Les Halles Ohio

par Lauren Parker

Quel est le point commun entre les cuisines d’une célèbre brasserie new-yorkaise, le petit écran et la vie sentimentale de l’auteure ?
Le premier garçon que j’ai aimé n’avait d’yeux que pour Anthony Bourdain. J’étai s en train de rater ma première an née d’université lorsqu’a débuté ma relation avec ce garçon doux et enthousiaste, fier de ses origines ouvrières et qui affichait une assurance irrésistible. Une jeune fille comme moi, provinciale issue de la classe moyenne, solitaire et timide, ne  pouvait qu’en tomber amoureuse. Grâce à lui, à travers lui, j’allais enfin m’ouvrir au monde.

Anthony Bourdain était son héros ; ce nom revenait sur les lèvres de mon bien-aimé avec u ne régularité persistante. Évoqué comme celui d’un gourou, chuchoté comme celui d’un
amant. Avec ma première carte de crédit, j’ai décidé de lui offrir, pour son anniversaire, tous les livres que Bourdain avait écrits,  y compris les romans policiers dont il avait été l’auteur dans les années 1990. Mais la pièce maîtresse de ces achats était le livre de cuisine des Halles, la brasserie de Manhattan auquel son nom restera toujours associé. Lorsque nous avons emménagé dans un appartement  rural, glacial et mal isolé, nous avons aussitôt loué les saisons de « No Reservations », l’émission culinaire d’Anthony Bourdain. Mon amoureux s’est
attaqué à un bœuf bourguignon arrosé de Carlo Rossi, un « bourgogne » californien. Nous avions déniché ce nectar au Walmart du coin, l’un des pires supermarchés de la chaîne, mais qui avait l’avantage indiscutable d’être ouvert 24 heures sur 24. Errant sur le carrelage d’un blanc déprimant, nous avons traversé le rayon pêche et l’unique allée de livres pour nous trouver notre bonheur : contre dix dollars que nous n’avions pas, nous sommes repartis avec une bouteille de ce douteux cépage.

De retour chez nous, il s’est mis aux fourneau x avec la conviction d’un jeune dévot, chantant à tue-tête du Slipknot, un groupe de metal alors en vogue, et s’interrompant parfois pour maudire les végétariens ou vanter les vertus des épices. Je regardais, béate, ce spectacle réjouissant aux allures de cérémonie en l’honneur de saint Tony, patron des mets consistants et des estomacs vides. Le crépitement de l’huile chaude, le claquement des portes du four, le tintement des ustensiles sur les marmites et les casseroles composaient une cacophonie qui, à mes oreilles énamourées, paraissait divine symphonie.
Je regardais, béate, ce spectacle réjouissant aux allures de cérémonie en l’honneur de saint Tony, patron des mets consistants et des estomacs vides.
« Bourdain voyage dans le monde entier et mange de tout », disait mon petit ami en agitant au rythme de la musique une spatule en plastique qui nous donnera it probablement le
cancer. « Il attache de l’importance à la nourriture, toute la nourriture et pas seulement aux plats raffinés. Il apprécie la cuisine du quotidien, simple et roborative », proclamait-il devant un imposant faitout, cadeau d’une grand-mère atteinte du syndrome de Diogène. Dans l’huile chaude, il a jeté le paleron de bœuf, ajouté des carottes et des oignons et saupoudré de mystérieuses épices avec la mine concentrée  d’un chimiste abordant la phase critique de son expérience.

Quand, se redressant, le regard fier, il a déclaré « madame est servie » nous avons fait l’un des meilleurs dîners de toute mon existence, arrosé de ce Carlo Rossi versé dans un pot de confiture (croyez-moi, le goût de certains vins, médiocres surtout, s’en trouve incroyablement exalté). Les saveurs nous emportaient bien loin de notre pauvre cuisine, sur des routes lointaines traversant des paysages exotiques et parfumés.

Désargentés, nous devions nous satisfaire de ces voyages sensoriels, passant toutes nos soirées dans notre minuscule refuge de l’Ohio, à regarder la neige tomber ou la télévision
d’occasion, seul luxe que nous avions pu nous offrir. Bourdain, lui, sillonnait le vaste monde. Il nous envoyait des cartes postales et des vidéos de ses voyages culinaires. Peut-être qu’un jour, nous disait-il gentiment, nous pourrions y aller ensemble.

