Un monde binaire et bipolaire ?
par Jean-Christophe Bas
Étiquettes: BM32
par Jean-Christophe Bas
La perte d’influence des États-Unis sur la scène internationale s’accompagne de la remise en cause de la notion d’État nation au profit de l’État civilisation.
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Henry Kissinger publiait un livre important titré Does America Need a Foreign Policy?: Toward a Diplomacy for the 21st Century. Un ouvrage dans lequel l’ancien Secrétaire d’État des États-Unis soulignait le besoin de définir une politique étrangère capable de rendre la prééminence américaine sur la scène internationale compatible avec l’émergence inévitable d’un nouvel ordre mondial. Vingt ans plus tard, l’acuité de cet impératif et son urgence n’ont fait que croître, tant les États-Unis et leurs alliés occidentaux sont confrontés à une nouvelle donne internationale, un basculement du monde aussi bien sur le plan économique que démographique mais aussi des valeurs et des règles – ou leur absence ? – qui régissent l’organisation du monde. Une nouvelle donne que les organisateurs de la Conférence de Munich sur la sécurité avaient qualifiée, en 2021, de façon provocante de « Westlessness ». Et que les experts de géopolitique décrivent comme le « piège de Thucydide », décrivant le risque quasi-inévitable de conflit quand un pouvoir émergeant détrône un pouvoir en place, comme c’est le cas avec la Chine et les États-Unis.
L’émergence du Sud global n’est qu’un des avatars les plus tangibles de cette perte d’influence de l’Occident, avec la remise en cause de la notion d’État nation au profit de d’États civilisation, autrement dit la restauration d’empires au sein desquels chacun se considère libre d’imposer ses règles en fonction de son histoire, sa culture et ses croyances. Le contrat global – la charte des Nations Unies et les mécanismes de coopération internationale – qui avait régi vaille que vaille l’ordre mondial depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et mis tous les pays sous le même toit, se trouve progressivement battu en brèche, faute d’avoir su s’adapter à la nouvelle réalité du monde. Mais surtout les principes et droits fondamentaux – que nous, Occidentaux, considér(i)ons universels – tels que la démocratie, l’État de droit, la liberté d’expression, l’égalité hommes-femmes, les droits des minorités… sont désormais remis en cause par un nombre croissant de pays émergents, arguant notamment du fait que nous ne les avons pas toujours respectés et avons adopté bien souvent une attitude de doubles standards.
Au lendemain de la chute de l’URSS, le monde occidental est resté un bloc, certes uni et solide, mais figé et ancré dans ses certitudes.
Considérant que la plupart des institutions internationales créées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale étaient dominées par la pensée et les intérêts américains et occidentaux, les pays émergents ont créé depuis une quinzaine d’années leurs propres mécanismes de coopération internationale avec les BRICS, l’Organisation de la coopération de Shanghai, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures… donnant corps à ce que Zachary Karabell, dans un article de Foreign Policy qualifiait, en 2020, de « The Anti-American Century », soulignant avec courage et réalisme que la naissance de cet siècle anti-américain était probablement ce que le monde et les États-Unis eux-mêmes avaient besoin pour relever les défis actuels, un monde de plus de 8 milliards d’habitants nécessitant de multiples liens de soutien et non pas un pays hégémonique ou deux pays se confrontant pour exercer le leadership absolu.
