Lobbying, une stratégie en trois actes

Olimpia Cutinelli-Rendina

Suspectés de favoriser à tout prix les intérêts privés face aux pouvoirs publics, les groupes d’influence peuvent aussi remplir un rôle positif. À condition d’être encadrés et transparents.

 

Il suffit d’en prononcer le nom pour que le lobbying évoque des agissements dans les coulisses, d’obscures manigances et toutes sortes de rapports inavouables entre hommes d’affaires et responsables politiques. Auprès d’une partie importante de l’opinion publique, le lobbying, à peine verni d’une respectabilité factice que le mot anglais pourrait sous-entendre, ne serait qu’un autre nom de la corruption ou de la concussion, le synonyme en tout cas d’interférences opaques, si ce n’est franchement illicites, que les intérêts privés tentent d’exercer sur l’action des pouvoirs publics.

Sans que le bien-fondé de cette perception puisse être entièrement démenti ou sous-estimé, les choses se présentent dans la réalité avec un profil bien plus complexe et nuancé. Si la définition la plus large possible et la plus communément admise du lobbying renvoie à l’action d’un sujet privé, individuel ou collectif, visant à influencer normes et législations –afin d’obtenir du décideur public protection et soutien–, qui alors pourrait nier la légitimité pour un quelconque acteur de la vie sociale, civile ou économique de chercher de la visibilité auprès des décideurs politiques? Et de le faire en pleine transparence et en toute bonne foi, directement ou indirectement par le biais de représentants, d’associations, de syndicats? Ne pas le faire pourrait vouer une entreprise, au sens le plus ample du terme, à l’échec avant même de débuter. Combien d’associations de bienfaisance, d’initiatives sociales, d’inventions scientifiques, pour se limiter à quelques exemples, ont besoin d’être protégées, accompagnées et soutenues par la main publique et, donc, d’être préalablement connues par les décideurs politiques? L’action qui porte à la connaissance de la sphère politique ces activités, quel que soit leur profil ou leur but, est justement le lobbying. À ce titre, il appartient structurellement à la physiologie d’une société libre et démocratique. Toutefois, le lobbying qui suscite les soupçons dont on parlait en ouverture est celui des entreprises, surtout des très grandes entreprises ou groupes internationaux, et aux moyens phénoménaux – qui apparaissent souvent démesurés – dont elles se prévalent pour influencer à leur avantage les gouvernements, les organes législatifs et les administrations publiques.

Or, selon les différentes réalités étatiques, les rapports entre acteurs privés et décideurs publics s’avèrent interdits, complètement libres ou réglementés. Il s’agit bien évidemment d’un choix législatif qu’une société fait en amont. Mais il est clair que les aspects politiques, sociaux, juridiques et économiques du lobbying peuvent faire l’objet d’une étude scientifique à caractère empirique là où la pratique se déploie dans un cadre légal établi et où les données en découlant sont enregistrées, archivées et accessibles au public.

On abordera ici le lobbying d’un point de vue strictement économique –et non pas politique ou juridique, tout aussi intéressants et cruciaux soient ces autres aspects– et on le fera essentiellement pour une société où cette pratique est à la fois admise et réglementée, et les données enregistrées et publiquement consultables. C’est-à-dire celle des États-Unis, pionniers de la réglementation en matière de lobbying.

 
Cycle de vie des entreprises et lobbying
 

La question économique qui se pose vis-à-vis du lobbying des entreprises est de comprendre si l’activité d’influence vise à soutenir une concurrence loyale et salutaire, dans le respect de normes et législations liées par exemple au droit du travail, à la sûreté des produits et à leur impact environnemental, ou si elle vise au contraire à protéger des intérêts privés opposés à un intérêt reconnu comme général. Dans le premier cas, on peut prendre en exemple le mouvement récent des agriculteurs en France et ailleurs en Europe, qui réclame une homogénéisation normative entre produits domestiques et importés. Au contraire, la bataille de certaines entreprises de la tech, dont notamment le groupe Meta, contre les réglementations sur les transferts de données ou la régulation des contenus témoigne d’une recherche de protection excessive et de l’incapacité du secteur à se réinventer dans une direction socialement –et non uniquement économiquement– vertueuse.

