La Meute

Philippe Zaouati

Face aux pires désastres, face à l’inexplicable, l’indifférence du groupe peut avoir raison de sa propre cohérence. Mais aussi ouvrir la voie à la recomposition.

 

J’avais toujours vécu dans ma meute. Je m’y sentais bien. Je ne prétends pas que je l’avais choisie, j’avais été jeté là, comme l’a dit un humain à la pensée brillante. Guidé par le hasard de mes pérégrinations, quelques affinités électives, mon flair ou par cet instinct étrange que les animaux à deux pattes appellent le libre arbitre. Sans doute était-ce le fruit d’une combinaison optimale de ces facteurs qui façonnent le destin d’un animal.

 
Les membres des autres meutes ne se gênaient pas pour dénoncer nos hypocrisies.
 

Ma meute était ce qu’on peut appeler une famille, des êtres liés par une communauté qui les dépasse, même si en l’occurrence la génétique n’y joua qu’un rôle mineur. Chez nous, les générations s’entremêlaient, les fils en arrivaient très vite à dominer les pères, les tantes se confondaient aisément avec les sœurs, mais l’ensemble donnait de l’extérieur une impression de sérénité et de cohérence. Nous avions bien sûr nos désaccords et nos chamailleries, quelquefois même certains d’entre nous se laissaient aller à des mesquineries peu glorieuses, mais ces récifs surnageaient à peine dans l’océan de bienveillance dans lequel nous baignions. Ce n’était au fond que des coups de griffes inoffensifs dans le contrat qui nous liait. Nous faisions société. Rien n’était écrit ou gravé dans la pierre, nous sommes des animaux sauvages et frustes. Les règles s’étaient cristallisées peu à peu dans nos comportements, par tradition orale si je puis dire. Cela n’empêchait pas les valeurs qui nous guidaient d’être sophistiquées.
L’ouverture de ce que j’ose appeler nos esprits, la reconnaissance de la diversité des goûts et des attirances, la liberté de hurler nos affects et nos troubles du matin au soir, tout cela faisait partie des principes fondateurs de notre meute. C’était la forme de notre panache, son signe de reconnaissance. Nous en étions fiers, nous paradions dans notre territoire en balançant l’appendice poilu qui prolongeait notre colonne vertébrale, sûrs de notre bon droit, avec une envie viscérale de scander notre verbe. Nous étions des animaux de bien. La conviction d’être dans le camp de la justice nous réunissait et nous transcendait. Ces mots peuvent paraître prétentieux et déplacés pour décrire une espèce dont l’évolution au fil des derniers millions d’années a exacerbé les réflexes de préservation, d’animosité et de violence. Pourtant, notre meute combattait l’instinct sanguinaire de ses membres et prônait la coexistence pacifique entre les animaux de la forêt.

Avouons-le, cette conduite exemplaire n’était pas une promenade de santé le long d’un fleuve tranquille. Elle exigeait des sacrifices, des renoncements mais, surtout, des accommodements raisonnables. Les membres des autres meutes ne se gênaient pas pour dénoncer nos hypocrisies. Nous chassions bien sûr, il fallait bien manger pour vivre. La nature avait fait de nous des carnivores, avec des gueules proéminentes et de puissantes pattes de prédateurs. Nous le faisions cependant à la bonne échelle, sans rage, dans le partage et en respectant nos proies. Cela ne changeait rien à l’image que les autres espèces avaient de nous, nous inspirions des fables ou des symphonies terrifiantes mais, comme disent les humains, nous avions la conscience tranquille. Nous marchions la tête haute, les oreilles dressées et les yeux grands ouverts, nos pupilles rondes. Ensemble. En meute.

Le mode de vie de notre groupe attirait régulièrement de nouveaux adeptes. Contrairement aux autres meutes, les mâles alpha refoulaient leur nature dominante et accueillaient les étrangers avec bonté et compassion. Le soir, au clair de lune, dans la clairière de la forêt sombre et inamicale où nous avions établi notre repaire, nous nous réjouissions à chaque fois de l’arrivée d’un nouvel individu. Il s’agissait parfois d’un égaré chassé par les siens, parfois d’un transfuge d’une autre meute. Nous célébrions alors le timbre de sa voix et la nouvelle complainte qui s’ajoutait à notre répertoire.