Nous attendions, nous espérions, sans savoir exactement quoi. Le temps passait, presque immobile. Lentement, au contact de mon amoureux, je me suis départie de mes principes étriqués et de mes préjugés petits-bourgeois. J’ai appris à apprécier un individu qui ne possède que le droit de vote et quelques dollars froissés, à partager avec lui mon goût pour les
activités culturelles mais aussi à débarquer chez des amis sans invitation formelle. Bref, mon lien avec ce garçon simple et généreux m’a grandie.
Les premières amours ne sont que très rarement éternelles. L’immobilité obstinée de mon petit ami, son refus de partir à la découverte du vaste monde nous a éloignés.
Son idole, Anthony Bourdain, je ne l’ai jamais rencontré. J’ai pourtant eu l’impression de le connaître pour avoir si souvent vu son image danser dans les pupilles de mon compagnon et entendu sa voix chaude à travers les récits passionnés dont il m’abreuvait.Anthony était une présence presque constante, un spectre dans notre maison, la troisième personne de notre couple. Il ne me semble donc pas excessif de dire que j’ai aimé, un peu, cet absent si présent.

Les premières amours ne sont que très rarement éternelles. L’immobilité obstinée de mon petit ami, son refus de partir à la découverte du vaste monde nous a éloignés. Au moment où je franchissais pour la dernière fois le seuil de notre appartement, il est resté de marbre, déclarant simplement : « Je ne veux pas déménager aujourd’hui pour un autre lieu que tu voudras à nouveau très vite quitter. » Je n’ai pas su quoi répondre. Notre projet initial était pourtant de parcourir les villes, de séjourner dans des régions sauvages, d’ouvrir un restaurant et de tirer de ce nomadisme brouillon la matière d’un grand roman. Comment le mener à bien sans quitter le confort relatif de notre petite vie ? Notre dernière conversation a commencé par la phrase suivante : « Je ne pourrai pas venir te rendre visite car je n’ai pas pu avoir de congés. » Il n’avait rien demandé. Je le savais.

La sensibilité ouvrière de Bourdain est sa plus forte saveur artistique, aussi piquante que le fenouil, aussi tranchante que le sumac. Ses propos étaient suivis par sa vaste communauté et
régulièrement cités, ses prises de position politiques devenant souvent virales. À la mort d’Henry Kissinger, le tout-puissant ministre des Affaires étrangères du président Nixon, ses posts sur la situation au  Cambodge ont envahi la toile et les réseaux sociaux. Cassandre national, il fixait la caméra en dénonçant vertement la xénophobie du peuple américain. Fils d’une rédactrice en chef du prestigieux New York Times et d’un cadre du secteur du disque, il s’appliquait à porter la voix de cette classe moyenne, s’invitant dans ses cuisines et à leurs tables. Divertissant et profond, épuisant et inépuisable, il s’acharnait à convaincre avant de repartir pour d’autres combats, laissant ses fidèles exsangues sur leurs canapés trop coûteux.
J’ai mangé dans d’étranges cuisines, me suis liée avec des barmans qui m’ont révélé les secrètes et douteuses pratiques en vigueur dans l’industrie alimentaire.
Pendant que je tentais de me convertir au végétarisme, Bourdain fricotait avec une jeune femme brune aux yeux pâles, titulaire d’un diplôme universitaire en lettres. En l’apprenant, j’ai
eu l’étrange impression d’être trompée. Je me suis vengée en devenant végétalienne, trahissant d’un même mouvement Bourdain et mon premier amour.

J’ai mangé dans d’étranges cuisines, me suis liée avec des barmans qui m’ont révélé les secrètes et douteuses pratiques en vigueur dans l’industrie alimentaire. Curieuse, gloutonne,
je dévorais, alternant les repas bon marché et la haute gastronomie, sans jamais me sentir à l’aise dans l’un ou l’autre monde, mais sans oser refuser un repas de crainte de rater une expérience anthropologique.