Ces questions sont intimement liées à celles de la concurrence, de l’innovation et de la croissance. Joseph Schumpeter, grand économiste austro-américain de la première moitié du xxe siècle, définit le premier la destruction créatrice comme «le processus de mutation industrielle qui révolutionne sans cesse la structure économique de l’intérieur, détruisant sans cesse l’ancienne et créant sans cesse une nouvelle», et place celle-ci au centre du processus de croissance. La dynamique au cœur de cette théorie est que des entreprises innovent –par exemple en proposant un produit nouveau, de meilleure qualité ou moins cher– pour gagner un pouvoir de monopole temporaire, remplaçant ainsi les acteurs économiques aux technologies inférieures. C’est la position de monopole qui incite les entreprises à innover et c’est la lutte pour ce monopole temporaire qui apporte le progrès technique et la croissance économique.

 
Régulation et fusions-acquisitions ont pour résultat similaire une baisse de la compétition.
 

Cela étant dit, la fonction intrinsèque d’une entreprise n’est pas forcément d’innover pour proposer de meilleurs produits, des produits moins chers ou plus respectueux de l’environnement, mais peut consister plus simplement à produire et à engendrer des profits. En sciences économiques, on considère généralement que «maximiser ses profits» est le seul objectif des entreprises. Une autre solution pour parvenir à cette fin dans un cadre schumpétérien s’offre donc aux entreprises: empêcher de nouveaux entrants de les remplacer.

Deux principales méthodes permettent de limiter la concurrence: les fusions-acquisitions (Facebook a par exemple été accusé par la Commission fédérale du commerce états-unienne d’avoir recours à une stratégie illégale de buy or bury, «acheter ou enterrer», pour écraser la concurrence) et la réglementation.

La première méthode, étudiée et analysée entre autres par Jan De Loecker et Jan Eeckhout avec le cas d’école du secteur de la bière, permet de faire baisser la concurrence entre les entreprises en alignant les prix des entités ou en sortant un produit du marché. La conséquence en est une baisse de l’incitation à innover et à proposer des prix bas, ou compétitifs.

La régulation, quant à elle, peut rendre extrêmement difficile, c’est-à-dire longue et coûteuse, l’entrée d’autres entreprises sur le marché. Et c’est là que le lobbying intervient. L’activité d’influence peut viser directement l’entrée sur le marché ou les produits proposés, à travers une série de normes, de régulations ou même de certifications nécessaires à l’activité. Dans un travail en cours, les économistes Germán Gutiérrez et Thomas Philippon décrivent dans le contexte des États-Unis l’augmentation des prix d’entrée pour les entreprises. Leurs résultats indiquent que la réglementation –initialement mise en place pour protéger les consommateurs– a été détournée au cours des deux dernières décennies par le biais d’activités de lobbying afin de protéger les entreprises existantes d’une potentielle concurrence. C’est ce qu’on appelle la «capture réglementaire».

Quelle que soit la méthode choisie –et l’une s’accompagne bien souvent de l’autre dans les stratégies des très grandes entreprises–, les deux ont des conséquences similaires: une baisse de la compétition qui aboutit à des profits croissants pour les entreprises, une réduction du choix pour les consommateurs et des prix finaux de consommation plus élevés.

L’effet néfaste est conséquemment double: d’une part le pouvoir d’achat et le bien-être des consommateurs baissent mécaniquement, d’autre part la société se prive de nouvelles innovations portées par les entreprises qui n’ont pu entrer sur le marché, affectant négativement le progrès technique, la productivité et la croissance. Autre conséquence: l’accumulation des profits permet une augmentation des dépenses pour les activités d’influence, entraînant potentiellement un cercle vicieux.

 
Transition environnementale
 

Alors que ce phénomène dépressif a toujours été source d’inquiétude, dans une époque comme la nôtre où les efforts de la société civile et des pouvoirs publics tentent de converger vers une transition écologique, ces effets pourraient être particulièrement dramatiques.

Les entreprises les plus influentes politiquement ont en effet tendance à être de grandes firmes historiques. Leur possibilité de déployer d’immenses moyens dans les activités de lobbying n’est qu’une source de leur influence, accompagnée notamment de leur poids dans le marché du travail –qui touche directement la vie économique d’un grand nombre de citoyens, par ailleurs base électorale importante pour de nombreux législateurs.

