Trompe la mort

Raphaël Chevrier

Pendant que la planète brûle, certaines entreprises, financées par des géants de la tech en quête de jeunesse éternelle, tentent de repousser l’issue fatale.

 

En août 2022, dans un article publié dans la célèbre revue Nature, des chercheurs de l’université Yale, aux États-Unis, racontent comment ils sont parvenus à ressusciter certains organes vitaux de porcs. Une heure après la mort de l’animal, provoquée par crise cardiaque, les scientifiques lui ont injecté un liquide, mélange de sang de cochon, d’hémoglobine de synthèse et d’un médicament pour protéger les cellules dégradées. Résultat à la Frankenstein : le sang a circulé de nouveau et des cellules se sont remises à fonctionner, notamment dans le cœur, les reins ou le foie.

Aussi sensationnelle soit-elle, cette expérience n’a pas vocation à ressusciter les morts comme aurait pu le fantasmer George A. Romero, le maître des films de zombies. Si cette technique était un jour appliquée aux êtres humains, elle servirait surtout à sauver des organes de personnes décédées en vue de les transplanter. En aucun cas, précisent les auteurs de l’étude, la réactivation des organes vitaux ne permet de rétablir les fonctions cérébrales après le décès. Les cochons n’ont jamais repris « conscience ». Il n’empêche, la prouesse illustre à merveille notre obsession quasi névrotique à repousser toujours un peu plus la frontière entre la vie et de la mort.

Plusieurs siècles de progrès en matière de réanimation ont participé à transformer le corps humain, autrefois considéré comme sacré, en une sorte de machine branchée artificiellement au secteur, dont les organes peuvent être remplacés comme les différentes pièces d’une voiture. Une situation qui a conduit le corps médical à élargir sa définition de la mort, circonscrite jusque dans les années 1960 à un arrêt cardiorespiratoire prolongé. En 2012, l’OMS officialisait le concept de « mort cérébrale », diagnostiquée par « la disparition permanente et irréversible de la capacité de conscience et de toutes les fonctions du tronc cérébral ». L’ennui, c’est que les chercheurs peinent encore à caractériser sans ambiguïté cette notion de conscience, surtout lorsque le cerveau se trouve dans un état « intermédiaire » ou « altéré », à mi-chemin entre la vie et la mort, à la suite d’un traumatisme grave et irréversible. Face à un corps plongé dans le coma, les yeux fermés, à un individu éveillé mais présentant des signes limités, voire inexistants, de conscience de soi ou de son environnement, ou encore à un organisme totalement paralysé mais parfaitement conscient et éveillé, chacun trouvera sa propre définition de l’existence en fonction de ses valeurs et de sa sensibilité. C’est ce que nous a montré la triste histoire de Vincent Lambert, décédé en 2019 après près de onze années dans un état végétatif, pendant lesquelles s’est noué un dramatique feuilleton juridique, familial et religieux autour de l’épineuse question de l’acharnement thérapeutique.

Pour éviter d’en arriver là, de nombreuses entreprises spécialisées dans la biotechnologie se sont fixées pour objectif d’allonger purement et simplement la durée de l’existence humaine en bonne santé. Selon Bank of America, le marché de la longévité s’élève actuellement à 110 milliards de dollars et pourrait atteindre plus de 600 milliards d’ici 2025. Altos Labs, Juvenescence, AgeX Therapeutics, Human Longevity, Shift Bioscience : plus que de traiter les maladies liées à l’âge, telles que les cancers ou Alzheimer, la plupart de ces jeunes pousses entendent ralentir, voire stopper, les mécanismes de vieillissement cellulaire. En effet, à mesure que les cellules se divisent et se reproduisent pour remplir leurs fonctions dans l’organisme, de petites erreurs apparaissent et s’accumulent dans l’ADN. Pour préserver l’intégrité du code génétique et contenir le risque de produire des cellules défectueuses, lequel augmente avec les années, les chromosomes indiquent aux cellules le moment où il est temps d’arrêter de se répliquer. Le corps n’est plus régénéré par des cellules saines, il est en quelque sorte programmé pour vieillir, inéluctablement.

Or, chaque individu conserve des cellules débarrassées des modifications liées à l’âge. C’est à partir de ces cellules-souches que seront conçus des nouveau-nés, dont l’horloge biologique est remise à zéro. Et si nous parvenions un jour à reprogrammer des cellules de tous âges, prélevées dans n’importe quelle partie du corps, afin de les ramener à leur état initial ? En 2012, le chercheur japonais Shinya Yamanaka recevait le prix Nobel de médecine pour avoir identifié quatre protéines susceptibles de faire reculer l’horloge biologique de nos cellules. Largement balbutiantes, ces technologies de rajeunissement des vieilles cellules bénéficient d’investissements massifs de la part des plus grosses fortunes de ce monde, de Jeff Bezos à Mark Zuckerberg, qui ont jusqu’ici réussi à tout acheter, sauf le temps.

