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Bruno Angles
Disponible à tous sans limite et sans discrimination, le temps n’en est pas moins précieux qu’on le perd aisément.
Le confinement de 2020 a complètement métamorphosé notre rapport au temps: comment continuer à tirer le meilleur profit du temps alors qu’il n’est plus ce qu’il était? Circonstancielle, cette question en a appelé une autre, universelle: comment mettre notre temps au service de notre bonheur?
Le temps est à la fois un mystère et un trésor à chérir. Il peut être l’outil de mille aventures et d’entreprises extraordinaires – rien n’est donc plus désolant que de le gaspiller. S’occuper de son temps pour pouvoir l’occuper, prendre conscience du fait que le temps s’écoule sans égard pour nos petites personnes et nos grands projets, c’est se donner les moyens d’être libre. Libre au point de perdre son temps, si le cœur nous en dit. Mais on ne perd que ce que l’on possède; et pour posséder le temps, autant que c’est possible, il faut s’en préoccuper.
Nous pensons tous savoir ce qu’est le temps. En réalité, nous savons le compter. «Qu’est-ce donc que le temps? […] Si personne ne me demande, je sais. Si je veux l’expliquer à celui qui me demande, je ne sais pas», écrivait saint Augustin dans ses Confessions. Mais il ne se résout pas à ce nescio [«ne pas savoir» en latin], dont il fait au contraire un carburant pour chercher, et nous devons l’imiter, par les sciences, l’histoire, la philosophie ou l’art.
Au cœur des différentes conceptions du temps, celles des physiciens comme celles des philosophes, on retrouve une notion clé: l’événement. Que ce soit la fission d’un atome ou un équinoxe, la naissance d’un animal ou un effondrement gravitationnel, les événements sont au cœur de notre rapport au temps. Ils créent un certain type de temps, le temps porteur de sens, qu’on appelle l’histoire. Dès lors se posent les questions suivantes: que raconte cette histoire? Ce temps suit-il une trajectoire?
La conception du temps des différents peuples et civilisations peut se diviser en deux catégories principales, qui n’ont rien d’artifices spéculatifs: le temps linéaire et le temps cyclique. Le soleil et les saisons, qui toujours reviennent, nous incitent à penser le temps comme un cercle; la vie, d’un autre côté, qui conduit de l’enfant au vieillard, de la graine à la plante, ressemble à une ligne. Si la conception du temps comme linéaire domine en Occident, la vraie question est de savoir si cette «ligne» a un sens, soit qu’un Destin l’ait irrévocablement tracée, soit que, par nos actions, nous lui en donnions un.
Une chose est sûre: longtemps définie par le concept de progrès, hérité de la foi chrétienne et propre à la modernité, notre compréhension du temps connaît encore aujourd’hui de profondes mutations.
Quand on parle de ressource, on pense souvent à l’argent mais le temps est en réalité une ressource plus rare et plus décisive. Il est une ressource au double sens de ce mot: un bien précieux, qui a de la valeur en soi, et un outil, qui a de la valeur par l’emploi qu’on en fait.
Si l’équivalence «Time is money» ne fonctionne pas complètement et que perdre du temps ne signifie pas toujours perdre de l’argent, cela revient toujours, en revanche, à perdre une opportunité. Bien allouer son temps, c’est être en mesure de faire ce que l’on a envie de faire et, ainsi, de vivre pleinement. Contrairement à l’argent, le temps est par ailleurs une ressource profondément égalitaire: nous possédons tous l’instant présent, et tous, nous ne possédons que celui-là.
Le temps est également une ressource irréductiblement limitée. Si depuis son apparition, l’Homo sapiens a vu son espérance de vie à la naissance croître continuellement, cela ne fait que déplacer le curseur. Trente ou quatre-vingts ans: le temps que j’ai devant moi reste limité. Cette vérité soulève des questions bien réelles: que vais-je en faire? Comment optimiser son usage? Face à cette ressource décisive, nous sommes tous, 24 heures sur 24 et 365 jours par an, responsables mais il est aussi difficile de cultiver la «sobriété temporelle» que la «sobriété énergétique».
Le temps est donc un mystère, mais un mystère qui peut se transformer en ressource. Ne pas l’utiliser, c’est risquer la «near life experience». Envers de la «near death experience» [«expérience de mort imminente»], c’est l’impression de passer à côté de sa vie. Ma conviction, c’est qu’une gestion du temps efficace permet de conjurer ce risque. Bien gérer son temps, c’est le gérer de manière lucide, libre et utile: lucide, en se connaissant soi-même et ses aspirations; libre, en contrôlant son agenda plutôt qu’en se laissant contrôler par lui; utile, en donnant du sens à son action. Que l’on s’affaire à étudier, négocier un contrat, changer un bébé, méditer au soleil, ou porter secours aux autres, dès lors qu’ils répondent à un objectif librement choisi, tous les usages du temps sont légitimes.
Bien gérer son temps passe donc par la décision et l’action. Il faut décider de l’objectif à atteindre et du chemin à emprunter pour y parvenir. Or décider est un savoir-faire qui s’apprend, se cultive, se maîtrise. En d’autres termes, il faut du temps pour bien utiliser son temps. Il reste que la façon de décider relève du caractère de chacun. D’où l’importance du conseil gravé au fronton du temple d’Apollon à Delphes: «Connais-toi toi-même».
Ainsi, notre temps se répartit entre vie biologique, vie intellectuelle, vie spirituelle, vie familiale, vie professionnelle, vie sociale, vie citoyenne, etc. Pour que ces différentes vies s’articulent harmonieusement, il faut, d’une part, se poser la question du fil d’Ariane qui unit tout ce que l’on fait et, d’autre part, allouer à chaque chose le temps qui lui revient. Tout réside ensuite dans l’art du tempo: pas de temps fort sans temps de recul. Les moments passés à regarder un enfant jouer ou à écouter une Étude de Chopin sont alors ceux de la gratuité. Dans le mystère de sa fécondité, dont je n’ai aucune preuve mais que je pressens, ce temps revêt une forme de transcendance.
Si nous ne pouvons pas posséder le temps, nous pouvons l’apprivoiser en faisant tout pour ne pas passer à côté de notre vie. Le grand défi est d’aligner notre agenda et nos valeurs: l’être humain ne veut pas «avoir du temps libre», il veut «être libre» – libre d’utiliser son temps de manière optimale, compte tenu de ses valeurs et de ses objectifs.
Polytechnicien et ingénieur des Ponts-et-Chaussées, Bruno Angles a été à la tête de grandes entreprises telles Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc, Vinci Énergies, Macquarie France, Crédit suisse France et Belgique. Il est aujourd’hui directeur général du groupe AG2R La Mondiale. De Temps en temps (éd.du Cerf) est son premier livre.
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