Traditionnellement, ces entreprises sont polluantes et, par construction, n’appartiennent pas aux nouveaux secteurs dits verts. Pour la France, quelques entreprises s’imposent en exemple, comme les champions énergétiques TotalEnergies et Engie –ayant dépensé chacun au moins 2 millions d’euros en lobbying à Bruxelles en 2022– ou les géants de l’industrie ArcelorMittal et Airbus, qui enregistrent des dépenses supérieures à 1,25 million d’euros chacun sur la même période. Or plus une entreprise est polluante, plus sa transition environnementale sera coûteuse –c’est ce qu’on appelle la «dépendance au sentier»– et plus la tentation d’user d’un lobbying défensif et protecteur est importante.

Le cadre n’est évidemment pas sans espoir vu que de nombreuses entreprises se battent pour proposer des produits plus respectueux de l’environnement, entrer sur le marché et même réaliser à leur tour une activité d’influence visant une augmentation des normes environnementales qui les protègent. 

Bien qu’ils en soient des acteurs clés, les entrants ne sont pas les seuls à innover vert. Les travaux menés par Philippe Aghion, Roland Bénabou, Ralf Martin et Alexandra Roulet nous apprennent que la concurrence dans les secteurs traditionnellement très polluants –tels que l’automobile– est un important levier pour l’innovation verte. Elle permet en effet aux entreprises les plus vertueuses de se différencier de leurs concurrents, et cela d’autant plus quand les préférences environnementales des consommateurs sont fortes.

Dans une même lignée, dans un travail en collaboration avec Sonja Dobkowitz et Antoine Mayerowitz, nous montrons que les entreprises répondent aux préférences environnementales de leurs consommateurs non seulement en innovant dans des technologies plus respectueuses de la planète, mais qu’elles accompagnent aussi ces innovations d’une activité de lobbying concernant ces thèmes.

Le début de la transition environnementale d’une partie des entreprises et les nouveaux entrants laissent donc espérer une représentation des intérêts plus équilibrée, avec une augmentation des dépenses de lobbying en faveur de politiques publiques pro-environnementales. Raison de plus pour protéger une concurrence saine et loyale sur nos marchés.

 
Sensibiliser plus, poursuivre les efforts
 

Plusieurs voies s’imposent pour limiter les effets néfastes du lobbying. La première consiste en une transparence accrue afin de permettre un contrôle avant tout juridique mais également médiatique et électoral à même de garantir la confiance des citoyens. Cette confiance dans les organes de représentation et de l’administration publique est en effet essentielle à tout processus de vie démocratique, et il ne faut pas oublier que les dangers de l’apparence d’influence indue sont aussi graves et dommageables, qu’elle soit avérée ou non. Une partie de la tendance à la polarisation de la société et à la montée de mouvements extrémistes et conspirationnistes en est sans doute une conséquence.

Avec certes un peu de retard, le Parlement européen et la Commission européenne ont lancé en 2011 le premier Registre de transparence, auquel le Conseil de l’Europe contribue également depuis 2021. Ce document recense toutes les activités de lobbying visant ces institutions, incluant la tranche des dépenses en lobbying, le mandataire de l’activité, la liste des individus réalisant cette activité et les différentes propositions et politiques publiques visées par celle-ci. Pour certaines entreprises, on trouve même le détail des contributions aux consultations publiques.

 
La tendance à la polarisation de la société et à la montée des extrémismes est sans doute une conséquence de l’apparence d’influence indue.
 

Symbole d’une vie démocratique saine et dynamique avec des checks and balances, différentes ONG –dont EU Integrity Watch ou LobbyFacts– se sont saisies de ces données pour les rendre plus accessibles aux citoyens européens, aux journalistes ainsi qu’à tout groupe d’intérêt ou individu souhaitant déclarer une inconduite relative au registre.

Dans un esprit similaire, l’an dernier marquait en France le dixième anniversaire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), autorité administrative indépendante chargée de surveiller les conflits d’intérêts de certains responsables publics. En 2017, la HATVP a également lancé le Répertoire des représentants d’intérêts, qui partage l’objectif du Registre de transparence au niveau national.