En attendant le grand soir de l’immortalité, certaines entreprises s’investissent depuis une bonne décennie dans les techniques de conservation des corps. Particulièrement cyniques, ces instituts utilisent la détresse de personnes endeuillées en leur proposant de congeler les cadavres entiers de proches décédés dans l’espoir que les progrès de la médecine permettront un jour de les ramener à la vie. Illégale en Europe, cette pratique est principalement commercialisée aux États-Unis, en Chine, en Russie ou, plus récemment, en Australie. Environ 2 000 personnes ont fait le choix de débourser quelques dizaines, voire plusieurs centaines de milliers de dollars, pour passer leur au-delà dans d’immenses cuves d’azote liquide refroidies à -196 °C. Au préalable, les corps sans vie sont traités avec une solution pour éviter la coagulation sanguine, puis refroidis à 10 °C. Le sang et les autres fluides corporels, dont l’eau des cellules, sont ensuite remplacés par une sorte de liquide antigel afin de prévenir la formation de cristaux de glace lors de la cryogénisation. Cependant, si les scientifiques sont déjà capables de congeler pendant des décennies des embryons, des gamètes et autres cellules avant de les ramener à la vie, ils sont très loin de savoir conserver des organes entiers sans les endommager définitivement au moment du réveil. Prudents, ces instituts rappellent qu’ils n’apportent aucune garantie de succès…

Ces tentatives d’allongement de la vie en disent long sur nos névroses humaines face à la mort et soulèvent des questions économiques, sociales et éthiques étourdissantes. Au-delà des problématiques de surpopulation, de nouvelles conceptions du travail et de la retraite devront être imaginées si, demain, nous étions capables de vivre en bonne santé pendant plusieurs siècles. Quel impact une vie professionnelle aussi longue aura-t-elle sur le dynamisme, l’envie et la créativité propres à la jeunesse ? Gagnerons-nous en sagesse ou tomberons-nous en dépression collective, incapables de retrouver au fil des ans l’envie d’entreprendre et de découvrir de nouvelles choses ? Les réfractaires à cette vie à rallonge seront-ils considérés comme des individus suicidaires, à qui l’on interdirait d’abréger leur existence ?

On pourrait rappeler que les progrès de la médecine ont toujours eu pour objectif de repousser la date du trépas. N’a-t-on pas déjà doublé, triplé l’espérance de vie depuis les premiers vagissements de l’homme moderne ? Plusieurs raisons poussent à croire que l’entreprise actuelle de lutte contre l’inéluctable revêt une dimension inédite, teintée d’incohérence. En effet, rajeunir les cellules du corps humain revient ici à inverser la flèche du temps afin de contourner l’âge limite théorique pour un être humain. Selon une étude parue dans Nature Communications, une personne en excellente santé, n’ayant développé aucune maladie grave, pathologie vasculaire ou cancer au cours de sa vie, déclinera immanquablement entre 120 et 150 ans. Surtout, la quête d’immortalité entre en contradiction totale avec les difficultés actuelles à préserver la vie telle que nous la connaissons. Dans cette période de stress inédit que vit la planète Terre, marquée par le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’élévation du niveau des mers et ses conséquences dramatiques sur de nombreuses populations humaines, quel est le sens d’investir autant d’argent et d’énergie dans un combat hautement spéculatif, plutôt que dans la recherche de solutions à des problématiques scientifiquement établies ? Lorsque l’humanité éprouvera de réelles difficultés à se nourrir ou sera confrontée à de nouvelles maladies, les lubies de ces milliardaires sembleront particulièrement déconnectées de la misère du commun des mortels....

Pendant que la planète brûle, certaines entreprises, financées par des géants de la tech en quête de jeunesse éternelle, tentent de repousser l’issue fatale.   En août 2022, dans un article publié dans la célèbre revue Nature, des chercheurs de l’université Yale, aux États-Unis, racontent comment ils sont parvenus à ressusciter certains organes vitaux de porcs. Une heure après la mort de l’animal, provoquée par crise cardiaque, les scientifiques lui ont injecté un liquide, mélange de sang de cochon, d’hémoglobine de synthèse et d’un médicament pour protéger les cellules dégradées. Résultat à la Frankenstein : le sang a circulé de nouveau et des cellules se sont remises à fonctionner, notamment dans le cœur, les reins ou le foie. Aussi sensationnelle soit-elle, cette expérience n’a pas vocation à ressusciter les morts comme aurait pu le fantasmer George A. Romero, le maître des films de zombies. Si cette technique était un jour appliquée aux êtres humains, elle servirait surtout à sauver des organes de personnes décédées en vue de les transplanter. En aucun cas, précisent les auteurs de l’étude, la réactivation des organes vitaux ne permet de rétablir les fonctions cérébrales après le décès. Les cochons n’ont jamais repris « conscience ». Il n’empêche, la prouesse illustre à merveille notre obsession quasi névrotique à repousser toujours un peu plus la frontière entre la vie et de la mort. Plusieurs siècles de progrès en matière de réanimation ont participé à transformer le corps humain, autrefois considéré comme sacré, en une sorte de machine branchée artificiellement au secteur, dont les organes…

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