Fin de la finance durable ?

par Philippe Zaouati

Les conservateurs américains mènent campagne contre la prise en compte des critères ESG. En Europe aussi, certaines entreprises critiquent une « surrégulation ».
L’opposition des styles entre l’Europe et les États-Unis est désormais un classique des débats sur la finance durable. D’un côté, l’Europe se présente comme un bastion de la lutte contre le changement climatique, fer de lance d’une finance responsable et à impact, intégrant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). De l’autre, les États-Unis semblent focalisés sur la performance financière, portés par une vision où la technologie prime, réticents à mêler éthique et affaires, et particulièrement allergiques aux régulations  jugées trop contraignantes.

Cette opposition, que nous aimons tant mettre en scène en Europe, reflète une conviction : celle que le Vieux Continent incarne la vertu, tandis que l’Amérique suit une voie plus  pragmatique, voire cynique. L’exemple le plus récent de cette dichotomie est la mise en place de la directive européenne CSRD, qui impose aux entreprises de nouvelles obligations de transparence sur leurs données environnementales et sociales. En réponse, la fondation IFRS, qui définit les normes comptables internationales, a lancé de son côté une initiative visant
à structurer la communication extra-financière des entreprises. Mais là où l’Europe introduit le concept de « double matérialité » – c’est-à-dire la prise en compte des impacts du climat sur les entreprises et des entreprises sur l’environnement et la société –, les États-Unis restent attachés à une seule matérialité, strictement financière. Ce désaccord philosophique a rapidement été présenté dans la presse et sur les réseaux sociaux comme le reflet d’un fossé grandissant entre deux visions du monde, celle de la durabilité contre celle du profit à court terme. Or la réalité est bien plus nuancée.
En Europe, les critiques contre une prétendue “naïveté” se multiplient.
Certes, les législateurs des deux continents partent de conceptions différentes. Mais les grandes entreprises, qu’elles soient européennes ou américaines, adoptent souvent des postures similaires. À titre d’exemple, l’AFEP, qui regroupe les plus grandes entreprises françaises, a adressé en mars 2022 une lettre à la commissaire européenne aux Services financiers, Mai read McGuinness, exprimant ses inquiétudes quant à la complexité des nouvelles exigences de l’UE. L’AFEP y plaide pour une simplification des règles et une priorisation des sujets urgents, en l’occurrence le climat, tout en appelant à une harmonisation avec les initiatives internationales. Sous couvert de pragmatisme, ce discours rejoint en fait celui des grandes entreprises américaines, qui militent également pour des règles plus souples et moins coûteuses.

En Europe, les critiques contre une prétendue « naïveté » se multiplient. Les défenseurs de cette vision estiment que la surrégulation pourrait nuire à la compétitivité des entreprises  face à leurs homologues américaines ou chinoises. La campagne pour les élections au Parlement européen a d’ailleurs marqué un tournant dans l’ambition du Green Deal et le rapport Draghi publié récemment appelle à une simplification des règles pour éviter, selon  ses termes, un effondrement de la richesse européenne. Ce discours reflète une inquiétude grandissante sur l’impact des régulations climatiques sur la compétitivité économique. Mais il semble exagéré de faire des régulations environnementales et sociales les principales  responsables des difficultés économiques actuelles. Si l’industrie européenne a été sacrifiée au cours des quarante dernières années, si les emplois ont été délocalisés vers d’autres continents, et si nos entreprises peinent à consolider leur leadership mondial, ce n’est certainement pas à cause de la CSRD. Ces difficultés sont davantage le fruit d’une logique libérale, poussée à son extrême, qui a encouragé

Les conservateurs américains mènent campagne contre la prise en compte des critères ESG. En Europe aussi, certaines entreprises critiquent une « surrégulation ». la délocalisation vers des pays à bas coût et entravé la formation de grands champions industriels européens, au nom de la libre concurrence.

