Could It Be Magic

Anne Pauly

C’était il y a deux ans, début octobre. Mélissa était partie parce que j’avais déconné, on ne pouvait pas dire le contraire. J’étais seule depuis trois semaines déjà et je souffrais bien plus que je ne l’aurais imaginé. Une douleur vive et bien réelle, façon sévices à la pince, dont j’essayais bêtement de me divertir en faisant tourner, du bout du doigt, deux petits verres de tequila sur le bar collant de L’Arlequin encore désert à cette heure. Depuis le tabouret où j’étais perchée, le dos voûté, il me semblait même que c’était le bar désert le plus triste du monde. Personne au billard, personne au piano et dans les enceintes, à bas volume, les agaçants jingles de Nostalgie. La grande Julia, d’ordinaire si disponible pour les confidences des uns et des autres, avait ce jour-là les traits tirés et visiblement d’autres priorités que de m’écouter chouiner. Son branchement déconnait alors que la soirée s’annonçait particulièrement chargée. Elle avait fait l’effort de me sourire à mon arrivée, m’avait servie tout de suite puis avait disparu dans la cave par la trappe de laquelle remontaient des relents d’humidité aussi âpres que ses jurons.

Dehors la pluie avait cessé mais le ciel blanc continuait de donner aux choses un air d’ennui perpétuel tandis que, sur le canapé de cuir défoncé, près de la vitre maculée d’affiches DIY et de tracts révolutionnaires, deux minigouines à cheveux courts et colorés nageaient en plein drame amoureux à grand renfort de jetés d’écharpe, d’étreintes brusques et de crises de larmes. Ce déploiement un peu théâtral me faisait sourire autant qu’il me rendait triste. Nous, ça avait été plus sobre. Pas de hurlements ni d’assiettes cassées, juste un coussin lancé avec énervement à travers la pièce, une porte vaguement claquée et un silence aussi violent qu’une foule en colère. Depuis, je pataugeais moi aussi en pleine mélasse sans avoir le commencement d’une idée sur comment réparer les dégâts que j’avais causés. Mélissa n’était pas du genre sensible aux excuses, même sincères, et encore moins aux arguments de type «je ne voulais pas te faire de mal». Pour elle, on savait toujours plus ou moins ce qu’on faisait et invoquer le lapsus malheureux ou le coup de folie pour se dédouaner d’un truc craignos avait valeur d’insulte. Je l’avais trahie, profondément, et je ne voyais vraiment pas comment j’allais pouvoir retrouver le chemin de son cœur.

En détaillant l’agencement savant des bouteilles de sirop sur l’étagère à miroirs devant moi, je pestais intérieurement contre ma tendance à toujours me réveiller après la bataille. L’année précédente, elle avait commencé à se sentir fatiguée pour un rien, à avoir des migraines et des vertiges quand elle se relevait un peu vite. Et, comme une idiote, j’avais minimisé.

C’est qu’au début, on en riait, de tout ça. Elle et moi, on avait largement passé la barre de la quarantaine et il n’était pas rare qu’on se retrouve à discuter comme deux vieilles des douleurs nouvelles et surprenantes qui apparaissaient ici ou là dans nos corps. On riait aussi de nos cheveux blancs, de la distance qu’on commençait à mettre entre nos yeux et les téléphones. Mais au fond on n’en revenait surtout pas d’être aussi crevées alors qu’on avait passé les vingt dernières années à fond la caisse, de jour comme de nuit, avec une foule de gens, dans un tourbillon de projets et de fêtes, sans faiblir. Cette spirale d’énergie toujours renouvelée nous avait tenues ensemble pendant tout ce temps, par un genre d’effet miroir, et sentir la force nous abandonner changeait imperceptiblement le regard qu’on portait l’une sur l’autre. Enfin surtout pour moi, qui avais quelques années de plus qu’elle. Soir après soir, ces baisses de régime me rappelaient que j’entrais désormais dans la catégorie des invisibles, celle où l’on range d’ordinaire les vieilles femmes et les plantes vertes. Et j’avais un mal fou à l’admettre. J’avais donc minimisé les résultats des premières analyses, minimisé l’angoisse qui la prenait quand elle attendait son tour dans les couloirs de la Salpêtrière et sous-estimé, alors que j’étais prévenue, les effets de ses premières chimios. Et quand, un matin, je l’avais trouvée prostrée près des toilettes, le visage sali de vomissures, et qu’en voulant lui caresser la tête, ses cheveux m’étaient restés dans la main, j’avais eu envie de partir en courant. Ce que j’avais fait, plus ou moins, en fuguant dans le lit d’une autre, une cheffe de projet bête à pleurer, dont l’appartement beige débordait de tableaux au point de croix. Et j’y avais trouvé ce que je cherchais: un bon gros contact efficace et vulgaire avec la vie tandis que ma femme, elle, se débattait avec la mort.

