Tania Sollogoub
Peut-on parler de paix ? Y réfléchir sans être traité de défaitiste, de munichois, de pro-Poutine, d’irréaliste ?
Parler de paix, réfléchir à la paix, n’est pas une injonction à un pacifisme non argumenté. C’est simplement poser un principe de réflexion et de débat. Au moins pour éviter l’hypertrophie d’une pensée de guerre qui se développe à la mesure du réarmement qui s’opère : les dépenses d’armement mondial ont augmenté de 19 % depuis 2010. Même le Japon vient de se doter d’une loi de défense nationale en rupture totale avec la pensée pacifiste d’après-guerre, pourtant vivace dans la population. Bien sûr, s’armer pour se défendre est légitime, mais il faut se demander posément où sont les limites. Car le « dilemme de sécurité » est puissant, qui conduit à passer à l’acte dès lors que l’ennemi se réarme, avec cette crainte qu’il agisse le premier. Le dilemme de sécurité est le moteur des guerres préventives, et il est constant que les guerres se disent, souvent, préventives et défensives, comme le soulignait Pierre Grosser dans Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au xxie siècle (éd. Odile Jacob, 2013).
Ce droit à penser la paix existe en fait du premier au dernier jour d’une guerre. Il ne signifie pas trahir la mémoire des morts, qu’il faut honorer, ni le moral des combattants de première ligne, qu’il faut admirer, notamment en Ukraine. Parler de paix n’est pas les trahir ni nier le sens de leur combat. Ce n’est pas non plus imposer une paix qui ne serait pas la leur. C’est juste se donner la possibilité, entre nous, pour nous, de savoir ce que nous-Européens, nous-Français, allons ou devrions faire. Y réfléchir dans les dimensions qui nous concernent, éthique, militaire, économique et politique. Se donner le droit de penser la paix, c’est éviter aussi que l’histoire ne nous échappe. Aujourd’hui, notre avenir semble suspendu aux élections américaines. Certes, les États-Unis sont encore le cœur du réacteur mondial, mais faut-il se réjouir que les présidentielles là-bas fixent le calendrier d’action ici ? Pour la guerre en Ukraine, ce calendrier se compte en nombre quotidien de morts, de jambes et de bras arrachés, en nombre d’orphelins, ukrainiens ou russes. Notre responsabilité d’Européens est donc de ne pas nous interdire de réfléchir à ce qui sépare la paix de la guerre, et au chemin que nous pourrions emprunter pour aller de la guerre à la paix.
Rappelons d’abord un constat historique : l’idée de paix n’est pas indépendante du calendrier des guerres ni de leur nature. Ainsi, c’est la durée d’un conflit qui donne son vrai nom à la guerre, puis à la paix. Il y a des blitzkriegs, des guerres longues, des guerres gelées. Il y a des capitulations et des négociations. La seule constante, c’est qu’au début d’un conflit, on ne parle que d’offensive et de victoire, d’alliés et d’ennemis. Mais si le front militaire se bloque surgit alors dans le débat collectif, à bas-bruit, face à la montagne des morts, la question terrible de l’arbitrage entre « poursuivre jusqu’à la victoire » ou chercher une issue. Ce débat, c’est celui que Stefan Zweig a tenté d’ouvrir, écrivant qu’à certains moments de l’histoire, aucune idée ne justifie plus de continuer à se massacrer. Il ne s’agit pas d’un pacifisme de principe mais du lien entre réalisme et morale. Zweig assume les conséquences de ses idées, acceptant d’être traité de défaitiste. Il assume aussi le fait de changer d’opinion, lui qui était partisan de l’Allemagne. Toute la question, quand la guerre prend le visage atroce des longs conflits, est de savoir combien d’humains on est capable de sacrifier pour obtenir la victoire. Phrase glaçante. C’est d’ailleurs la question que se sont posée les Américains en 1945, avant de lancer la bombe. À cela près qu’ils évaluaient le nombre de morts dans leurs rangs, pas dans ceux des enfants japonais. Or penser la paix, c’est compter le nombre total de morts. Aujourd’hui, ce qui est terrible et complexe, c’est que ce n’est pas nous qui mourons en Ukraine, mais que nous sommes impliqués : l’éthique de la guerre à distance est trouble.
