Depuis un siècle, les débats entre tenants du libre-échange et protectionnistes viscéraux ne cessent de se renouveler par la grâce des innovations technologiques et d’un capitalisme sans limites. Pas sûr que la création artistique en sorte grandie…
Désignant initialement les mesures protectionnistes du cinéma et de l’audiovisuel dans les négociations commerciales internationales, l’exception culturelle recouvre communément l’ensemble des dispositifs de soutien aux créateurs et aux diffuseurs de biens culturels, au titre de la singularité des œuvres de l’esprit. Ambigüe, obsidionale (on lui préfère, en droit international, la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles), elle fait l’objet en France d’un acte rituel d’engagement pour sa défense par chaque nouveau ministre de la Culture, tout en ayant suscité, depuis son baptême du feu en 1993, une multitude de controverses et des batailles d’Hernani à répétition – sous le regard désormais souvent blasé du clergé des hauts fonctionnaires qui ont la charge de gérer et adapter les mesures et dispositifs qu’elle regroupe face au rythme incessant des évolutions économiques et technologiques globales.
Stigmatisée il y a plus trente ans comme « un rempart fictif contre la contagion des mœurs et des loisirs américains » par le facétieux dix-huitièmiste Marc Fumaroli, elle a pourtant su imposer sa légitimité, s’est européanisée et internationalisée, et une partie de la tension qu’elle provoque s’est souvent ritualisée, au profit d’une technicité ouverte à la mise en débat. Comment en est-on arrivé là ?
En décembre 1927, sur le site de l’ancien théâtre du Vaudeville, à l’angle des Capucines et de la Chaussée d’Antin, la Paramount ouvre son nouveau cinéma à Paris. Béton armé et équipements de premier ordre pour le nouveau temple du cinéma. Cette inauguration où se côtoient Colette, Mistinguett, Abel Gance, Sarraut, Foch, Pétain, le député Louis Marin et le baron de Rothschild est pourtant l’un des derniers événements affichant une convergence commerciale d’intérêts franco-américaine autour du 7e art.
L’année précédente, le Congrès international du cinématographe, organisé sous l’égide de la Société des nations (SDN), « constate avec inquiétude la monopolisation progressive qui réside à la réalisation, à la diffusion et à l’exploitation des films dans le monde entier ». Si les exploitants de salle sont plutôt favorables au libre-échange, les producteurs s’élèvent contre la domination croissante du cinéma américain. Lors de ce Congrès, les intérêts économiques – divergents – d’une industrie de divertissement mature sont défendus au nom de valeurs internationales non marchandes.
Le pli est pris. Face aux tactiques exportatrices offensives des sociétés américaines, Édouard Herriot, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, fait instituer par décret en 1928 les premiers contingentements de films américains à l’import, rapidement détricotés par William H. Hays, président de la Motion Picture Producers and Distributors of America, qui vient spécialement à Paris pour cela. Paul Claudel, alors ambassadeur aux États-Unis, évoque « l’invasion internationale » et les voies de salut que la nouvelle technologie du parlant semblent ouvrir, dont la France a d’ores et déjà perdu la bataille des brevets. La nouvelle barrière linguistique semble de facto diminuer l’intérêt des quotas à l’import, qui sont abaissés en 1931 – avant que le doublage ne permette pendant un temps de contourner la définition du «film français». Maurice Chevalier part à Hollywood à l’invitation de la MGM, et la Paramount tourne dans les studios de Joinville en plusieurs langues européennes. Pendant que l’État renfloue lui-même la Gaumont pour contrer une perspective de rachat par la MGM, les petits exploitants de salles survivent en cautionnant souvent un anti-américanisme propagé par le best-seller de Georges Duhamel, Scènes de la vie future, récit paru en 1930 de son voyage outre-Atlantique au sein d’une civilisation de l’argent « dévorante et sans âme ». Face aux tensions au sein de la profession, l’État préfère poursuivre sans syndicat professionnel et passer par des commissions parlementaires qui se contenteront de reconduire chaque année des contingentements aussi clivants qu’inutiles. Début 1936, peu avant le Front populaire, les accords de Marchandeau libéralisent le marché, et le ministre du Commerce est accusé de capitulation libre-échangiste pour avoir privilégié les exports des vins et spiritueux (dans un contexte américain d’abolition de la prohibition) sur les intérêts du cinéma français.
Dès les années 1930, les principaux ingrédients de l’exception culturelle française sont réunis.