J’étais heureux dans ma meute. Je n’aurais pu appartenir à aucune autre. Je connaissais bien celle qui s’était installée de l’autre côté de la rivière, en amont de notre campement, tout près de la chute d’eau, à l’endroit où la forêt devenait si dense que la lumière n’y entrait pas. Jamais je n’aurais pu m’y sentir chez moi. Bien sûr, chaque meute avait son territoire à défendre et tentait régulièrement de l’étendre, la nôtre ne dérogeait pas à cette règle, mais les méthodes de l’autre meute m’effrayaient. Les rituels belliqueux, le culte des chefs, l’admiration de la force physique et de la brutalité, l’organisation de combats pour régler les conflits, même les plus insignifiants, le mépris pour les espèces inférieures et l’indifférence pour les lieux que la meute avait jadis investis et détruits, rien de tout cela ne me plaisait.

 
Malgré les dissemblances, je me sentais en sécurité dans ma meute.
 

Je n’étais pas un canidé naïf. Craintif, inquiet, tourmenté, sans aucun doute, mais pas naïf. J’avais conscience de ma particularité. Je savais ce que cette différence avait entraîné comme férocité dans le passé, poussant mes semblables sur les chemins de l’errance. Je connaissais le poids des stigmates que je traînais dans mes gènes, mes manières, ma démarche un peu trop altière que certains prenaient pour de l’arrogance, mes réflexes de protection exagérés qui frisaient la paranoïa, et surtout cette façon de regarder le ciel un peu plus profondément que les autres, bien au-delà des étoiles, le museau en l’air, cette passion que je tenais de mon père qui la tenait lui-même de son père. Pourtant, malgré ces dissemblances, je me sentais en sécurité dans ma meute. Les plaisanteries désagréables glissaient sur mon pelage comme une pluie de printemps. Les membres de la meute toléraient mes bizarreries, ils écoutaient mes histoires de constellations avec intérêt, alors qu’ils ne voyaient dans la voûte céleste qu’une accumulation aléatoire de points lumineux. Je me sentais en confiance, entouré de gens de bien. Je partageais leur quête de ce que les humains appellent le progrès. Je faisais corps avec la meute quand elle avançait, puissante et déterminée, pour défendre les faibles et les opprimés des plaines et des forêts environnantes contre les agressions des hyènes et des chacals.

Un matin d’automne bouleversa ce fragile équilibre et mon univers bascula dans l’incertitude et l’angoisse. La durée des jours avait commencé à diminuer depuis peu. Le premier quartier de la lune n’était pas totalement visible dans le ciel. Les nuits étaient presque noires. Ces journées d’automne étaient généralement des périodes de quiétude. Les habitants de la forêt voyaient advenir les premiers frimas avec inquiétude. Les meutes de mes semblables et tous les autres animaux de la forêt se préparaient paisiblement pour l’hiver. La plupart d’entre eux constituaient des réserves, dans leurs demeures ou dans leurs corps. C’était une saison prudente. Les rivalités internes s’estompaient le temps de la saison froide pour reprendre au retour des beaux jours, lorsque les premiers bourgeons apparaîtraient.

 
Étais-je le seul à entendre les hurlements qui recouvraient tous les bruits de la nature ?
 

Ce matin-là, nous avions installé notre campement du côté est de notre territoire, dans la partie de la forêt la plus protégée des intempéries. Nous avions délaissé pour une fois les clairières de la partie sud, sans même y laisser d’éclaireurs. Il avait plu toute la nuit, comme les nuits précédentes. La rivière était presque aussi vivante qu’en une journée de printemps, elle bouillonnait, charriant des branches et des troncs d’arbres, elle débordait par endroit. Nous étions plus en sécurité sur la colline.

Au lever du jour, une rumeur enfla au-dessus de notre campement, un bruit sourd, confus, lointain au début, comme les prémices d’une tempête, un avant-goût de catastrophe. Puis, le grondement se fit plus précis, plus localisé, on pouvait distinguer des plaintes, des cris étouffés et le froissement des feuilles mortes sous des pas agités. J’ai été expulsé en sursaut de mon sommeil, autour de moi la meute était calme et endormie. Étais-je le seul à entendre les hurlements qui recouvraient désormais tous les bruits de la nature ? Quel était donc ce sixième sens qui faisait bouillonner mon sang ? J’ai attendu ainsi, bouleversé, apeuré, que la lumière fasse son œuvre, pénètre dans le sous-bois et sorte mes compagnons de leur torpeur. Au réveil, les échos de la nuit agitèrent quelque peu la communauté. Il s’était passé quelque chose dans la clairière, mais l’événement demeurait distant, comme s’il s’était produit dans une autre dimension de l’espace et du temps. Les femelles faisaient la toilette des nouveau-nés, les mâles s’apprêtaient à partir en chasse. La vie du groupe continuait, indifférent au vacarme qui avait envahi mon corps jusqu’à la moindre parcelle de sa chair.

