- La loi du marcheur, tendre rencontre du théâtre et du cinéma
Un « passeur » : c’est tout ce que prétendait être Serge Daney (1944-1992), qui deviendra pourtant rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1974 à 1981, contributeur engagé au quotidien Libération et fondateur de sa propre revue, Trafic. Reprenant le célèbre documentaire de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, Nicolas Bouchaud, dans une mise en scène d’Éric Didry, retrace l’Itinéraire d’un ciné-fils, et incarne seul en scène le grand critique de la deuxième moitié du XXème siècle, témoin d’un cinéma alors en profonde mutation.
C’est ce cinéma, des westerns américains des années 1950 aux chefs-d’œuvre de la Nouvelle Vague, qui est mis à l’honneur sur scène – à travers le récit drôle et touchant qu’en fait le personnage, mais aussi au moyen d’un grand écran qui ne quitte pas la scène, et sur lequel se trouvent projetées, à intervalles réguliers, des scènes du mythique Rio Bravo d’Howard Hawkes. Nicolas Bouchaud se fond dans ce décor avec harmonie et humilité, noyant l’ego du critique dans l’immensité d’œuvres auxquelles le théâtre donne un nouveau souffle.
L’une des grandes richesses du spectacle est sans doute la finesse avec laquelle y dialoguent théâtre et cinéma, ces frères jumeaux dont le rapport à l’image est à la fois si proche et si lointain. Les deux arts, loin de s’entrechoquer, se transcendent l’un l’autre dans une mise en scène captivante. À mesure que le quatrième mur s’effrite, la salle entière est appelée à prendre part au grand récit cinématographique, un récit qui fédère initiés et amateurs dans la célébration commune d’un art qui parle à tous.
La Loi du marcheur, d’Éric Didry, avec Nicolas Bouchaud, au Théâtre de la Bastille jusqu’au 29 mai.
- Un Tramway nommé désir : Tennessee Williams et le drame moderne
Dans un appartement sordide de la Nouvelle-Orléans, Stella DuBois, descendante d’une vieille famille aristocratique du Mississipi, vit avec son mari Stanley Kowalsky, ouvrier Polonais pour qui elle a quitté la plantation familiale. Lorsque sa sœur Blanche s’invite chez elle à l’improviste, sans le sou et dans une détresse mystérieuse, une tension grandissante naît entre elle et Stanley, bien décidé à lever le voile sur les causes de sa ruine et ses faux airs de pureté.
Chef d’œuvre de Tennessee Williams, immortalisé à l’écran par Vivien Leigh et Marlon Brando, Un Tramway nommé désir frappe par la grande diversité des thèmes abordés, que la pièce concentre en une action unique mais forte en rebondissements. L’une des grandes questions qui traversent la pièce, chère à Williams comme à Arthur Miller et Eugene O’Neill, est celle du « déclassement », du délitement brutal d’une aristocratie ruinée, qui, dans sa chute, flirte avec le vice, voire le crime. Entre une noblesse polie mais fourbe, et une classe ouvrière authentique mais cruelle, le fossé est infranchissable.
Au-delà du drame social, la pièce tend aussi au tragique. Tragique du temps perdu qu’on ne retrouvera pas, tragique d’anciennes amours gâchées dont le souvenir nous rappelle combien nous avons vieilli… Contre l’imminence du malheur, le seul rempart est l’illusion : « Je ne veux pas de réalisme. Je veux de la magie ! » s’écrie Blanche, dont l’esprit s’égare peu à peu dans les limbes. Pour elle, comme pour tous les marginaux d’une société qui ne veut pas d’eux, il est déjà trop tard.
Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams, au théâtre des Bouffes Parisiens, mise en scène de Pauline Susini, avec Cristiana Reali, Lionel Abelanski et Alysson Paradis, jusqu’au 25 mai.