Du pain ou des jeux ? A Rennes, élus et associations s'opposent après que le conseil municipal a accédé à la demande du club de foot de s’étendre au détriment terres agricoles.
Zone naturelle et agricole de l’ouest de Rennes, la Prévalaye accueille aussi le centre d’entraînement de l’équipe de football, le Stade Rennais F.C. (SRFC). Désireux de s’agrandir, il a obtenu en juin 2022 l’autorisation par la Ville d’augmenter sa surface, ce que ne manquent pas de contester associations et acteurs du secteur. Un combat de longue haleine, révélateur des enjeux autour de l’agriculture en territoire urbain.
« Attrape ! » Fin juin sur le parvis de l’hôtel de ville, qui fait face à l’opéra en plein cœur de Rennes, un garçon — sept ou huit ans à peine — enchaîne les passes. Sur son dos, un maillot floqué au nom de Yoann Gourcuff’ex-international français originaire de Bretagne qui a joué plusieurs saisons au Stade Rennais. À quelques mètres de là, chaises longues et tables en bois éparpillées aux portes de la mairie, un banquet vient de prendre place avec distribution gratuite de plats faits maison. Cheveux blonds couleur épi de blé, l’air dégourdi, Lola — la trentaine — s’avance devant le public curieux et prend le micro : « Nous sommes ici aujourd’hui, car le conseil municipal va prendre la décision d’accorder l'extension du centre d’entraînement du Stade Rennais à la Prévalaye. Nous nous opposons au footbussiness qui va contre l’intérêt général. Les velléités d’agrandissement du club ne s’arrêteront pas là ! »
Depuis 2020, Lola a intégré le collectif de sauvegarde de la Prévalaye, un ancien domaine d’environ 450 hectares où, parmi les arbres et les étangs, se déploient des activités agricoles. C’est dans cet écrin nourricier que s’est installé, il y a une vingtaine d’années, le club de football de la ville. Il y occupe 11,4 hectares, au lieu-dit La Piverdière. Seulement voilà, en 2019, la société sportive, détenue par l’homme d’affaires milliardaire François Pinault, a fait part de son envie de s’agrandir. Pour quelles raisons ? « […] afin de ne pas accumuler davantage de retard. Il est important de noter que plusieurs clubs concurrents ont récemment rénové leur centre ou ont lancé un nouveau projet », indique le directeur général du Stade Rennais FC, Olivier Cloarec. Une ambition que le collectif de sauvegarde de la Prévalaye a immédiatement dénoncée, lui qui s’opposait déjà au projet voisin d’aménagement et de valorisation de la vallée de la Vilaine. Ses motivations pour s’engager, Lola les assume donc haut et fort : « Si on n’agit pas, c’est déprimant, on attend juste que la catastrophe arrive. » Avec la dizaine d’autres membres de l’organisation, elle défend le caractère agricole des terres d’implantation et milite pour la fin de l’artificialisation des sols. Un combat qui a agité la vie rennaise pendant près de trois ans, et qui a mis en lumière des visions contradictoires de l’avenir du territoire.
Il s'agit d'enjeux de société. On peut aimer le football et trouver que la défense des terres agricoles est plus importante.
La Prévalaye a longtemps hébergé un château, incendié en 1944. Tout autour de ce site, des terres abritaient un pressoir, des étables pour les vaches, des fermages, des vergers et de multiples métairies. L’élevage, le maraîchage étaient pratiqués abondamment. De ce terroir provenait d’ailleurs le fameux beurre de la Prévalaye, dont Madame de Sévigné raffolait comme elle l’écrivait à son amie Madame de Grignan en 1690 : « J’aime le beurre charmant de la Prévalaie dont il nous vient toutes les semaines ; je l’aime et le mange comme si j’étais bretonne… » Sa commercialisation jusqu’à Paris lui a conféré une place de choix parmi des produits recherchés dans les milieux les plus aisés.
Le site a également concentré, au début du XXe siècle, nombre de moulins à farine, avant que des activités industrielles prennent le pas comme la briqueterie ou l’exploitation de sablières et de gravières. Quelques maraîchers ont survécu et, en 1982, des jardins familiaux se sont implantés, rapidement suivis par de nouvelles associations. Parmi elles : Kaol Kozh et ses semences paysannes, les agriculteurs bio de Semons l’espoir, le Jardin des Millepas, consacré au maraîchage, la Basse Cour et sa guinguette dédiée à l’alimentation durable. Des études de 2015 et de 2016, menées par l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA) et Agrocampus Ouest, ont d’ailleurs confirmé le potentiel agricole de la Prévalaye, en qualifiant les terres d’« endormies », mais capables d’être réveillées grâce à une évolution des pratiques.
