La prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, est un paradoxe. D’importance relative, la chute d’une forteresse mal défendue et délaissée par le pouvoir royal est devenue, dans l’imaginaire collectif, l’événement majeur de la Révolution française, éclipsant d’autres moments fondateurs : réunion des États généraux, serment du Jeu de paume ou abolition des privilèges.
C’est la portée symbolique de l’événement qui l’a propulsé au rang de pierre angulaire de l’histoire. De pierres, justement, il en fut question dès le 15 juillet 1789, lorsque des centaines d’ouvriers se lancèrent – pacifiquement cette fois – à l’assaut du bâtiment médiéval pour le démanteler.
Cette forteresse-arsenal, érigée à la fin du xive siècle, fut transformée en prison d’État par Richelieu et devint, dès lors, symbole de l’arbitraire royal. Alors que les lettres de cachet envoyaient croupir dans ses geôles sans jugement, elle vit passer Fouquet, Voltaire, Sade, Beaumarchais et de nombreux littérateurs qui contribuèrent à propager sa légende noire. Si l’émeute grondait à ses portes durant l’été 1789, ce n’était pas pour la renverser. Après la proclamation de l’Assemblée nationale, les Parisiens craignaient les réactions du pouvoir qui massait des troupes autour de la ville. Des fusils avaient été saisis plus tôt aux Invalides et il leur fallait la poudre et les munitions que la Bastille renfermait. La suite est connue. Un gouverneur refuse d’ouvrir les portes, des défenseurs abattent des émeutiers, un ouragan qui emporte tout sur son passage… Le 14 juillet 1789 devient presque immédiatement une journée symbole. On y était – ou pas –, on s’y réfère, on la raconte, la chante, la peint, la met en scène. On la glorifie.
Et les années passant ne fanent en rien son éclat particulier. Que le bâtiment ait disparu en 1791, que Napoléon Ier ait projeté l’installa- tion d’une fontaine surmontée d’un éléphant de bronze sur la place, que Louis-Philippe ait ordonné l’érection d’une colonne à la mémoire des disparus des journées révolutionnaire de 1830, la prise de la Bastille résonne toujours dans le cœur de nombreux Français comme le premier acte d’une émancipation politique. La fin d’un monde et le début d’un autre. Au-delà, la force de l’événement et sa charge émotionnelle résident assurément dans l’idée d’un destin appelé à s’écrire collectivement. Pourtant, lorsqu’en 1880, elle institua le 14 juillet jour de la fête nationale, la Troisième République n’osa préciser à quelle année elle faisait référence. Le sentiment antirépublicain était encore trop prégnant en France. On laissa donc la possibilité à chacun d’opter pour 1789 ou 1790, date de la Fête de la Fédération, considérée comme un moment d’unité plus consensuel. Gageons toutefois que chaque 14 juillet, nos contemporains entendent la rumeur lointaine de 1789, celle d’un peuple prenant conscience qu’il peut agir sur sa destinée et faire triompher des idées progressistes.
Qu’importe si, historiquement, sa chute n’a pas bouleversé à elle seule le cours des événements de 1789. La Bastille est devenue, au fil des générations, un symbole majeur pour les femmes et les hommes qui tentent, partout dans le monde, de faire triompher la liberté face à la tyrannie et l’obscurantisme. Elle appartient, de fait, à toutes celles et tous ceux qui veulent s’en réclamer.
La place de la Bastille continue d’être le théâtre de mouvements collectifs, propices à l’agitation d’idées. Sous le regard du Génie de la Liberté qui surplombe la colonne, on s’y rassemble dans les moments graves ou d’allégresse, on y débat, on y danse, bercé par les échos lyriques s’échappant de l’Opéra, avec le sentiment que ce lieu possède une aura qui traverse les âges et les frontières. Le monde anglo-saxon en est d’ailleurs l’illustra- tion, qui célèbre le Bastille Day chaque 14 juillet, États-Unis en tête. Mais outre-Atlantique, ces fes- tivités représentent bien plus que la simple évoca- tion de la chute de la forteresse. À Sacramento, à Philadelphie, à Los Angeles et dans une cinquan- taine d’autres villes, c’est en réalité l’Hexagone qui est mis à l’honneur à travers son histoire et sa culture. Par une subtile alchimie sémantique, Bastille devient alors synonyme de la France et des valeurs universelles qu’elle porte.
Illustration PIERRE-EMMANUEL LYET