Que nous raconte cette séquence historique vieille de quasiment un siècle? Pendant ces années intenses d’innovations technologiques, de crises économiques, d’internationalisation, de montée des tensions commerciales et idéologiques, les professionnels d’un secteur et les pouvoirs publics se retrouvaient exposés pour la première fois à la nécessité d’un cadre de régulation à inventer au fil de l’eau, dans un rythme plus que soutenu. Tout aura été expérimenté : avoir recours aux auspices de la SDN, tenter de brancher enjeux commerciaux et intrasectoriels sur des valeurs de paix universelle, actualiser des réglementations à peine adoptées, légiférer directement ou avec une organisation professionnelle; avantager l’inertie quand personne n’est d’accord ou stabiliser le consensus autour d’un discours de résistance à Hollywood au nom de la défense d’un « esprit français ».
En face, les Américains restent maîtres du rythme du développement et de l’exploitation de l’innovation technologique (le parlant, le doublage) et placent l’apprenti régulateur en position défensive. Pour l’heure, l’attention va se reporter sur les concurrences idéologiques et commerciales des régimes fascistes, sur le protectionnisme de Goebbels, sur le projet de Jean Zay de créer un pendant démocratique à la Mostra de Venise, mais les principaux ingrédients de l’exception culturelle française (protectionnisme audiovisuel, mise en place et suivi d’un cadre de régulation, postures et polarisations du discours sur la marchandisation de la culture) sont d’ores et déjà réunis. Dix ans plus tard, lorsque Léon Blum et Jean Monnet négocient la dette française avec les États-Unis en ouvrant le marché des salles, la profession se mobilise. Leurs revendications se structurent autour des mêmes éléments de langage, l’agitation du spectre d’une nouvelle domination culturelle faite de jazz, de western et de chewing-gums, dans un contexte de Guerre froide naissante, avec quelques débordements parfois – au détriment des réalisateurs peu pressés de rentrer des États-Unis et facilement traités de « nouveaux collabos ». Si les historiens restent partagés sur la réalité économique de ce risque de submersion, le fait est que les images de Jean Marais, Simone Signoret, Marcel Carné et la CGT spectacle défilant dans Paris, le 4 janvier 1948, resteront emblématiques de l’exception culturelle bourgeonnante, au moment où sera mise en place la taxe sur les billets d’entrée pour financer le tout nouveau Centre national de la cinématographie.
“Nos pays sont-ils des passoires et doivent-ils accepter sans réagir ce bombardement d’images ? Notre destin est-il de devenir les vassaux de l’empire du profit ?”
« Tous nos pays acceptent trop passivement une certaine invasion, une certaine submersion d’images fabriquées à l’extérieur, d’images et de musiques standardisées qui rabotent les cultures nationales, et véhiculent un mode uniformisé de vie que l’on voudrait imposer à la planète entière. Nos pays sont-ils des passoires et doivent-ils accepter sans réagir ce bombardement d’images et sans aucune réciprocité? Notre destin est-il de devenir les vassaux de l’immense empire du profit ? » Ainsi s’exprime Jack Lang, en tant que ministre de la Culture, dans son discours à Mexico lors de la conférence mondiale de l’Unesco, en juillet 1982, sur les politiques culturelles. Événement qui marquera la cristallisation et l’expression la plus claire des raisons d’un protectionnisme singulier qui n’a toujours pas de nom, alors qu’à la Guerre froide s’ajoute la nouvelle donne des décolonisations encore fraîches. Le discours de Lang a souvent été assimilé à un mélange de récupération tiers-mondiste, décalée pour certains, et de positionnement anti-américain ambigu propre au premier gouvernement de François Mitterrand, suscitant chez la déléguée américaine une bénévolence polie: « Je ne connais pas Jack Lang, mais il a l’air très charmant. Je crois qu’il s’intéresse beaucoup au théâtre. » Pour autant, cette prise de parole constitue une inflexion majeure: la France y développe une stratégie d’internationalisation de la « résistance culturelle » face à l’hégémon américain ; et ce qui allait devenir « l’exception » sort du seul secteur du cinéma pour s’étendre progressivement à l’ensemble des industries culturelles, voire au droit de disposer et d’établir des politiques culturelles en général prenant en compte les révolutions technologiques de l’information et de la communication. Mexico, c’est aussi le moment où les délégations commencent à élaborer une approche commune des questions de transferts de technologie (en particulier pour les petits pays sans industrie culturelle), d’innovation et de création, de diversité et de pluralisme permises par la multiplication des choix, par une profusion à venir de ce qu’on n’appelle pas encore – à l’âge de la photocopie, du Super 8, de la télévision par câble, de la VHS et de l’ordinateur – les contenus.