Mickaël Launay en sait quelque chose. Nichée entre des pelouses d’entraînement du club de foot bretillien et une prairie, sa ferme en permaculture Perma’G Rennes regorge de légumes dès le début du mois de juin. « Ici les terres sont idéales », affirme sans sourciller le maraîcher en T-shirt-bermuda-casquette, derrière ses lunettes de soleil qui ne laissent pas entrevoir ses expressions. Son projet a émergé en 2016 après un bail précaire accordé par la ville de Rennes, propriétaire de la plus grande partie des terrains de la Prévalaye. « J’arrivais à tirer un SMIC de mon activité. Puis le Covid m’a handicapé, et cette histoire d’extension du Stade Rennais n’a fait qu’en rajouter. Aujourd’hui, je ne veux pas continuer tout seul », soupire le quadra, désenchanté. Lorsqu’il a appris les ambitions de son voisin sportif par voie de presse en 2019, Mika — comme il se surnomme — s’est positionné radicalement contre. Il s’explique : « Pour moi, il s’agit d’enjeux de société. On peut aimer le football et trouver que la défense des terres agricoles est plus importante. » Celui qui enseigne l’autonomie alimentaire sur sa ferme a d’autant plus critiqué les desseins du Stade rennais qu’il a participé à l’écriture d’un appel à projets sur le site de la Prévalaye en 2019 avec la ville de Rennes, en vue d’accueillir de nouveaux maraîchers. « Finalement personne n’est venu, regrette-t-il avec amertume. Et je me suis mis en danger par mon positionnement ; aujourd’hui les restaurateurs ne veulent plus travailler avec moi. »
Entre-temps, en effet, la question de l’extension du centre d’entraînement s’est immiscée dans le débat avec des ambitions fluctuantes au fil des mois. À l’automne 2019, l’équipe dirigeante du club laissait ainsi miroiter la possibilité de quitter la Piverdière pour 20 hectares à Liffré, au nord de Rennes, sous prétexte que la taxe « transports » d’un million d’euros annuels remise à la métropole était trop élevée. « […] le Stade Rennais contribue pour des montants beaucoup plus importants que ceux qu’apportent les collectivités», déclarait à Ouest-France le président exécutif du SRFC d’alors, Olivier Létang. Puis le projet s’est replacé à son point d’ancrage, la Prévalaye, initialement pour huit hectares de terrains supplémentaires.
« Nous avions une ligne rouge : le chemin de la Taupinais. La friche qui le longe était une zone à sanctuariser », clarifie Joyan, du collectif de sauvegarde de la Prévalaye. Pull bleu et blanc, sac plongeant en bas du dos, le militant écologiste pointe l’endroit stratégique sur une carte dans le Jardin à Défendre que l’organisation a installé à quelques mètres du centre d’entraînement et qui, si le projet d’agrandissement du TC Rennes aboutit, devrait devenir un parking. Comme ses camarades, l'ancien membre d’Extinction Rebellion d’une vingtaine d’années a pris part au comité de gestion de la Prévalaye - consultatif -, mis en place par la municipalité. Tous les usagers et le club se retrouvaient autour de la table pour essayer de faire bouger les lignes. « L’enjeu était de réussir à trouver des compromis. Il y a eu des discussions, des débats, une étude d’impact… », apprécie l’élu EELV de la majorité, Matthieu Theurier.
Le collectif de sauvegarde de la Prévalaye demandait l’arrêt complet du projet. Le Stade Rennais a revu ses prétentions à la baisse, tablant finalement sur 3,6 hectares supplémentaires et s’engageant à ne pas s’étendre au-delà du chemin de la Taupinais. En mars 2022, coup de théâtre : le FC Rennes révise à la hausse ses exigences, réclamant désormais 2,6 ha de plus . Branlebas de combat dans tout le voisinage : la ligne rouge était à nouveau franchie. Perma’G Rennes, le Jardin des Millepas, la Basse Cour, les élus écologistes… tous se mobilisent pour s’opposer à cette volte-face. « Je pense que nous avons joué un rôle puisque le Stade Rennais a abandonné ce projet d’agrandissement », sourit Joyan, du collectif de sauvegarde, tout en arpentant le site orné de végétation et de friches. Un membre d’une association voisine, qui préfère rester anonyme, confirme : « Le positionnement du collectif, contre la totalité de l’extension, nous a permis de trouver le compromis sur cette ligne rouge qu’est le chemin de la Taupinais. »
Accepter le projet, c'est sacrifier de manière irréversible des terres riches et précieuses.