Bien que ces efforts soient louables, ils ne sont pas suffisants. Le travail partagé entre chercheurs, associations et journalistes apporte peu à peu de la transparence sur cette activité réglementée depuis peu en Europe. Outre-Atlantique, où les données sont disponibles sur des périodes plus amples, de nombreuses recherches mettent en évidence des méthodes d’influences variées qui complémentent et surpassent le lobbying: depuis les contributions aux campagnes électorales des législateurs jusqu’au phénomène de portes tournantes (le passage d’individus du service public, comme les cabinets ministériels, à une activité de lobbyiste), en passant par l’influence via des dons caritatifs ou le grassroot lobbying (lobbying indirect visant à changer l’opinion publique pour influencer des décideurs publics).

 
Un point crucial consiste à réguler les “méga-entreprises” qui font des “méga-profits” et peuvent menacer notre équilibre démocratique.
 

Toutes ces activités doivent pour l’heure être mieux encadrées et renseignées en ce qui concerne l’Union européenne. Les décideurs publics ont également la responsabilité de protéger l’intérêt général en rejetant toute influence indue et en acceptant, soutenant et participant aux efforts de transparence qui leurs sont demandés.

Un deuxième point, tout aussi crucial, est la régulation des «méga-entreprises» aux «méga-profits», qui peuvent menacer notre équilibre démocratique. La baisse de concurrence rendue visible par ces profits croissants est autant une mauvaise nouvelle pour les consommateurs que pour les travailleurs. D’une part, cette baisse expose de façon croissante nos décideurs à l’influence d’un nombre restreint d’entreprises dotées de moyens et de méthodes d’influence grandissants; d’autre part, les citoyens eux-mêmes se retrouvent de plus en plus exposés à l’information et à l’influence –à travers le marketing mais aussi la sélection des contenus proposés– d’un petit nombre d’entreprises. La décision de Twitter d’exclure Donald Trump –quoi qu’on en pense politiquement– en 2021 n’est qu’un exemple du pouvoir disproportionné d’acteurs privés dans la vie publique.

Dernière remarque: alors que nous devons monitorer le processus démocratique et donc les activités de lobbying, prenons garde à ne pas tomber dans un scepticisme viscéral envers nos décideurs publics et nos institutions. La régulation du lobbying s’inscrit dans une perspective de protection, non de destruction, de nos institutions.

Olimpia Cutinelli-Rendina est chercheuse au Collège de France et a soutenu sa thèse sur le lobbying en 2023 à l’EHESS. Ses disciplines de spécialisation sont l’économie politique et la microéconomie appliquée.

 

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Suspectés de favoriser à tout prix les intérêts privés face aux pouvoirs publics, les groupes d’influence peuvent aussi remplir un rôle positif. À condition d’être encadrés et transparents.   Il suffit d’en prononcer le nom pour que le lobbying évoque des agissements dans les coulisses, d’obscures manigances et toutes sortes de rapports inavouables entre hommes d’affaires et responsables politiques. Auprès d’une partie importante de l’opinion publique, le lobbying, à peine verni d’une respectabilité factice que le mot anglais pourrait sous-entendre, ne serait qu’un autre nom de la corruption ou de la concussion, le synonyme en tout cas d’interférences opaques, si ce n’est franchement illicites, que les intérêts privés tentent d’exercer sur l’action des pouvoirs publics. Sans que le bien-fondé de cette perception puisse être entièrement démenti ou sous-estimé, les choses se présentent dans la réalité avec un profil bien plus complexe et nuancé. Si la définition la plus large possible et la plus communément admise du lobbying renvoie à l’action d’un sujet privé, individuel ou collectif, visant à influencer normes et législations –afin d’obtenir du décideur public protection et soutien–, qui alors pourrait nier la légitimité pour un quelconque acteur de la vie sociale, civile ou économique de chercher de la visibilité auprès des décideurs politiques? Et de le faire en pleine transparence et en toute bonne foi, directement ou indirectement par le biais de représentants, d’associations, de syndicats? Ne pas le faire pourrait vouer une entreprise, au sens le plus ample du terme, à l’échec avant même de débuter.…

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