En 1993, la Commission européenne, présidée par Jacques Delors, obtient l’exclusion de l’audiovisuel et du cinéma des accords du Gatt. La notion d’exception culturelle est officiellement revendiquée comme telle, dans un contexte où le spectre de l’homogénéisation culturelle, datant au moins de l’entre-deux-guerres, prend de nouvelles couleurs en ces années de fin de Guerre froide, de «fin de l’histoire» et de triomphe du globish. Andreï Kontchalovski, Wim Wenders et les cinéastes de français convainquent Delors de dire non à Mickey Kantor (secrétaire au Commerce de Bill Clinton) et Leon Brittan (commissaire européen au Commerce). Le choc aura été frontal, et les condamnations multiples par les libre-échangistes patentés, qui se remobiliseront activement quelques années plus tard pour l’ouverture d’une négociation d’un accord de libre-échange entre l’Union et les États-Unis.
En 1993, la notion d’exception culturelle est officiellement revendiquée comme telle.
Du côté protectionniste, l’argument des biens culturels comme étant des marchandises « pas comme les autres » s’impose. Mais une marchandise quand même. S’ouvre alors un débat explicite sur la pertinence des dispositifs de financement, de réglementation et de régulation des biens et services culturels sous l’angle de leur efficacité économique – quitte à pouvoir mieux discuter des confusions, des dispositifs obsolètes ou encore des intérêts catégoriels qui peuvent se cacher derrière le blanc manteau de la culture. Certains y verront l’indécence de querelles sectorielles; et derrière les postures et les cris « à l’assassin ! » démonétisés à force d’être répétés, on peut y voir au contraire, à terme, un travail d’explicitation saine et vertueuse de moyen et de long termes, consolidant des consensus sur l’existence des dispositifs de soutien et sur leur actualisation contre les immobilismes.
Car entre-temps, en particulier en France, l’ensemble des mesures désignées par l’exception se sont multipliées et enrichies. Libéralisation de l’audiovisuel, chronologie des médias, obligations de soutien à la production et à la diffusion par les chaînes de télévision, quotas de diffusion… La fortune de l’expression de l’exception culturelle allait en faire rapidement un marronnier éditorial pour au moins deux décennies – un marché aux indignations, avec toute la gamme de noms d’oiseaux échangés entre professionnels, entre essayistes néolibéraux voulant prendre la lumière de la divergence et protectionnistes attardés, entre rentiers de l’immobilisme défaitiste et vandales du numérique – alors même que, simultanément, la gestion de ces dispositifs, leur adaptation et leur européanisation impliquaient une technicité croissante et l’intervention discrète mais constante des plombiers de l’administration nationale et communautaire, sans doute pour le meilleur.
Dans ce jeu de rôle français où souvent Troie ressemble plutôt à un village gaulois d’Armorique, souvent épinglé avec gourmandise par les grands titres de presse américains, finalement bénéfique puisqu’il aura permis vingt ans de débats, de remises en question, de transparence croissante, d’appropriation et d’affinement des dispositifs, il y a eu néanmoins une effet collatéral négatif, que le haut-fonctionnaire Jacques Rigaud avait relevé dans sa Lettre à des amis européens: la France se serait convaincue de défendre, « dans l’incompréhension du monde entier, les droits sacrés de la culture ». Face à la brute américaine, la France aurait promu un raisonnement d’épicier ou de douanier (la «marchandise pas comme les autres»), en interprétant souvent au niveau européen « un silence général comme un consentement tacite à notre conception dans un esprit de revendication corporative bêtement soutenue par des politiciens légers ». Il faudra du temps pour remonter la pente auprès de nos concitoyens de l’Union, pour certains tout aussi engagés que les acteurs culturels français – ce que permettra en partie la mobilisation internationale au début des années 2000 autour de la diversité culturelle.
Sous l’égide de l’Unesco, la promotion de l’idée de diversité culturelle a permis de globaliser un principe protectionniste.