Sonnée par ma propre inconséquence et gavée d’endorphines jusqu’à la gueule, j’avais fini par rentrer, après une semaine de silence radio et de téléphone qui sonne dans le vide. Elle était tranquille devant la télé. Elle m’avait souri, dit qu’il restait de la soupe de lentilles sur le feu et était retournée à son feuilleton. Pas une question n’avait franchi le seuil de ses lèvres, ni ce soir-là ni les semaines suivantes, et on avait repris notre vie comme si de rien n’était. Je l’accompagnais le plus souvent possible à ses rendez-vous et j’essayais de la faire rire dès qu’une occasion se présentait. La seule chose qui avait changé entre nous c’est que souvent, pendant que j’étais occupée à faire ci ou ça, elle me regardait de longues minutes sans prononcer un mot. Je voyais bien qu’elle cherchait à vérifier qui exactement se cachait dans cette personne qu’elle avait pris l’habitude d’aimer et qui l’avait abandonnée au moment où elle avait plus que jamais besoin de soutien. Mais je ne pouvais rien lui proposer d’autre que ce qu’elle voyait ou croyait voir.

Une fois la rémission annoncée, quelques mois plus tard, les choses se sont emballées. On a commencé par fêter ça avec les copains en partant un week-end entier à la mer. On s’est baignés dans la Manche grise et fraîche de septembre. Je crois que je ne l’avais jamais vue rire comme ça. Elle était belle, quoique maigre comme un clou, et les petits cheveux bruns qui commençaient à repousser sur son crâne donnaient à son regard une intensité que je ne lui connaissais pas. Le soir, dans cette chambre d’hôtel deux étoiles à la déco Confo, nous avions dormi plus enlacées que jamais. Mais le lundi soir, quand j’étais rentrée du travail, sa valise était prête. Elle m’a juste dit «je m’en vais, pour l’instant, je ne veux plus de cette vie-là». Comme je ne savais pas quoi faire, je lui ai jeté le coussin vert dans la tête au moment où elle ouvrait la porte, ce qui ne l’a évidemment pas arrêtée. Quand la porte s’est refermée, ça a été à mon tour de penser que j’allais mourir.