Retour place de la mairie, le 27 juin, jour du conseil municipal. À l’extérieur, l’ambiance se veut festive, mais également sérieuse. Des membres d’Alternatiba, d’Oxfam, d’Attac, d’Extinction Rebellion, de Solidaires 35, de La France Insoumise ainsi que des associations écologistes rennaises répondent présents. Dans son mégaphone, Lola, du collectif de sauvegarde la Prévalaye s’exclame : « 3,6 hectares d’artificialisation, c’est peu, mais c’est aussi beaucoup ! » Pendant ce temps, dans l’ atmosphère ronronnante des débats du conseil municipal, les élus se prononcent majoritairement en faveur de l’extension du centre d’entraînement de la Piverdière. C’est le cas de Matthieu Theurier, le coprésident du groupe écologiste, membre de la majorité municipale, qui s’est longtemps battu contre le dépassement de la « ligne rouge ». Il explique son vote : « Nous sommes parvenus à un projet très ramassé, sur trois hectares supplémentaires. Des bâtiments vont être reconstruits sur l’emprise des infrastructures existantes. C’est exemplaire au vu de travaux comme ceux du PSG, qui confisque 74 hectares de forêt pour construire son nouveau centre », détaille-t-il. Et de certifier : « Nous étions dans une volonté de protection, en aucun cas dans une logique de conservatisme. »
Autres arguments avancés par les partisans de la solution à 3,6 hectares : le poids économique du Stade Rennais, qui emploie près de 300 personnes et sa popularité, forte de dizaines de milliers de supporters. Adjoint à la biodiversité de la Ville, également membre d’EELV, Didier Chapellon en est conscient : « Le club est une institution présente depuis plus de cent ans dans la ville, il était populaire avant l’avènement du footbusiness. Je ne connais pas d’endroit aussi fédérateur. » Positionnement que les élues LREM Carole Gandon et Laureline du Plessis d’Argentré ne comprennent pas, elles qui ont voté contre l’extension. « Accepter le projet, c'est sacrifier de manière irréversible des terres riches et précieuses, avance la première. On est persuadés que, d’ici cinq à dix ans, le Stade Rennais voudra à nouveau s’agrandir et devra partir. » Leur proposition ? L’installation du centre sur les dizaines d'hectares déjà industrialisés de la Janais, à Chartres-de-Bretagne, où se situaient d’anciennes usines automobiles.
Cette solution n’a pas été retenue. La Ville a, à la place, signé un bail emphytéotique de 50 ans avec le Stade Rennais Football Club (SRFC), contesté devant le tribunal administratif par l’association La Nature en ville qui estime qu’un marché public aurait dû avoir lieu et que le projet ne défend pas l’intérêt général. La municipalité a néanmoins lancé un appel à projets agricole sur sept hectares à la Prévalaye, qui vont être classés en baux ruraux. « Nous voulons faire de ce site un paysage alimentaire », avance Ludovic Brossard, élu PS en charge des questions alimentaires à la municipalité, qui considère lui aussi qu’un bon compromis a été trouvé dans ce dossier « entre deux visions complètement antagonistes ».
Son camion garé au bord des potagers, à quelques mètres d’un terrain d’entraînement, Régis Guillemot ne partage pas cette opinion. Depuis sept années, cet ouvrier dans le bâtiment de 67 ans à la carrure vigoureuse occupe un jardin accordé par la ville de Rennes sur bail précaire. Comme lui, une dizaine de personnes dans la même situation a reçu un avis d’expulsion en vue de l’extension du club. « Tant qu’ils ne viennent pas nous enlever d’ici, on reste. Même si face à eux, on ne peut rien faire, c’est le business », lâche-t-il, fataliste. Ces jardins, situés sur des réserves foncières, peuvent à tout moment servir à d’autres projets et donc être vidés de leurs occupants. Il n’empêche, Régis Guillemot regrette cette décision, lui qui aime entretenir son carré le week-end, « se changer les idées » et récolter, ainsi, une bonne partie de sa consommation de légumes personnelle. « J’y ai mis du cœur et des moyens », déclare-t-il, déçu. Joyan, du collectif de la Prévalaye, fait face au jardinier et déplore : « On a l’impression que la ville a du mépris pour cette forme d’autosuffisance alimentaire. »
Depuis les années 1950, la surface occupée par les terres agricoles en France a diminué, passant de 63% à 52%.