Anthony Bourdain s’est suicidé le jour de l’anniversaire de mon ancien petit ami, qui était passé du statut d’amoureux à celui d’ex, puis à celui de connaissance sur Facebook. Tout
ce qui restait de notre relation se résumait à Bourdain, ce qui peut paraître peu, mais dont je compris l’importance en constatant, effondrée, que mon nouveau fiancé était lui aussi un admirateur de Bourdain. Alcoolique et agoraphobe, ce garçon me parlait de voyager en Asie mais n’était jamais assez sobre pour quitter la maison. Issu d’un milieu aisé, il avait le sentiment de s’encanailler en fréquentant une fille comme moi. Nous ne cuisinions jamais ensemble, nous ne baisions jamais et, de jour en jour, j’ai commencé à redouter ses appels téléphoniques. Un couple parfait. Il a passé cinq jours à se saouler à l’annonce de la terrible nouvelle.

Tout en ramassant les cadavres de bouteilles de bourbon, j’ai repassé des extraits sonores de Bourdain, écouté sa voix rauque de grand fumeur en essayant de ne pas penser à la façon  dont les saints meurent, même les cuisiniers. J’avais l’impression d’être la seule survivante, le dernier membre de la tribu de mes amours défuntes, alors que tous les autres avaient disparu.

La voix de Bourdain reste la musique d’une autre pièce, le vestige d’une relation para-sociale empreinte de nostalgie. Tout ce que j’ai appris sur lui, je l’ai trouvé sur Internet et dans
des articles à sa gloire écrits par  des gastronomes. Je ne l’ai pas connu ; il ne me doit rien ; je ne suis qu’une voyeuse sans joie, une admiratrice ignorée. Mais il reste mon intime, dont la voix résonne dans ma tête au milieu des rires et des larmes d’un ancien amour dont le souvenir s’est dissipé.
J’avais l’impression d’être la seule survivante, le dernier membre de la tribu de mes amours défuntes.
Je ne me souviens pas de la date d’anniversaire de mon premier ex. Mais je peux vous dire sans hésitation le jour de la mort de Bourdain. Mon esprit erre dans ce dédale onirique où le vin se consomme dans un pot de confiture. Je griffonne le menu d’un repas dont je ne me souviens qu’à moitié, trop nerveuse pour rester immobile, et me demandant quand un autre  gentil garçon me préparera un bœuf bourguignon avec des morceaux de viande durs dans l’intimité d’une cuisine pourrie...

Ce texte a été publié initialement par The Racket....

Quel est le point commun entre les cuisines d’une célèbre brasserie new-yorkaise, le petit écran et la vie sentimentale de l’auteure ? Le premier garçon que j’ai aimé n’avait d’yeux que pour Anthony Bourdain. J’étai s en train de rater ma première an née d’université lorsqu’a débuté ma relation avec ce garçon doux et enthousiaste, fier de ses origines ouvrières et qui affichait une assurance irrésistible. Une jeune fille comme moi, provinciale issue de la classe moyenne, solitaire et timide, ne  pouvait qu’en tomber amoureuse. Grâce à lui, à travers lui, j’allais enfin m’ouvrir au monde. Anthony Bourdain était son héros ; ce nom revenait sur les lèvres de mon bien-aimé avec u ne régularité persistante. Évoqué comme celui d’un gourou, chuchoté comme celui d’un amant. Avec ma première carte de crédit, j’ai décidé de lui offrir, pour son anniversaire, tous les livres que Bourdain avait écrits,  y compris les romans policiers dont il avait été l’auteur dans les années 1990. Mais la pièce maîtresse de ces achats était le livre de cuisine des Halles, la brasserie de Manhattan auquel son nom restera toujours associé. Lorsque nous avons emménagé dans un appartement  rural, glacial et mal isolé, nous avons aussitôt loué les saisons de « No Reservations », l’émission culinaire d’Anthony Bourdain. Mon amoureux s’est attaqué à un bœuf bourguignon arrosé de Carlo Rossi, un « bourgogne » californien. Nous avions déniché ce nectar au Walmart du coin, l’un des pires supermarchés de la chaîne, mais qui avait l’avantage indiscutable…

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