J’en étais là dans mes ressassements quand, dans les enceintes, j’ai reconnu les arpèges de Lady, Lady, Lady de Joe Esposito et Giorgio Moroder, un slow eighties guimauve et technique, comme Mélissa les appréciait. Alors que les accords se déployaient, je mesurais toute l’ironie qu’il y avait à les connaître à la mesure près. C’est que pas un mois ne passait sans qu’elle insiste pour qu’on écoute l’intégralité de sa playlist «L’amour, l’amour», où figuraient pêle-mêle Françoise Hardy, Phil Oakey, Barry Manilow, Frankie Goes to Hollywood ou même Gladys Knight. Au début, écouter toutes ces mièvreries, ça me gênait, parce que ça me faisait revenir à une période que je n’avais qu’à moitié appréciée: celle de mon adolescence, pleine d’ennui et de frustration, dans la morne et terrible banlieue d’Orléans. Il ne s’y passait rien, rien du tout et j’attendais, walkman sur les oreilles et poings dans les poches, le moment où j’allais pouvoir la quitter. Mes rêves à moi se nourrissaient de new wave compliquée, de techno sauvage et de rockabilly. La variété et tout ce qui ressemblait de près ou de loin à quelque chose de sentimental correspondaient plutôt pour moi au goût dégueulasse et convenu de mes congénères de l’époque pour les tubes du Top 50 et aux moments compliqués que je passais avec mes parents en voiture. Mais, peu à peu, elle avait réussi à me faire changer d’avis car, avec elle, la pire des bluettes prenait une ampleur considérable, un sens incroyable et nouveau qui l’empêchait de tomber du côté des choses qui n’ont pas d’importance. À chaque réticence de ma part aux premières notes d’un morceau, elle m’expliquait ce qu’elle y voyait. «Tu vois, là, c’est une chanson sur la timidité. C’est l’histoire d’une fille qui se retrouve le cœur tremblant devant un nouvel amant. Alors, elle commence par lui dire: “Enlève le ruban de mes cheveux, dénoue-le et laisse-le tomber contre ma peau.” Ensuite, elle dit: “Aide-moi à passer cette nuit, peu importe si c’est bien ou mal, ou verra ça demain matin, c’est si dur d’être seule.” C’est merveilleux, ces paroles, non?» J’acquiesçais sans me laisser tout à fait convaincre, mon cœur de butch refusant par principe de se laisser ramollir par un tel sirop. Pourtant, sans que je ne le lui avoue, ces histoires d’amour creusaient en moi un mince sillon et je me surprenais parfois, aux fenêtres des trains, à y repenser. 

Un gros bruit de chaise renversée et de verre qui se brise m’a soudain sortie de ma torpeur. Apparemment, une des minigouines avait elle aussi décidé de changer d’air. Elle est sortie d’un coup en laissant sa moitié aux cheveux verts en plan. «Tout va bien là-haut?» a hurlé Julia depuis la cave. «Ouais, t’inquiète, rien de grave, un verre cassé, on gère», j’ai crié en saisissant le rouleau de sopalin géant posé juste derrière le bar. Je me suis dirigée vers la petite qui pleurait à gros sanglots, je l’ai aidée à ramasser les morceaux de son histoire d’amour brisée et on a tout foutu à la poubelle. Ensuite, elle s’est mouchée, m’a remerciée avec un pauvre sourire et je suis retournée sur mon perchoir tandis qu’elle essayait de retrouver une contenance en tripotant son téléphone. Julia est remontée de la cave en crachant ses poumons et s’est mise à farfouiller dans un tiroir avec agacement. «Où est cette putain de lampe-torche, j’y vois rien en bas. Et pourquoi cette dinde d’Élisabeth ne range jamais les choses au même endroit, hein, tu peux me le dire?» «Je sais pas, j’ai ironisé en faisant une grimace. Une histoire de vengeance, de la jalousie?» Elle et Élisabeth s’étaient connues il y a bien longtemps, dans une autre vie, avaient été brièvement amantes et prolongeaient depuis cette relation par l’exploitation d’un bar et des chamailleries dignes des pires telenovelas. «Haha, très drôle, quelle finesse d’analyse, vraiment! Allez, je t’offre un autre verre, par pure charité, parce que t’as pas l’air d’avoir bien digéré le clown que t’as avalé ce matin. Tu bois quoi?» J’ai montré les deux petits verres vides qu’elle a reremplis et elle s’est servie une vodka.