 
Le sous-bois était dévasté, l’eau du ruisseau était rouge de sang.
 

Quand le soleil fut plus haut dans le ciel, j’ai trouvé le courage de m’éloigner, je me suis engagé seul sur le chemin qui serpente vers la rivière, en direction du campement de l’autre meute. Plus j’avançais et plus la végétation portait les stigmates d’un déchaînement, comme après une tornade. Les branches les plus basses des arbres étaient brisées et pendaient comme des pantins désarticulés, l’air était encombré de poussière, le sol ressemblait aux champs labourés par les humains, que nous traversons parfois quand la recherche de nourriture nous guide vers d’autres horizons. Lorsque j’ai atteint l’orée du bois qui surplombait les deux territoires ennemis, dans cette sorte de no animal’s land où nous ne nous rendions qu’à de rares occasions, j’ai découvert une scène d’horreur et de chaos. Le sous-bois était dévasté, l’eau du ruisseau était rouge de sang. Plusieurs individus de l’autre meute gisaient sur le sol. Mes yeux allaient de l’un à l’autre sans que je parvienne à les compter. Dix, vingt peut-être? Des mâles, des femelles, des nouveau-nés. La plupart étaient étendus les pattes en l’air, le corps disloqué, les yeux hébétés. D’autres étaient pris au piège dans les broussailles, immobilisés dans leur fuite. Un vieux mâle à la fourrure grisonnante se trouvait au centre de la clairière, horriblement mutilé. Ses entrailles se déversaient en dehors de son corps. Sa mâchoire était maculée de bave et de sang. Sa gorge et son torse étaient recouverts de morsures profondes. Les plus jeunes avaient essayé de se défendre. Leurs flancs étaient entaillés, lacérés, griffés, leurs ongles arrachés, leurs dents brisées. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Il arrivait que des mâles se battent pour le contrôle d’un territoire, mais c’était des combats loyaux, avec des règles que les meutes se transmettaient de génération en génération.

Je connaissais les victimes. Elles appartenaient toutes à l’autre meute. Nous avions grandi dans deux groupes rivaux, avec des modes différents d’organisation, de vivre-ensemble, comme disent les humains. Nous avions rivalisé, tantôt pour une parcelle de forêt, tantôt pour le débit d’un ruisseau. Pourtant, je partageais avec ces animaux massacrés ce je-ne-sais-quoi ou ce presque rien que nous n’avions pas choisi et qui nous rendait si proches et si différents des autres. La nuit, lorsque nos meutes respectives sommeillaient de chaque côté de la rivière, repues de nourriture et de certitudes, nous nous retrouvions dans des clairières secrètes, nous levions nos museaux vers la profondeur du néant et nous regardions le ciel ensemble, bien au-delà des étoiles.

Le soleil s’est couché lentement, comme il le fait toujours dans la forêt, en laissant ses rayons tardifs transpercer la canopée. J’étais traversé d’émotions nouvelles, perturbantes. La mort et la violence n’étaient pourtant pas absentes de notre monde animal, elles en étaient même les fondements, la structure intime du cycle de la vie. Pourtant, cette attaque chamboulait tous mes équilibres, mes boyaux se tordaient, mes poils se dressaient, ma salive avait disparu, mes pattes étaient chancelantes. Je suis retourné vers ma meute, j’ai repris dans l’autre sens le petit chemin qui serpente en direction de la colline. Quand je suis arrivé au campement, la nuit n’était éclairée que par le faible croissant de lune. Le lendemain, et les jours qui suivirent, je me suis contenté d’observer la meute. Chacun vaquait à ses occupations ordinaires: creuser des abris, chasser, guetter, boire, dormir. Alors j’ai commencé à raconter ce que j’avais vu, d’abord aux membres du groupe dont je me sentais le plus proche, celles et ceux de ma génération, puis à tous les autres. Ils m’écoutaient, secouaient leur gueule en guise de réaction, certains s’associaient un moment à mes hurlements désespérés, et puis chacun retournait à ses occupations. Cela n’était pas nos affaires au fond, l’agression de ces pauvres bêtes ne pouvait provenir que de leur propre meute, ou d’un groupe avec lequel celle-ci entretenait des liens étroits. Nous ne connaissions rien des rivalités qui avaient pu conduire à cette boucherie. Nous n’avions évidemment rien à nous reprocher.