Sous l’égide de l’Unesco, et face à la dimension clivante de la notion d’exception, la promotion de celle de diversité culturelle a permis de globaliser un principe protectionniste sous couvert d’une ambiguïté créative. Après avoir fait l’objet d’une déclaration universelle précisant que la diversité culturelle est à l’humanité ce que la biodiversité est à la nature (2001), la Convention de 2005 sur la diversité des expressions culturelles, après deux ans et demi de négociations, sera adoptée, malgré l’opposition frontale puis à bas bruit des États-Unis. En ne tranchant pas entre plusieurs plans de rationalité et de politiques publiques correspondantes (diversité communautaire, diversité de l’offre culturelle), la promotion de la diversité des expressions culturelles, gisement à la fois d’identités à protéger et de créativité, s’est imposée en droit international comme le but partagé des politiques culturelles pour ses États parties. Victoire lunaire d’un corps diplomatique convaincu de son poids face à l’organe des règlements de l’Organisation mondiale du commerce, comme le dit Olivier Poivre d’Arvor ? Presque vingt ans après son adoption, force est de constater la force discrète de ce texte – pas tant dans son caractère opposable au droit commercial que dans les processus de comparaison de dispositifs de soutien, d’engagement d’États dans leur conception et leur affinement (Canada, Corée du Sud, Suède…), de mobilisation d’acteurs culturels (les coalitions nationales pour la diversité culturelle) particulièrement utiles face à la nouvelle réalité qui a émergé juste après l’adoption de ce texte: celle des oligopoles de l’économie de la donnée.
Peu de temps après l’adoption de la Convention de 2005, les géants du Net, entre moteurs de recherche, réseaux sociaux et plateformes, s’étaient rapidement imposés comme des acteurs globaux d’un nouveau type, confirmant leur capacité à balayer et recomposer le paysage des industries culturelles, à commencer par la musique enregistrée, depuis Napster à la fin du siècle dernier, puis les capacités de stockage et de transmission aidant, tous types de contenus audiovisuels, déstabilisant au passage les modèles économiques de la presse et des médias d’information, siphonnant les revenus publicitaires en établissant un oligopole sur la publicité programmatique avec une analyse algorithmique des données d’usage à la granularité jamais vue. Dans les recompositions en cours, un adversaire temporaire de l’exception est vite apparu en Europe, sous le drapeau du Parti pirate ou dans des groupements associatifs très écoutés, promouvant la culture du partage et la gratuité des biens culturels contre le capitalisme de surveillance, dont les organismes de gestion collective du droit d’auteur voudraient manger les miettes – collectifs souvent qualifiés par les lobbies de l’exception comme les idiots utiles des géants du Net dans le Village global. Après que Google eut mis en veilleuse ses ambitions sur le livre, pendant que les smartphone s’imposent et que Netflix pivote vers la production, la construction de consensus industriels (à commencer par la musique) sur les nouveaux modèles d’affaires du streaming ont contribué à stabiliser de nouveau les consommateurs vers le consentement à payer, fermant progressivement la parenthèse futuriste du tout-gratuit et de ses conséquences apocalyptiques ou utopiques sur le financement de la création.
Face aux nouveaux défis de l’économie numérique, le principe même de dispositifs de soutien aux créateurs n’est plus remis en question.
Au milieu de ce gué, le rapport de la mission Lescure (ou « Acte II de l’exception culturelle ») constitue une étape importante – et pas seulement pour la réforme des dispositifs existants. Pierre Lescure, s’inspirant explicitement de la Federal Communications Commission américaine, propose le principe d’une adaptation et d’une actualisation constantes, quasiment en temps réel, des multiples dispositifs de soutien existants, privilégiant, plutôt que la seule réglementation contraignante et peu flexible, une régulation en flux constant, réactive et incitative. Dix ans plus tard, on peut dire que cette position a permis en partie de réduire au moins les effets de manche du marché aux indignations.
La Commission européenne, sous la présidence de José Manuel Barroso, rouvre alors le dossier des négociations de l’accord de libre-échange avec les États-Unis. De nouveau, l’affrontement est explicite, avec l’administration Obama, mais aussi le président de la Commission qualifiant de réactionnaire la position de la France. Les tribunes du Figaro répondent aux communiqués d’Attac!, Steven Spielberg est enrôlé pour plaider la cause de la diversité au Festival de Cannes. Mais, face à la différence de nature des nouveaux défis de l’économie numérique, le principe même de dispositifs de soutien aux créateurs et aux producteurs, par des taxes affectées, des subventions ou des incitations fiscales, n’est plus vraiment remis en question, et nombre des mobilisations de tribune portent sur des demandes de garantie concernant les dispositifs existants, ou leur adaptation en cas d’obsolescence supposée (copie privée) ou d’inadaptation (décrets Tasca, exceptions au droit d’auteur, chronologie des médias, fusions CSA-Hadopi-ARCEP, crédits d’impôts, etc.).
