Femme, Vie, Liberté : Un message d’Edgar Morin
Edgar Morin
Edgar Morin
Edgar Morin aura 102 ans l’été prochain. Je suis proche de ce grand sociologue depuis cinquante ans. Il est président d’honneur du Forum d’Action Modernités, la fondation que je dirige. Il tenait absolument à participer à la soirée en soutien au peuple iranien organisée le 12 décembre au Trianon, à Paris. Sa santé ne lui a pas permis de venir, ni même d’enregistrer une vidéo. Il m’a demandé d’y lire le message qu’il avait écrit, celui qui suit.
- Philippe Lemoine
J’avais fait, il y a quelques années, un séjour à Téhéran, invité par la chaire Unesco de l’université. J’y ai découvert, sous le boisseau officiel, une très vivante activité intellectuelle masculine et féminine, et aussi que toutes les femmes que je rencontrais ôtaient le voile dès qu’elles étaient dans un espace privé !
La révolte actuelle, révolte spontanée et généralisée, cristallisée dans le refus du voile, témoigne du rejet du symbole même de la cruelle et imbécile domination de la conception la plus obscurantiste de la religion islamique, mais aussi de la domination multiséculaire de l’homme « macho » sur la femme. Domination universelle, mais institutionnelle et particulièrement barbare en Iran. En fait, les femmes iraniennes mènent également le combat pour la liberté des hommes, eux-mêmes soumis à la dictature des ayatollahs, et celui pour les droits de tous les Iraniens, y compris les minorités, comme celle des Kurdes, qui se sont soulevées à l’occasion de la révolte féminine.
Ce mouvement collectif pour la femme, pour l’homme, pour l’Iran, est l’expression admirable et tragique d’un basculement universel qui est le grand phénomène révolutionnaire de notre siècle : la révolte des femmes dominées, opprimées, exploitées sexuellement et pas seulement socialement… Les femmes prennent conscience de ce que leur destin social ou matrimonial n’est pas le fait d’une obscure loi naturelle, mais issu d’une conception moyenâgeuse autoritaire, que les hommes subissent avant de l’infliger, encore plus cruellement, aux femmes.
Certains croyaient, au XXe siècle, que le prolétariat masculin était le fer de lance de la lutte finale pour la liberté de tous. Nous savons aujourd’hui que c’est faux, que ce sont bien les femmes qui forment l’avant-garde de ce combat, partout, et surtout dans un régime d’arriération et de fanatisme.
Inclinons-nous devant elles, devant leurs morts, devant leurs deuils ! Quand bien même il finirait par être étouffé, vaincu, leur soulèvement restera dans l’histoire comme un moment sublime.
Nous disons : « Femme, Vie, Liberté », en y incluant justement la Vie. Car qu’est-ce que vivre, sinon participer – consciemment ou non – à la lutte entre ces deux ennemis inséparables que sont Éros, les forces d’amour, de communion, d’épanouissement, et Thanatos, les forces de haine, de mépris, de cruauté. Le féminin est radicalement lié à Éros, car il donne vie, protège vie, perpétue vie. Parce que c’est lui qui peut nourrir de tendresse les relations humaines.
Tout homme possède, de façon plus ou moins latente, une part féminine dont l’importance s’accroît aujourd’hui. Symétriquement, la composante masculine, présente chez toute femme depuis l’origine, s’est développée au fil des luttes pour l’émancipation. Leur féminité, loin de disparaître, s’en trouve même intensifiée.
La grande révolution féminine est en marche. Ses héroïnes actuelles sont en Iran.
Je m’incline devant elles et je demande à chacun de s’incliner....
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