L’indifférence de ma meute, cette famille dans laquelle je me sentais si bien, a bousculé mes réflexes et mes instincts. Je devenais un autre. Je suis revenu à la charge. N’étions-nous pas les animaux les plus bienveillants de la forêt? Ceux qui avaient toujours défendu les faibles et les victimes? La meute des gens bien? Comment pouvions-nous assister à cette violence et ne rien dire? Le résultat fut pire encore. Non seulement, mes anciens camarades ne m’écoutaient plus, mais ils riaient – non, le rire n’est pas le propre de l’homme. Ils me firent remarquer que je ressemblais aux victimes, le poil trop rêche, le museau trop long, les pattes trop fourchues. Certains murmurèrent qu’ils m’avaient surpris en train de marcher avec les victimes en direction de la clairière secrète, puis d’observer le ciel pendant la nuit, comme si c’était un crime. Beaucoup commencèrent à s’éloigner de moi. Je ne me sentais plus en sécurité. Je gardais un œil ouvert pendant la nuit. J’avais peur.

 
L’indifférence de ma meute, cette famille dans laquelle je me sentais si bien, a bousculé mes réflexes et mes instincts.
 

Quelques semaines après l’événement, alors que l’hiver s’installait et avec lui le silence de la forêt, je me suis éloigné de la meute. Je suis retourné à l’orée du bois. Il y avait là un jeune mâle qui rôdait, comme s’il cherchait des traces d’un proche. Il titubait, je l’ai aidé à se relever. C’était l’un des jeunes destinés à combattre pour devenir le chef de l’autre meute. Son père venait souvent avec moi compter les étoiles. Nous avions peu de choses en commun, nous étions membres de deux hordes qui se détestaient, mais il y avait ce je-ne-sais-quoi qui suffisait aux autres pour nous désigner. Nous ne pouvions pas rester au milieu des cadavres, alors nous avons pris la route ensemble. Au loin, nous entendions nos meutes hurler, comme chaque nuit, chacune sûre de son bon droit, convaincue du mal qui se cachait dans les esprits de l’autre meute. Sur le chemin, nous avons croisé d’autres loups errants. Ils nous ont rejoint. Nous avons formé un groupe d’une dizaine puis de quelques dizaines d’individus. Nous n’avions plus de raison de retourner dans nos campements. Nous sommes parvenus dans une clairière autour de laquelle les grands arbres se couchaient et dessinaient une voûte majestueuse. Nous avons fait un serment. Nous resterions ensemble. Si un jour les meutes arrêtaient de se croire toutes-puissantes, de se détester et de se battre, alors peut être que le moment serait venu de retourner dans le monde. En attendant, mieux valait se réconforter et admirer la profondeur du ciel, bien au-delà des étoiles.

Un matin, nous avons constaté que les arbres s’étaient rapprochés les uns des autres et qu’ils formaient une clôture infranchissable.

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Face aux pires désastres, face à l’inexplicable, l’indifférence du groupe peut avoir raison de sa propre cohérence. Mais aussi ouvrir la voie à la recomposition.   J’avais toujours vécu dans ma meute. Je m’y sentais bien. Je ne prétends pas que je l’avais choisie, j’avais été jeté là, comme l’a dit un humain à la pensée brillante. Guidé par le hasard de mes pérégrinations, quelques affinités électives, mon flair ou par cet instinct étrange que les animaux à deux pattes appellent le libre arbitre. Sans doute était-ce le fruit d’une combinaison optimale de ces facteurs qui façonnent le destin d’un animal.   Les membres des autres meutes ne se gênaient pas pour dénoncer nos hypocrisies.   Ma meute était ce qu’on peut appeler une famille, des êtres liés par une communauté qui les dépasse, même si en l’occurrence la génétique n’y joua qu’un rôle mineur. Chez nous, les générations s’entremêlaient, les fils en arrivaient très vite à dominer les pères, les tantes se confondaient aisément avec les sœurs, mais l’ensemble donnait de l’extérieur une impression de sérénité et de cohérence. Nous avions bien sûr nos désaccords et nos chamailleries, quelquefois même certains d’entre nous se laissaient aller à des mesquineries peu glorieuses, mais ces récifs surnageaient à peine dans l’océan de bienveillance dans lequel nous baignions. Ce n’était au fond que des coups de griffes inoffensifs dans le contrat qui nous liait. Nous faisions société. Rien n’était écrit ou gravé dans la pierre, nous sommes des animaux sauvages et frustes.…

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