézoome mentalement l’image, et, tel un drone qui s’élèverait vers le ciel, je visualise les centaines, les milliers de voisins empilés au-dessus, en dessous, à gauche et à droite de moi. Depuis quelque temps, cette vision m’oppresse de plus en plus.
Pour calmer ma misanthropie, je me suis mise à traîner sur Internet. En tapant « nature déconnexion », puis « séjour campagne » dans la barre de recherche, je suis tombée sur cette offre, alléchante : « Louez une micromaison en Normandie, au milieu d’un parc ! » Une micromaison ? Je ne connaissais pas le concept. La flopée d’articles sur le sujet m’a appris que ces tiny houses, dépassant rarement les 20 mètres carrés, étaient économiques et écologiques ; celle de l’annonce était installée « dans un parc avec étang, en immersion dans la nature ». Sans voisin, quoi. Parfait.
Avec le recul, mon fantasme de la nature impliquait déjà une forme de masochisme.
Quelques jours plus tard, et 210 euros en moins sur notre compte en banque, nous prenions la route, avec mon compagnon, pour la baie du Mont-Saint-Michel. À mesure que nous approchions de la destination, les rafales de pluie s’intensifiaient, dans un ciel noir si bas « qu’il fait l’humilité » comme le disait Jacques Brel. Mais je jubilais. À nous la grande nature, le parc, l’étang, les goélands, le vent normand qui fouette le visage ! Avec le recul, mon fantasme de la nature impliquait déjà une forme de masochisme. La suite a confirmé mon intuition…
La maisonnette était, en effet, minuscule. Une cabane de luxe, aux grandes baies vitrées tournées vers un parc en pente peuplé d’ânes, de vaches et de cerfs. En bas, une cuisine de trois mètres carrés donnait sur un minisalon tapissé de jonc de mer. Un canapé aurait incité les occupants à rester dans la cahute, aussi la propriétaire du lieu n’avait pas jugé nécessaire d’en installer un.
Elle nous a rapidement présenté les lieux. « Vous devrez vous occuper des toilettes sèches. Il faut lever le couvercle en bois, et vider le seau dehors, dans la poubelle noire. » J’ai osé une question sur le caractère des vaches, en liberté dans le parc. « Elles sont très gentilles, tant qu’elles ne se sentent pas prises en sandwich entre deux humains. Idem pour les ânes. » Ah. Nous pourrions admirer ces animaux à loisir : la chambrette en mezzanine n’avait pas de rideaux. « C’est fait exprès », m’a assuré la propriétaire. Comprenez : la tiny house n’est pas un lieu de grasse matinée.
Le choc de nature commençait à opérer. Dire que je me moquais, depuis des années, des amateurs d’hôtels sans wifi qui paient pour qu’on leur interdise d’aller sur Internet, ou de ces citadins qui partent en retraite spirituelle pour se forcer à apprécier le silence… À mon tour, je découvrais avec plaisir ce tourisme, très contemporain, de la contrainte. Nous avions payé pour nous coucher plus tôt, et mettre le nez dehors. C’est ce que nous avons fait.
Les deux jours ont filé, rythmés par nos promenades au bord de l’étang et dans la baie du Mont-Saint-Michel. La première nuit, en revanche, a été plus folklorique. Autour de minuit, la tiny house s’est mise à tanguer violemment. Quelqu’un semblait frapper la cahute depuis l’extérieur, en grognant. Coincés dans la mezzanine comme des lapins dans leur terrier, nous écoutions les cris, pétrifiés. J’ai pensé à la série Twin Peaks, de David Lynch, dont j’ai retenu principalement une chose : les cabanes en pleine nature plaisent aux psychopathes. Mes voisins parisiens ont commencé à me manquer. « Tu veux que je descende ? » Mon compagnon, en tenue d’Adam, n’a pas attendu mon « oui » pour sortir, armé du seul couteau de la cuisine. Derrière la paroi, notre voisin maléfique était en réalité une grosse vache, occupée à se gratter en donnant des coups de tête dans la cloison en bois ! Nous voulions une expérience insolite, nous l’avons eue.
Avec le recul, les tiny houses à louer me semblent taillées pour les citadins. Habitués au vacarme, aux rues bondées, à la pollution lumineuse, nous cherchons un changement violent, un choc de verdure d’une même intensité que le choc de la ville. Comme les amateurs de vin qui arrêtent brutalement de boire au mois de janvier, ou les carnivores qui attendent le veganuary (mois de janvier vegan) pour mettre en pause leur régime alimentaire, j’ai espéré, en louant cette tiny house, vivre une « excitation par l’altération », pour citer l’expression de Tristan Garcia dans son essai La Vie intense. Et tant pis si cette altération ne ressemblait pas à la vraie vie à la campagne (dans une vraie maison, avec des vrais murs, des rideaux, un salon).
Sur le chemin du retour, nos vêtements pleins de boue dans le coffre, nous nous sommes arrêtés dans un restaurant normand. J’y pensais depuis mon arrivée : mon idée de la Normandie absolue serait totalement comblée une fois seulement que j’aurais commandé des moules. Le serveur m’a regardée fixement. « Des moules, en cette saison ? Vous n’êtes pas d’ici, vous. »...
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