C’est un collège d’experts qui prend la main, avec l’appui du ministère délégué au Numérique et du Centre national du numérique, pour des adaptations de ce que Pierre Lescure a appelé le « mobile », de plus en plus complexe, à bouger souvent et avec doigté, et désormais en coordination de plus en plus étroite avec les institutions communautaires. Le temps des cafouillages malheureux entre Français et Allemands (sur les droits de la presse, notamment) semble révolu , et la multiplication du rythme du législatif communautaire (RGDP, révision de la directive SMA et l’extension aux plateformes d’obligations de soutien à la création et quotas d’exposition, directive copyright et droit d’auteurs, DMA, DSA, AI Act…) implique désormais une activité intense de coordination, pour veiller à ce que les positions communes ne disparaissent pas dans des détricotages discrets des procédures de transposition ou de validation des décrets d’application. L’objectif de la démarchandisation totale s’est éclipsé. L’épouvantail de l’uniformisation est nettement moins invoqué, ayant laissé place à des observatoires de mesure de la diversité de l’offre et de la découvrabilité des œuvres, comme au Canada. Les institutions européennes jouent un rôle déterminant, la frange active des parlementaires européens est plus implicable: l’agenda de la transition numérique aura changé en profondeur les pratiques de régulation de l’exception.
Trouver les voies intermédiaires entre technophilie innovante et catastrophismes, telle est la nouvelle ligne des professionnels de la régulation culturelle.
Ainsi, en 2023, la mobilisation mesurée des organismes de gestion collective (OGC) et des coalitions pour la diversité culturelle face au dernier électrochoc en date: l’IA générative. Suivant un scénario classique de sidération technologique, les régulateurs, pris de cours, doivent faire face à un nouveau type d’outil totalement développé en dehors des principes du droit d’auteur, et susceptible d’affecter tout type de contenus musicaux, textuels ou audiovisuels, créatifs ou informationnels. Lors de la phase finale de rédaction du réglement européen sur l’IA, les OGC proposent un premier cadre général imposant le principe de transparence des sociétés concernées sur les sources des modèles de langage génératifs, sans préempter les éventuelles modalités de rémunération des auteurs, afin d’établir les conditions de sécurisation juridique à la fois des ayants-droit et des sociétés d’IA générative, dans un domaine générant d’ores et déjà de nombreux contentieux. Une approche pondérée qui évite de jouer l’innovation contre la culture, face à de nouveaux outils qui ne se résument peut-être pas à être les chevaliers d’une apocalypse cognitive ni de simples perroquets stochastiques. Trouver les voies intermédiaires entre technophilie innovante et catastrophismes, telle est la nouvelle ligne des professionnels de la régulation culturelle, qui doivent désormais opérer dans l’inconnu avant même que lesdites innovations systémiques n’aient démontré leurs capacités transformationnelles.
Même si les professsionnels diront à juste titre que la vigilance est plus que jamais de mise, surtout pour les renards libres dans les poulaillers libres, l’exception culturelle, cette notion venue d’un monde d’avant le capital-risque des données et des marchés behavioristes, aura fait son office. À force de militance, d’expérimentations en matière de régulation, le mobile à la Tinguely relève de plus en plus d’une mécanique de haute précision, dont l’entretien s’est professionnalisé et internationalisé, sous l’écume des jours des annonciations apocalyptique de tsunamis technologiques. À l’heure où l’œuvre de l’esprit compte moins que les données qu’elle génère, la grandiloquence politique et le cri de résistance ont perdu de leur superbe, au profit des processus juridiques et d’approches concertées devant l’innovation exogène, pariant sur «l’effet Bruxelles», s’étant peu à peu imposés comme le meilleur rempart, à défaut d’avoir la main sur l’innovation en matière de technologie ou de modèle d’affaires, contre le manque d’imagination et la fabrique de la bêtise. Pas mal, finalement, pour une usine à gaz confrontée désormais à la tyrannie de la distraction, dont l’ancien sénateur communiste Jack Ralite disait qu’elle n’avait rien à voir avec la culture mais qu’elle occupait l’esprit sans le mener nulle part.
David Fajolles a travaillé pour l’Union européenne, à l’Unesco et au ministère de la Culture, il enseigne à Sciences Po et à l’ICP les politiques publiques et l’histoire de la prospective appliquée à ces objets étranges que sont les biens culturels....
Pas encore abonné(e) ?
Voir nos offresLa suite est reservée aux abonné(e)s
Déjà abonné(e) ? connectez-vous !