Se voir publiée en pleine pandémie est, pour une auteure, une étrange expérience. Que j’ai vécue à la sortie de mon roman Opal & Nev, paru aux États-Unis en mars 2021. Nous ne communiquions alors qu’au moyen de l’application Zoom et ma première dédicace s’est tenue dans une librairie vide de Brooklyn, où j’ai signé les ouvrages en stock avant l’heure d’ouverture. Ce n’est pas là, à l’évidence, l’image que j’avais de l’écrivain quand je rêvais d’être éditée. Pourtant, d’une certaine manière, je pense que l’isole- ment et les pénuries dont nous avons collectivement souffert lors de cet épisode mémorable ont donné à ce livre une résonance singulière. J’en veux pour preuve cette critique qui relevait que cette histoire de jeunes gens ivres de musique et de danse replaçait les lecteurs au cœur d’expériences inaccessibles à l’heure où concerts et festivals étaient annulés, tandis que les clubs restaient fermés.
Dans ces curieuses circonstances, Opal & Nev a ravivé, notamment chez les boomers, le souvenir de ce moment où la musique occupait une place centrale dans leur imaginaire, voire dans leur vie. En 1971, l’année du récit, ils étaient adolescents ou jeunes adultes, avides de satisfaire ce besoin viscéral de crier au milieu d’une foule passionnée, fiers de communier dans l’adoration d’une idole qu’aucun fan ne connaît vraiment mais qui pourtant n’hésite pas à se ruiner pour acheter ses disques, les tickets de ses concerts, des magazines à sa gloire, des t-shirts et des affiches à son effigie.
Mes héros ont bien plus l’âge de mes parents que le mien.
Je suis née en 1976, cinq ans après le concert triomphal mar- quant l’apogée de la carrière de mes personnages fictifs, Opal et Nev. J’appartiens donc à la génération X, qui a grandi dans les années 1990, une autre époque du rock & roll, marquée par les skaters et les riot girls. Mes héros ont bien plus l’âge de mes parents que le mien. Néanmoins, la rédaction de ce roman a fait #32 • NOVEMBRE - DÉCEMBRE 2024 naître en moi une certaine nostalgie. Tout comme mon person- nage, Sunny, lorsqu’elle découvre Opal et Nev sur un tourne-disque dans la succursale d’une biblio- thèque publique, je me sou- viens avoir ressenti certaines musiques dans ma chair, comme un cri, comme un défi. La réaction violente que Sunny décrit en entendant le duo est la même que celle que j’ai éprouvée un jour à mon retour de l’école, en découvrant sur MTV la vidéo de Smells Like Teen Spirit de Nirvana. Qui était ce type effrayant au t-shirt rayé et aux cheveux blonds ? Que signifiait ce symbole A sur les tenues des pom- pom girls ? Pourquoi ces jeunes se battaient-ils dans le gymnase de l’école ? Et surtout, pourquoi étais-je si attirée par eux ?
La trame de mon roman est une exploration de tout ce qui me manquait lorsque j’étais très jeune et passionnée de musique. En l’écrivant, j’ai repensé, avec un pincement au cœur, à mes années d’études, aux mardis passés dans le magasin Vinyl Fever, à Talla hassee, en Floride. À l’époque, Vinyl Fever – qui ne vendait déjà plus de vinyles, bien sûr – pro- posait chaque mardi l’écoute des nouvelles sorties CD. J’ai revu le rayon des disques d’occasion,où l’on fouillait fiévreusement, comme lorsqu’on cherche une pièce d’or dans une boîte à bijoux. Je me suis rappelé les choix déchi- rants imposés par le peu d’argent dont je disposais, me suis revue rentrant chez moi pour dispo- ser mon dernier trésor sur la pla- tine de la chaîne stéréo de ma chambre, écoutant les chansons l’œil rivé sur les livret retrans- crivant les paroles. J’ai revécu les soirées au Einstein A-Go-Go, le club de rock alternatif de ma ville natale, Jacksonv ille, où j’ai découvert une sous-culture pas- sionnante de punks, de goths, de ravers, de shoegazers, de gens prêts à faire la fête non-stop. Nous dansions comme des fous devant un mur de haut-parleurs hurlants, griffonnant nos deman des de chansons sur des bouts de flyers que nous glissions dans une boîte installée près de la cabine du DJ. C’était l’époque où la musique mobilisait tous nos sens et où le genre que l’on choisissait avait une influence sur tout : nos amitiés, notre style, notre vision du monde.