Depuis les années 1950 et jusqu’en 2018, la surface occupée par les terres agricoles en France a diminué, passant de 63 % à 52 % du territoire. Selon l’observatoire de l’artificialisation, 20 000 à 30 000 hectares sont bétonnés annuellement. « Toutes les villes avaient des ceintures maraîchères historiques, qu’elles ont grignotées au fil du temps. Il y a ce décalage entre les aménageurs et les usagers qui remettent en cause ces projets. En effet, qu’est-ce qu’une zone commerciale ou un sport-loisir comparé à un agriculteur ? », se demande la chercheuse en géographie à l’université d’Angers, Cécile Rialland-Juin. La métropole de Rennes fait figure d’exception, puisque sa « ceinture verte » existe encore, même si, selon un rapport de l’Agence d’urbanisme et de développement intercommunal de l’agglomération rennaise (Audiar), la production agricole est aujourd’hui « déconnectée des besoins alimentaires de la ville ». L’agence de développement durable Utopies rejoint ce constat et chiffre à 2 % le degré d’autonomie alimentaire des cent premières aires urbaines françaises, c’est-à-dire que 98 % des denrées consommées en ville, même les moins exotiques, viennent de loin.
« C’est toute la difficulté de faire la ville en considérant l’importance de l’agriculture urbaine, témoigne l’élu chargé de l’alimentation, Ludovic Brossard. L’enjeu à Rennes est aussi de construire des logements. » De 206 655 habitants en 2008, la préfecture est passée à 220 488 en 2019, et ce, sans compter l'évolution démographique de l’ensemble de la métropole, banlieue comprise. « Rétrospectivement, on s’aperçoit que le rythme d’artificialisation des sols est lié à celui de la croissance économique. Ils sont étroitement corrélés », avance Coline Perrin, chargée de recherche en géographie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). À ville attractive, tensions d’aménagement fortes, d’autant que le foncier agricole reste le moins cher de tous. La géographe Cécile Rialland-Juin complète : « Pour les agriculteurs, la vente de leurs terres est un moyen de s’assurer une retraite minimum, une bouée de sauvetage. »
A ville attractive, tensions d'aménagement fortes, d'autant que le foncier agricole reste le moins cher de tous.
Ces enjeux agitent la vie locale rennaise en ce moment, et ne se limitent pas au secteur de la Prévalaye. Il y a l’îlot U, un espace naturel que des habitants ont occupé pour installer des plantations, qui a été réquisitionné par la mairie en mai 2022. Mais aussi la ferme urbaine des Cols Verts, née d’un budget participatif de la municipalité, que les riverains ont défendu face à la construction d’un centre médico-psychologique par la Ville. La pression a fonctionné, le projet a été annulé à l’automne. Ou encore ViaSilva, un nouveau quartier qui émerge entre Rennes et Cesson-Sévigné pour près de 6000 logements et 400 000 m² de bureaux sur d’anciennes terres agricoles. Erwan, membre du collectif 650 ha qui milite contre le complexe immobilier tout béton, le soutient : « Que ce soit 3,6 ha à la Prévalaye ou 650 ici, les deux projets sont écocides. Ils sont constitutifs de la politique de la ville, qui ne voit pas dans le temps long, à l’échelle de cinquante ou cent ans. » Depuis, le projet a été revu à la baisse. Il ne concernera plus que 200 hectares dont 60 d'espaces naturels selon Ouest-France.
Côté Stade Rennais, on assure en tout cas avoir pris toutes les dispositions pour respecter au mieux l’environnement à la Prévalaye, avec bardages bois, toitures végétalisées, plantations d’arbres et de haies pour les bâtiments. Olivier Cloarec, le directeur exécutif du club, promet par ailleurs qu’il ne s’agrandira pas davantage : « Nous bénéficierons de ces nouvelles installations en 2025 et elles répondront aux besoins d’un club professionnel de haut niveau. » Les habitants ont quant à eux donné leur avis sur leur volonté de voir le club s’étendre ou non dans une enquête publique menée jusqu’à fin décembre. Les résultats de 400 contributions récoltées n’ont pas encore fait surface, mais ils seront consultatifs, donc sans pouvoir d’annulation du projet.
La première pierre devrait être posée à la rentrée 2023 et de nouveaux maraîchers devraient arriver à proximité du futur centre d’entraînement. Mais dans sa ferme foisonnante Perma G’Rennes, Mickaël Launay reste inquiet pour l’avenir : « J’ai refusé de signer un nouveau bail avec la Ville , de peur que ma ferme devienne un terrain de foot. » Jusqu’à décider, fin 2022, de passer la main au collectif Les Amis de Perma G'Rennes pour reprendre son activité et la pérenniser face au projet du Stade Rennais. Celui-ci tiendra-t-il sa promesse de modérer ses appétits fonciers ? Ici, nul ne le sait, mais entre la ville et ses agriculteurs, la confiance est désormais rompue....
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