Comme on trinquait à la vie, cette pute, un vieux type à la figure complètement refaite et à la brosse platine est entré dans le bar. Il portait un pull rose brillant, un pantalon noir et un teddy en drap de laine et cuir qui avait l’air d’avoir coûté beaucoup d’argent. Il nous a souri avec gentillesse, a enlevé son blouson qu’il a soigneusement plié sur le tabouret près de lui puis s’est assis à ma gauche. On s’est regardé avec Julia et j’ai lu dans son regard effaré le début d’un fou rire genre «Elle sort d’où, là, Annie Cordy?» Mais j’ai baissé les yeux sur mon verre pour ne pas qu’on se mette à dériver vers quelque chose dont on n’aurait pas été fières après. D’autant que son visage m’était familier, sans que je sache vraiment dire d’où remontait cette sensation de déjà-vu. L’alcool, probablement. «Voulez-vous boire quelque chose, monsieur?» lui a aimablement demandé Julia, qui avait déjà retrouvé son sérieux. «Oui, merci dear, un kir would be lovely», a-t-il répondu avec un fort accent américain et un nouveau sourire encore plus adorable que le premier. Il se dégageait de lui quelque chose de tendre, un genre de gentillesse naturelle qui m’a immédiatement fait me sentir mieux. Julia a mis un temps fou à préparer le mélange puis a posé le verre devant lui avec une infinie délicatesse. «Voici votre kir, voulez-vous des chips ou des olives?» «Oh no, dear, merci beaucoup, j’essaie de ne pas grignoter entre les repas, pour être… garder le ligne.» «Ah oui, je comprends très bien et je vous admire, j’aimerais être aussi raisonnable que vous!» a répondu Julia en désignant du doigt la bouée qu’elle avait autour du ventre. «T’es très belle comme ça, Julia, j’ai lancé, ne change rien surtout. N’est-ce pas qu’elle est ravissante, monsieur…?» «Barry… My name is Barry Alan Pincus, but my friends call me Barry. Oh yes, yes, a-t-il acquiescé, she’s very pretty and she’s also a very lucky woman.» Puis il s’est tourné vers moi et m’a dit avec douceur: «And you are a very lucky woman too, but you think too much. You should get rid of all this darkness, ouvrir votre cœur more and let yourself feel the magic.» Incrédule, je l’ai dévisagé avec un regard qui a dû lui faire penser à une grosse vache des montagnes mais, après quelques secondes, il a joyeusement levé son verre vers nous. «À l’espoir, à l’amour et à les belles choses de la vie!» a-t-il lancé. Alors on a saisi les nôtres puis répété, déjà requinquées par la formule: «À l’espoir, à l’amour et à les belles choses de la vie!» Tout le monde a bu une gorgée, a reposé son verre puis nous sommes retombés dans un silence relatif, seulement troublé par le vrombissement léger du réfrigérateur. La radio, elle aussi revigorée par ce toast, s’est mise à diffuser, sans qu’on lui demande rien, le joyeux More Than a Woman des Bee Gees. Encouragée par ce changement d’atmosphère, Julia s’est risquée à une question. «Alors dites-moi, Barry, c’est la première fois que vous visitez Paris?» «Oh no, luv, je connais déjà bien le ville. Je suis venu pour un mission. I am here to fix a… difficult situation.» «Ah, alors, vous êtes là pour affaires…» «Oui, on peut dire cela.» Comme il ne développait pas vraiment, Julia lui a souri une dernière fois et est retournée à son intendance. «Bon, je redescends. À tout de suite. Lena, tu es officiellement responsable du bar pour le prochain quart d’heure. Si vous avez besoin de quelque chose, vous m’appelez, OK?» Dans le grand tiroir resté ouvert, elle a immédiatement trouvé la petite lampe-torche qu’elle cherchait quelques minutes plus tôt puis a re-disparu dans la cave. 