Mais la nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Par leur aspect chatoyant, certains souvenirs tendent à idéaliser un passé plus nuancé. Oui, j’aimais cette musique et ces sous-cultures, mais plus je vieillis plus je me rends compte que je ne m’y retrouvais pas pleinement. Aussi profonde que fut ma connexion avec ces formes de musique excentriques, je sentais confusément à l’époque – et je le sais aujourd’hui – cette passion ne me résumait pas. Avec le recul, j’éprouve une certaine gêne à l’idée que, pour mon entourage, elle me définissait. Au fil du temps, mes souvenirs personnels liés à la musique ont subi une décantation. Cette évolution a en partie inspiré le voyage émotionnel que traverse le person- nage de Sunny, dans le roman.
Le décalage entre l’impression que donne une image et la vérité de l’instant est au centre de mon histoire.
Cinq ans avant de commencer à l’écrire, j’étais rédactrice au magazine Time. Analyser la mémoire collective faisait par- tie de mon travail. À partir de 2008, je suis devenue rédactrice en chef adjointe du site Life. com, renaissance numérique de l’iconique magazine américain Life. Nous nous concentrions sur la photographie pour traiter d’événements passés. Parfois, il s’agissait de rassembler des photos emblématiques de Life, par exemple la série sur Woodstock, rééditée à l’occasion du 40 e anniversaire de ce festival mystique organisé en 1969. D’autres fois, il s’agissait simple- ment de replacer l’actualité dans son contexte historique.
Ce travail de recherche a alimenté en grande partie la réflexion et l’écriture d’Opal & Nev. Avant même d’avoir une idée précise de l’intrigue, j’ai su exactement comment mes rockstars fictives allaient accéder à la célébrité – par le biais d’une de ces photos d’actualité qui fascine le pays, mais dont la genèse et le sens réel ne seront connus que bien des années plus tard. C’est ce décalage, entre l’impression que procure une image emblématique et la vérité de l’instant qu’elle prétend saisir, qui est au centre de mon histoire, comme de bien d’autres.
Prenons, par exemple, la photo la plus célèbre de Life, sans doute l’une des images les plus emblématiques de l’histoire américaine : V-J Day in Times Square ou, comme on l’appelle plus communément, « Le Marin embrassant l’infirmière ». Avec cette photo, Alfred Eisenstaedt a immortalisé les réjouissances célébrant la capitulation du Japon et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il n’a jamais su le nom, l’âge ou l’origine du marin en uni- forme qui serre dans ses bras une inconnue en blanc au milieu d’une foule extatique, pour ce qui
semble être un baiser d’amoureux. Pendant de longues années, cette image a suscité la nostalgie de millions d’Américains aimant à se remémorer une époque idéalisée où le patriotisme et l’esprit de sacrifice étaient des valeurs suprêmes, un temps béni où nul ne cherchait à dissimuler sa joie à la fin d’une guerre victorieuse.
Les deux figures enlacées sont restées longtemps inconnues, des personnages sans identité mais exubérants, sur lesquelles nous pouvions projeter les fantasmes de nos âmes romantiques. Des décennies plus tard, nous avons appris que la mystérieuse infirmière était en réalité une assistante dentaire du nom de Greta Zimmer Friedman. Mme Friedman brisera le mythe dans une interview accordée au Veterans History Project : « Je n’ai jamais voulu ce baiser. Le type s’est simplement approché, m’a agrippée et embrassée. » Sur
le moment, Mme Friedman y a vu « plutôt un acte de jubilation » et ne l’a pas assimilé à une agression. Pour autant, elle s’est montrée catégorique : « Ce n’était pas un événement romantique. » Elle n’était pas consentante. Pas plus ce jour-là que trente-cinq ans plus tard, lorsqu’elle a retrouvé le marin, George Mendonsa, pour une nouvelle séance photos. Il l’a pourtant à nouveau saisie et embrassée, alors qu’elle avait clairement affirmé ne pas vouloir participer à une reconstitution.
Si je mentionne cet épisode, ce n’est pas pour affirmer que les images mentent ou que toute prise de vue est une mise en scène. Les photos prennent leur sens dans l’œil qui les regarde,
lorsque nous nous appliquons à les inscrire dans un récit que nous pensons déjà connaître, auquel que nous avons peut-être envie d’adhérer. S’affranchir de cette tentation exige une étude attentive de l’image et un examen exhaustif du hors-champ. Ce n’est qu’alors qu’on réalise que, comme le dit Virgil LaFleur, l’ami d’Opal dans le roman, « beaucoup de choses peuvent être vraies en même temps. »
Les photos prennent leur sens dans l’œil qui les regarde.