Depuis 2013, le président chinois Xi Jinping développe sa vision d’une « Communauté de destin partagé » qu’il décline tant au niveau global pour l’humanité, qu’au niveau régional et bilatéral, et qui a permis à la Chine de construire un chapelet de soutiens précieux, particulièrement dans le monde en développement, en mettant l’accent sur les valeurs communes à l’humanité en opposition à la vision occidentale de valeurs universelles. Structurée autour de la Belt and Road Initiative, la Communauté de destin partagé trouve de nouveaux prolongements avec la Global Development Initiative (GDI), la Global Security Initiative (GSI) et plus récemment la Global Civilization Initiative (GCI), constituant ainsi une vision holistique chinoise de l’organisation du monde et des relations internationales. Face à laquelle les États-Unis n’offrent guère de grand plan ambitieux et cohérent susceptible de rallier des pays sollicités de toutes parts pour constituer des alliances dans ce moment gramscien où « le vieux monde n’étant plus, le nouveau monde n’étant pas encore… et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Andres Ortega, chercheur au Elcano Royal Institute à Madrid, soulignait justement dans un article publié en 2020 que « le multilatéralisme avait perdu son chemin » et qu’il n’y avait plus de consensus sur lequel nous voulions coopérer, le multilatéralisme étant un moyen et non pas une fin en soi. Le monde occidental, architecte en chef de cette vision au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, n’a pas su ou pas voulu depuis une vingtaine d’années que celle-ci est remise en cause, faire l’effort de réfléchir et définir une nouvelle vision inclusive, fondée sur l’équité et la diversité, mais est resté arcbouté sur une grille de lecture inchangée et tournée vers la défense de ses propres intérêts. Au lendemain de la chute de l’empire soviétique et de sa dislocation, le monde occidental est resté un bloc, certes uni et solide, mais figé et ancré dans ses certitudes. Une hubris ou paresse intellectuelle dont il risque de payer le prix fort.
Les États-Unis n’étant plus en mesure économiquement, démographiquement et politiquement d’exercer leur hégémonie sur le monde, certains de ses dirigeants ont désormais la tentation de façonner le nouvel ordre mondial sur un mode binaire et bipolaire, organisé autour de deux camps opposés, d’un côté les États-Unis et ses alliés, de l’autre la Chine et ses alliés. C’est là l’un des enjeux de l’élection de novembre, même s’il fait peu ou pas débat dans la campagne dans ce pays où les tensions intérieures sont ultrapolarisées. Et c’est bien là qu’est le problème : chacun sait que l’équilibre géopolitique mondial est grandement suspendu au résultat de l’élection américaine, ou plutôt celui de ces sept swing states (Arizona, Géorgie, Michigan, Nevada, Caroline du Nord, Pennsylvanie et Wisconsin) qui se soucient comme d’une guigne des enjeux internationaux et de l’avenir du multilatéralisme, un terme que les Américains n’aiment pas, comme le disait Madeleine Albright (secrétaire d’État du président Bill Clinton de 1997 à 2001) avec humour « qui contient trop de syllabes et se termine en isme ».
Chacun sait que l’équilibre géopolitique mondial est grandement suspendu au résultat de l’élection américaine.
Le monde qui se dessine sous nos yeux depuis quelques années se caractérise par des confrontations croissantes et par la fragmentation, la constitution d’alliances à géométrie variable que certains qualifient de minilatéralisme ou d’unions libres diplomatiques, qui sont mortifères à terme. À l’évidence, les grands défis de notre monde, de la transition écologique à la prévention des conflits en passant par la gestion du commerce et de l’économie mondiale, de la réglementation du numérique et de l’intelligence artificielle, le combat contre les inégalités et ses conséquences sur les migrations, ne pourront être relevés dans le cadre d’une approche westphalienne classique, où seuls les États et leurs gouvernements décident et agissent. Le monde de l’entreprise, des scientifiques, des grandes ONG, les organisations religieuses etc. doivent être associés à la définition et la mise en œuvre d’un nouveau contrat global.
Alors, que faire avant qu’il ne soit trop tard ? La communauté internationale célébrera l’année prochaine le 80 e anniversaire de la création des Nations Unies, en octobre 1945 à San Francisco. Si nous ne voulons pas que cet anniversaire ressemble à des obsèques, il est urgent et impératif que les principaux acteurs internationaux et régionaux – pas seulement les gouvernements – mettent à profit les douze mois qui viennent pour élaborer un plan cohérent jetant les bases d’une vision inclusive et équitable pour la mise en place d’une nouvelle architecture internationale adaptée aux défis du monde d’aujourd’hui et de demain. Avec un double objectif : redéfinir ensemble les termes et les objectifs de ce nouveau contrat global, ce que nous avons en commun fondamentalement et sur quoi nous voulons coopérer ; et définir des règles du jeu et de fonctionnement à la fois efficaces et équitables dans lesquelles chacun pourra se retrouver. Clairement, le résultat de l’élection américaine de novembre conditionnera le réalisme d’un tel scénario !
Jean-Christophe Bas est vice-président de l’Institut Aspen, est enseignant à l’Institut des relations internationales et stratégiques sup.
...
Déjà abonné(e) ? connectez-vous !