Je est une infinité

Fernando Pessoa, l’homme aux multiples visages

Par Christopher Laquieze

Le poète portugais a poussé à l’extrême le concept de masque littéraire
en développant 70 hétéronymes différents.

«Imaginons que, dans les années 1910-1920, Valéry, Cocteau, Cendrars, Apollinaire et Larbaud aient été un seul et même homme, caché sous plusieurs “masques”», écrit Robert Bréchon en préface du Livre de l’intranquillité. C’est là toute la démesure du génie de Fernando Pessoa. Pessoa est un poète labyrinthique, un monde entier contenu dans un seul homme. Contrairement à d’autres écrivains, Pessoa n’écrivait pas pour exister, mais pour disparaître. Avec ses 70 hétéronymes – des vies parallèles qu’il incarnait dans l’écriture –, il dépassait le simple jeu des masques, celui qu’on retrouve chez Romain Gary et Émile Ajar. Pessoa allait plus loin: il brisait le moi pour en faire une multitude. Chez lui, l’identité n’est qu’un rêve que nous appelons réel. Pessoa, plus que tout autre, vit ses rêves avec passion, et fait de la célèbre maxime de Rimbaud «Je est un autre», une tout autre conception, pour le poète portugais Je est plusieurs. Mais alors, que signifie vivre en multipliant les vies? Et que reste-t-il de soi lorsque chaque vie se contredit?
Qui donc a écrit Le Livre de l’intranquillité? Fernando Pessoa? Bernardo Soares? Et cette nouvelle édition, Le Livre de l’inquiétude – plus fidèle à la vision que Pessoa voulait donner de son œuvre? Est-ce Vicente Guedes, le baron de Teive, ou encore Soares? Aucun d’entre eux. Tous, à la fois.
Pessoa n’écrivait pas pour s’exprimer. Il écrivait pour s’effacer, pour se démultiplier. Ses hétéronymes – Alberto Caeiro, le maître paisible, Ricardo Reis, le stoïcien mélancolique, Álvaro de Campos, le moderniste exalté – sont bien plus que des noms posés sur une page.

Chez lui, l’identité n’est qu’un rêve.

Ce sont des existences complètes. Chaque hétéronyme porte en lui une biographie, un style, une pensée, un passé, et même un thème astral. Ils incarnent des façons d’être au monde, Caeiro chante l’harmonie avec la nature, une simplicité presque païenne, Reis contemple la solitude civilisée, teintée d’élégance et de résignation et Campos s’enivre de vitesse, de machines, de modernité et d’excès. Aucun n’est Pessoa. Et pourtant, tous le sont.
Dans Le Livre de l’intranquillité, Bernardo Soares avoue: «Je ne sais pas moi-même si ce moi que je vous expose, tout au long de ces pages sinueuses, existe réellement, ou n’est qu’un concept esthétique et faux que j’ai forgé de moi-même.» Pour Pessoa, être soi-même est une absurdité, car même lui ne sait pas si ce qu’il exprime existe réellement.
Clément Rosset rejoint cette réflexion dans Loin de moi: Étude sur l’identité (éd. de Minuit, 2001), lorsqu’il affirme: «J’ai toujours tenu l’identité sociale pour la seule identité réelle; et l’autre, la prétendue identité personnelle, pour une illusion totale autant que tenace.» Rosset affirme que l’identité personnelle est une illusion: cette idée d’un «vrai moi», stable et profond, n’est qu’une construction rassurante, une fiction sans consistance réelle. Le «moi» ne peut être saisi, parce qu’il n’existe pas comme entité stable. Pessoa illustre magistralement cette thèse: il éclate l’unité du «moi» en une pluralité infinie. Ses hétéronymes sont des masques, mais derrière ces masques, il n’y a pas de visage. L’identité personnelle, pour lui, n’est qu’un jeu.
Seule l’identité sociale, selon Rosset, existe véritablement. C’est celle que les autres nous prêtent, celle que nos actes et nos interactions définissent. Nom, fonction, rôle: l’identité sociale repose sur le regard extérieur. Pourtant, Pessoa pousse l’idée encore plus loin. Même cette identité tangible, il la multiplie à l’infini. Être soi-même, c’est déjà être un autre, et ce que nous appelons «moi» n’est qu’un mensonge répété avec conviction.



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