Je ne saurais dire combien de fois nous avons, à Life.com, fouillé des boîtes contenant des pellicules vieilles de plusieurs décennies. Nous étions des chercheurs de trésors – non seulement des clichés inédits que nous pourrions partager avec le monde, mais aussi les notes des photographes qui nous éclairaient sur leur travail. J’ai adoré lire ces témoignages du
passé, dactylographiés sur du papier pelure ! Parfois, ces commentaires étaient volumineux, comme ceux d’Eisenstaedt, intarissable sur son expérience traumatisante à Cuba avec un Ernest Hemingway qui, sur le point de remporter un Pulitzer et le Nobel de littérature, était ivre du lever au coucher du soleil. D’autres étaient laconiques : Ed Clark, par
exemple, n’avait pas grand-chose à dire sur la journée qu’il avait passée avec une actrice de 24 ans que la 20th Century Fox lui avait suggéré de photographier. En 2009, en sortant de leur boîte les planches-contacts de Clark, mon excitation s’enflamma à la découverte de la blonde lumineuse dont la chemise portait le monogramme « MM ». Mais Clark n’avait laissé qu’une annotation sèche : « Marilyn Monroe – Griffith Park, 1950. » Celle qui allait devenir une icône éternelle n’était alors qu’une starlette de studio.
À l’évidence, certains événements peuvent prendre une signification nouvelle avec le temps. J’ai commencé à porter sur les photos un regard différent, à m’intéresser aux circonstances qui prévalaient au moment du déclic. L’une de mes préférées a été prise sur le tournage du film Stromboli. On y voit Ingrid Bergman, toute de blanc vêtue, dans la lumière éclatante
de l’île italienne.
Elle est en bas à droite du cadre, la tête tournée vers la gauche, les cheveux attachés pour dégager son visage. Les yeux baissés, elle semble regarder vers un ailleurs insaisissable. Lèvres légèrement écartées, elle ne sourit pas. À l’arrière-plan, trois femmes, debout devant un imposant mur de pierre, l’observent de loin. Leurs visages sont flous, mais on
distingue leurs robes sombres et leurs foulards noirs. Je me suis intéressée au contexte de cette photo fascinante et magnifiquement composée. Elle a été prise par Gordon
Parks en 1949, une année difficile pour Ingrid Bergman qui vient de quitter son mari et sa fille encore enfant pour vivre une histoire d’amour avec le réalisateur de Stromboli, Roberto Rossellini. Scandale. Les tabloïds la crucifient. Lorsque, quelques mois plus tard, ils révèlent qu’elle est enceinte, un sénateur américain dénonce « l’influence maligne » de l’actrice qui a osé « défier l’institution du mariage ».
Revenant au cliché, j’y vois tout à coup de nouvelles choses. Un million de questions provocatrices se bousculent dans ma tête. Les femmes à l’arrière-plan sont-elles des spectatrices éblouies ou des religieuses désapprobatrices ? Leurs visages flous sont-ils souriants ou ricanants ? L’attitude de Bergman, qui refuse de regarder l’objectif, est-elle une expression de honte ou de défi ? Et se pourrait-il que Gordon Parks, le premier photographe noir de Life Magazine, et donc sans doute cible fréquente des conservateurs, ait éprouvé une certaine empathie pour son sujet ?
Un million de questions provocatrices se bousculent dans ma tête.
C’est cette démarche qui a inspiré la photo fictive au centre de Opal & Nev, montrant le duo échappant à la mort lors d’une émeute. J’ai imaginé un Nev exténué portant sur son dos une Opal hurlant à faire trembler son iroquois. Quarante-cinq ans plus tard, dans le roman, cette image fait l’objet d’un débat au sein de l’équipe du magazine Aural – un test de Rorschach, comme l’appelle Sunny – pour tenter de déterminer ce que montre vraiment cette vieille photo. Un instant d’héroïsme ou de traumatisme ? Le cliché symbolise-t-il un renversement audacieux des rôles traditionnels, comme le suggère Pooja, la jeune et idéaliste collaboratrice de la publication, ou faut-il, comme l’affirme le vétéran Phil Francisco, n’y voir rien d’autre que deux personnes qui s’enfuient, effrayées, après avoir échappé à un désastre ? Pooja se demande si Nev mérite d’être admiré. À moins qu’il ne soit comme Phil le voit : une bête de somme pathétique ? Opal est-elle une déesse guerrière ou, comme l’a fait remarquer sa mère en 1971, une geignarde pathétique ?
À mesure que l’histoire se déroule et que s’affrontent les interprétations différentes voire contradictoires de la scène photographiée, j’espérais que l’image et son signifiant évolueraient
dans l’esprit du lecteur.
Journaliste et romancière, Dawnie Walton est née dans les années 1970. Les thèmes de l’identité, du lieu et l’influence de la culture pop lui sont chers. Elle vit à Brooklyn et est originaire de Jacksonville, en Floride – à deux heures de route d’Eatonville, où est née Zora Neale Hurston....
Pas encore abonné(e) ?
Voir nos offresLa suite est reservée aux abonné(e)s
Déjà abonné(e) ? connectez-vous !