Aux États-Unis, les réflexes de défense du libéralisme sont encore plus radicaux, prenant souvent une dimension partisane. Alors que les questions financières étaient longtemps restées sous le radar politique, l’émergence de l’ESG comme sujet central dans la polarisation politique américaine a surpris bon nombre d’observateurs. Lorsque Tucker Carlson, figure emblématique de Fox News, a commencé à dénoncer l’ESG, peu auraient imaginé que ce thème gagnerait autant de terrain. Pourtant, en qualifiant l’ESG de « force destructrice qui pousse les gouvernements à saboter leurs propres économies », Carlson a su captiver un large public. Très rapidement, plusieurs dirigeants républicains ont embrassé cette rhétorique, et pas moins de 20 États, dont la Floride, ont adopté des lois interdisant l’utilisation des critères ESG dans la gestion des fonds de pension publics.

Les conséquences de cette croisade anti-ESG se sont vite fait sentir. BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, a été parmi les premiers à réagir. Larry Fink, son PDG, qui avait fait de l’ESG le thème central de sa lettre annuelle aux entreprises, a brutalement changé de ton. Désormais, il évite soigneusement de mentionner ces trois lettres dans ses communications. Pire, BlackRock a cessé de soutenir certaines résolutions climatiques lors des assemblées générales des grandes entreprises. Ce changement de cap n’est pas isolé.
Dans le secteur des assurances, on observe le même recul. Sous la menace de voir leurs initiatives climatiques jugées contraires aux lois antitrust fédérales ou étatiques, plusieurs grandes compagnies d’assurances, notamment européennes, ont quitté l’alliance Net Zero Insurance (NZIA), un regroupement d’assureurs engagés dans la lutte pour la neutralité carbone.
Les réflexes de défense du libéralisme sont radicaux.
Il semble donc que l’âge d’or de la finance durable touche à sa fin, tant en Europe qu’aux États-Unis. Certes, la réaction des entreprises et de leurs dirigeants varie d’un continent à l’autre. En Europe, on parle plutôt de « pause » ou de ralentissement, alors qu’aux États-Unis, c’est un véritable retour en arrière qui s’opère. Mais le résultat est similaire : les promesses de la finance durable se heurtent désormais à la réalité d’un monde en crise, confronté à des défis géopolitiques, énergétiques et économiques sans précédent.

Ce changement de cap n’est pas anodin. Il traduit un glissement plus profond au sein des sociétés occidentales. Face à l’urgence des conflits internationaux, à la crise énergétique, à l’inflation galopante, à la montée des populismes, aux craintes suscitées par l’immigration et l’intelligence artificielle, les préoccupations climatiques semblent reléguées au second plan. Les priorités ont changé. Il n’est plus question de savoir si ce phénomène se limite aux États-Unis ; la question est désormais de savoir comment nous pouvons nous adapter à cette nouvelle donne. Il semble inévitable que la finance durable, autrefois symbole de progrès et de responsabilité, doive, elle aussi, se réinventer face à ces bouleversements.

Philippe Zaouati est un dirigeant d’entreprise engagé dans la transition écologique depuis plus de dix ans, il a contribué au développement de la finance durable, notamment en étant membre du groupe d’experts de la Commission européenne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont quatre romans....

Les conservateurs américains mènent campagne contre la prise en compte des critères ESG. En Europe aussi, certaines entreprises critiquent une « surrégulation ». L’opposition des styles entre l’Europe et les États-Unis est désormais un classique des débats sur la finance durable. D’un côté, l’Europe se présente comme un bastion de la lutte contre le changement climatique, fer de lance d’une finance responsable et à impact, intégrant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). De l’autre, les États-Unis semblent focalisés sur la performance financière, portés par une vision où la technologie prime, réticents à mêler éthique et affaires, et particulièrement allergiques aux régulations  jugées trop contraignantes. Cette opposition, que nous aimons tant mettre en scène en Europe, reflète une conviction : celle que le Vieux Continent incarne la vertu, tandis que l’Amérique suit une voie plus  pragmatique, voire cynique. L’exemple le plus récent de cette dichotomie est la mise en place de la directive européenne CSRD, qui impose aux entreprises de nouvelles obligations de transparence sur leurs données environnementales et sociales. En réponse, la fondation IFRS, qui définit les normes comptables internationales, a lancé de son côté une initiative visant à structurer la communication extra-financière des entreprises. Mais là où l’Europe introduit le concept de « double matérialité » – c’est-à-dire la prise en compte des impacts du climat sur les entreprises et des entreprises sur l’environnement et la société –, les États-Unis restent attachés à une seule matérialité, strictement financière. Ce désaccord philosophique a rapidement été présenté dans la…

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