Rappelons enfin ce qui définit la guerre, pour tenter de comprendre ce qui fait la paix. Clausewitz la présentait comme une « trinité », à savoir une interaction entre trois pôles : passions meurtrières, calcul des probabilités militaires et rationalité politique. Un bref examen de cette trinité peut nous éclairer sur ce qu’est un chemin de paix. Dans un premier temps, le politique définit le ou les buts à atteindre. Mais s’ils sont absurdes, rendant la paix impossible, nulle guerre ne peut être une « réussite ». Dans un second temps, le domaine des probabilités militaires – celui des stratèges – consiste à corréler ce qui est politiquement souhaitable et ce qui est possible au vu des moyens (matériels, humains, financiers…). Quant aux passions meurtrières, propres aux peuples, aux soldats voire aux dirigeants, elles sont une constante de tout conflit d’une certaine intensité. Pour restaurer un état de paix, ce sont donc ces trois leviers qu’il faut neutraliser. Commençons par le plus difficile : les passions meurtrières. Pour en sortir, il faut casser la propagande haineuse classique des nations belligérantes. S’extraire de l’état de « maccarthysme soft », qui rend les amis de la paix et tous les médiateurs possibles suspects et, du moins, de la diabolisation de l’autre, de l’esprit de croisade et du raidissement diplomatique qui bloque toute négociation (on ne négocie pas avec le diable). Mais comment neutraliser les passions quand, d’une part, des crimes ont été commis, d’autre part, on se sent menacé, et quand, enfin, le cœur des nations a été chauffé de propagande ? Sans doute par un rappel de la réalité. Avec le retour des cercueils en Russie et des amputés à Kiev (excusez la violence des mots, elle est à la hauteur de notre peine). Ainsi, quand il n’y a pas capitulation, on se doit – si l’on veut aller vers la paix, bien sûr – de reconnaître une commune humanité en son interlocuteur, et une certaine rationalité de son point de vue, laquelle sera la base des discussions diplomatiques. Il s’agira alors de parvenir à ce que l’histoire appelle une paix honorable, c’est-à-dire une paix de compromis. Voire une paix générale, sur le modèle des traités de Westphalie (1648), qui mirent un point final aux guerres de Religion, lesquelles déchirèrent l’Europe pendant plus d’un siècle et semblaient inexpiables, comme toute guerre d’opinion.
Quant au calcul des probabilités militaires, la guerre d’attrition en Ukraine a fait la démonstration que la fin poursuivie, à savoir l’écroulement du système militaire adverse, voire de l’État adverse, a rarement lieu malgré l’inflation technologique militaire, sauf usure complète de l’ennemi – vide de matériel, listes de morts, chaos de l’après (Irak, Libye, Afghanistan…). Mais, pour arriver à ce moment où le calcul militaire perd de sa puissance, il faut qu’au moins l’un des deux camps, si ce n’est les deux, perde l’espoir de la victoire. Qu’il y ait reconnaissance d’un état de fait : X ne peut pas perdre, Y ne peut pas gagner. Ce n’est pas une évidence sur le front ukrainien à l’heure où nous écrivons. Néanmoins, la dynamique de victoire ne semble, pour l’instant, ni ukrainienne, s’il s’agit de rétablir les frontières de 1991, ni russe : le sentiment national ukrainien est bien établi, et l’Ukraine est « indigérable », quoi qu’en pensent les pires des nationalistes russes. Reste le pilier politique de la trinité clausewitzienne et il est difficile à cerner sur le front ukrainien. Du côté russe, les buts de guerre ont visiblement évolué, mais nous n’en savons pas grand-chose. Du côté occidental, le désir de poursuivre jusqu’à ce que la Russie s’écroule de l’intérieur est vivace, mais cette « solution » n’en est une que si elle se réalise vite. Sinon, le nombre de morts s’accumule. Cet objectif devient par ailleurs dangereux pour l’équilibre eurasien. L’effondrement d’un empire, aussi détestable soit-il politiquement, n’est pas une mince affaire : l’assimilation violente du Haut-Karabakh par Bakou montre comment les États périphériques peuvent tirer avantage du vide de puissance. Enfin, après bientôt deux ans de guerre, l’industrie d’armement russe fonctionne et les pays du Sud global ont clairement pris le parti de ne pas prendre parti, Inde en tête, qui achète du pétrole et des armes à la Russie. Sans compter les clients des céréales russes. Moscou a donc des excédents commerciaux qui, à moins d’un effondrement politique, vont nourrir le financement d’une guerre longue. En tout cas, jusqu’aux élections américaines... Visiblement, nous ne sommes donc pas encore sur le chemin de la paix en Europe. Mais il est temps, néanmoins, de s’autoriser à débattre démocratiquement de la finalité des guerres, de toutes les guerres, celles de l’histoire et celles d’aujourd’hui, celles qui ont déjà lieu et celles qui se préparent, et de la façon de les éviter ou d’y mettre un terme. Car aucun peuple, sauf sous emprise, chauffé à blanc par une propagande féroce, ne désire la guerre.
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