On est restés tous les deux avec les Bee Gees et je me suis surprise à sourire et à remuer doucement la tête en cadence en pensant à Mélissa. Elle aurait adoré cette situation. « C’est une chanson extraordinaire, don’t you think? m’a-t-il soudain demandé. I especially love these lines, vous entendez ? » Il a mimé les paroles en agitant l’index: «“Here in your arms I found my paradise/ My only chance for happiness/ And if I lose you now, I think I would die/ Oh say you’ll always be my baby, we can make it shine/ We can take forever, just a minute at a time.” These lyrics are wonderful, n’est-ce pas, miss Lena? Ils expriment, I think, what true love is. I wish I had written this myself.» Son pull chatoyait dans la lumière, formant une multitude de minuscules arcs-en-ciel, et à mesure qu’il parlait, je sentais la douleur de ces derniers jours s’éloigner un peu, comme s’éloigne un mauvais rêve. J’avais même presque envie de danser. «Vous écrivez des chansons?» ai-je timidement demandé. « Yes luv, j’en ai écrit quelques-uns vraiment très bonnes, a-t-il poursuivi. Mais here in France, people don’t really remember them, except for the one Donna sang and the one about this girl named Lola. But to get back to this Bee Gees hit, quand nous avons finalement compris que we were in love, my fiancé Garry and I, we avons échappé quelques semaines dans les îles Bermuda et danced every morning to this song. There was an old Jukebox there… It sealed our eternal flame. You know, we both used to believe that love songs are a key to life and we still do. Et vous devriez en faire autant, miss Lena», a-t-il conclu en me regardant droit dans les yeux avec un sourire mystérieux. J’avais un peu l’impression d’être Frodon Sacquet au moment où la reine des elfes lui offre la fiole de lumière. Ensuite, il a fini son verre et s’est mis debout promptement. « I have to leave now, a-t-il ajouté en enfilant son blouson. Saluez ton bonne amie Julia pour moi et darling, n’oubliez pas, be open to love, and let yourself dive into magic. » Il m’a tendu sa main droite que j’ai serrée avec toute la ferveur dont j’étais capable. « Good luck, miss Lena, and goodbye. » Au moment où il franchissait la porte, j’ai remarqué l’inscription rose au dos de son blouson, qui disait «Copacabana». Ce n’est qu’après le top horaire, quand ont retenti les premiers accords au piano de Could It Be Magic, que tout s’est emboîté et que j’ai compris ce qui venait de se produire: Barry Manilow était venu jusqu’à moi pour me rappeler qu’il fallait y croire. J’ai hurlé à Julia: « Je dois partir, meuf, il faut que tu remontes, bisous. » « Ouais, OK, bisous Léna, ciao ! » 

J’ai couru chez moi, choisi dans mon tiroir une carte postale vraiment kitsch rapportée de Californie, sur laquelle s’envolaient deux pélicans. Au dos, j’ai griffonné en appuyant comme une malade: «À chaque fois que je suis près de toi, mon âme bouge et mon esprit tourne comme un cyclone, douce Mélissa, ange de ma vie, donne-moi les réponses que je ne peux pas trouver seule. Mon amour, viens dans mes bras et laisse-moi (re)découvrir toutes tes merveilles. Et si c’était là que résidait la magie des choses?» J’ai mis un timbre dessus, couru à la boîte aux lettres et posté ma carte en sachant qu’à partir de là, il allait falloir attendre. Mais ça m’était égal parce que quelque chose de nouveau brûlait en moi, une confiance que je n’avais jamais ressentie… Mélissa a appelé quatre jours plus tard. « Allô ? » j’ai dit, en tremblant. 

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C’était il y a deux ans, début octobre. Mélissa était partie parce que j’avais déconné, on ne pouvait pas dire le contraire. J’étais seule depuis trois semaines déjà et je souffrais bien plus que je ne l’aurais imaginé. Une douleur vive et bien réelle, façon sévices à la pince, dont j’essayais bêtement de me divertir en faisant tourner, du bout du doigt, deux petits verres de tequila sur le bar collant de L’Arlequin encore désert à cette heure. Depuis le tabouret où j’étais perchée, le dos voûté, il me semblait même que c’était le bar désert le plus triste du monde. Personne au billard, personne au piano et dans les enceintes, à bas volume, les agaçants jingles de Nostalgie. La grande Julia, d’ordinaire si disponible pour les confidences des uns et des autres, avait ce jour-là les traits tirés et visiblement d’autres priorités que de m’écouter chouiner. Son branchement déconnait alors que la soirée s’annonçait particulièrement chargée. Elle avait fait l’effort de me sourire à mon arrivée, m’avait servie tout de suite puis avait disparu dans la cave par la trappe de laquelle remontaient des relents d’humidité aussi âpres que ses jurons. Dehors la pluie avait cessé mais le ciel blanc continuait de donner aux choses un air d’ennui perpétuel tandis que, sur le canapé de cuir défoncé, près de la vitre maculée d’affiches DIY et de tracts révolutionnaires, deux minigouines à cheveux courts et colorés nageaient en plein drame amoureux à grand renfort de jetés d’écharpe, d’étreintes brusques et…

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