En Bourgogne, les terres agricoles se couvrent peu à peu d’un nouveau type de cheptel : des panneaux photovoltaïques.
«C’est un trou de verdure, où chante une rivière…»* Elle porte une promesse d’apaisement, cette rivière. On l’appelle Serein. Comme son nom ne l’indique pas, elle peut se fâcher, s’assécher. Elle a ses humeurs. Imprévisibles. De plus en plus. Comme le climat.
Dans ses meilleurs moments, le Serein caresse de ses eaux calmes les murailles et les tours du village de Noyers, enfin leurs vestiges. Au fait, Noyers se prononce «Noyères». Et n’y dérogez pas! Vous seriez immédiatement catalogué. Pas d’Ici. Étranger, Parisien, ce qui revient au même.
Il y aura bientôt mille ans, une citadelle se dressait sur l’éperon rocheux, la colline Saint-Georges, que le Serein enveloppe d’un élégant méandre. Avec ses défenses naturelles tous azimuts, le site méritait bien une place forte. Quasi falaises à l’est et à l’ouest. Pente plus douce au sud vers un marais gonflé de l’eau des sources et des débords du Serein lui-même. Un fort donjon au nord, quelques ponts bien défendus au sud pour enjamber la noue d’où Noyers a dû tirer son nom, un mur d’enceinte épousant la courbe de la rivière, et les tours étaient jouées. Noyers serait imprenable.
Ce fut le cas jusqu’à Henri IV. Il fallait unifier le royaume, mater partout l’arrogance, la rébellion. Le roi fait raser tout ça. Les villageois récupèrent les pierres.
Il y aura bientôt mille ans, une citadelle se dressait sur l’éperon rocheux.
Qui un linteau, qui une colonne, qui une corniche, la carrière était généreuse. Leur maison ainsi embellie, ils retournent aux vignes... jusqu’au fléau suivant. Ils n’ont pas manqué sur ces terres du nord de la Bourgogne, entre Yonne et Seine, lisière de tant d’ambitions et de conflits. Mais chaque recoin de notre vieille Europe pourrait en dire autant.
Pour en savoir plus sur les racines plus anciennes de l’histoire de Noyers, rien ne vaut une escapade dans les champs avec Bernard Poitout. Fils et petit-fils d’agriculteurs à Puits-de-Bon, sur le plateau qui borde la rive ouest du Serein, il a élevé des vaches laitières toute sa vie, de l’enfance à la retraite qu’il coule désormais, paisible, aux côtés de Marie-Odile, sa joviale épouse. L’archéologie a toujours été sa vraie passion.«Ici il y avait une enceinte néolithique, là une nécropole mérovingienne, là une villa gallo-romaine.»
Marcher avec Bernard Poitout dans la campagne bourguignonne, c’est goûter autrement le paysage, c’est ouvrir un livre d’histoire, c’est voyager dans le temps. «J’ai commencé gamin, avec le curé. J’aurais pu en faire mon métier, mais dans une famille paysanne de cinq enfants, à l’époque, ce n’était même pas la peine d’en parler!» Pas de regret pour autant, Bernard Poitout vit sa passion intensément, avec l’ardeur qu’on met à cultiver un jardin secret.
Noyers, dans l’Yonne, un trou de verdure où chante une rivière.
Autrefois à ses heures perdues ou volées au travail, aujourd’hui quand le temps et la santé le permettent. Son bonheur, c’est de transmettre l’amour de cette terre si riche de trésors méconnus. «Vous voyez, là, ce dôme circulaire dans les blés, où les tiges sont plus longues, plus hautes? C’est une fosse. La terre est plus profonde, donc ça pousse mieux. Elle date du néolithique, autour de 5000 ans avant Jésus-Christ. Il y a d’ailleurs tout un site ici, d’environ 15 hectares. On en a dressé les plans.»
Bernard Poitout a accueilli à Noyers, pour des chantiers d’été, les étudiants de Dijon, Pierre Nouvel, Bastien Dubuis, devenus depuis de grands archéologues, qui lui vouent un respect quasi filial et dont il suit assidûment les travaux et les fouilles. Il dépose depuis des années des milliers d’objets au Musée d’archéologie d’Avallon, des outils, des armes, des bijoux, des poteries, des monnaies. Bernard Poitout ne garde pour lui que les photos de ses trouvailles. «Ces objets sont souvent magnifiques. Il y a là du travail, du savoir-faire, du talent, tout un art de vivre.» Ce qui le désole, Bernard Poitout, c’est ce qu’est en train de devenir son pays. «Il y a tant d’indifférence pour ceux qui nous ont précédé sur cette terre et ce qu’ils nous ont légué!»
Il y a quelques mois, Bernard et Marie-Odile reçoivent par la poste une offre alléchante. Un industriel leur propose d’installer un parc photovoltaïque de 40 hectares sur une de leurs parcelles, aujourd’hui affermée. À raison de 3000 euros par hectare et par an, pendant vingt ans, reconductibles, autant dire le graal! Il va falloir à Bernard et Marie-Odile une foi d’archéologue autodidacte pour résister à la tentation.
Depuis une bonne décennie, les anges tentateurs volent de ferme en ferme.
C’est ainsi dans le val du Serein. Depuis une bonne décennie, les anges tentateurs volent de ferme en ferme avec des formules toutes faites qui sont autant d’appâts et le plus souvent font mouche. «Cultivez donc des kilowatts, c’est tellement plus rentable et plus sûr que votre blé ou votre colza! En plus c’est mieux pour la planète!» Avec une variante: «Vous trouvez qu’il y a déjà trop d’éoliennes? Pas de problème. On a aussi en magasin des panneaux solaires. Vous y mettrez vos moutons à l’ombre!»
Panurge sait y faire. On se bouscule pour tomber dans le panneau. En moins d’une décennie, près de 100 éoliennes ont poussé dans la communauté de communes du Serein. Et 2500 hectares de terres agricoles sont pressentis pour une conversion photovoltaïque dans le département de l’Yonne. La messe renouvelable semble dite.
Dans ce monde paysan où tout le monde se tient par la barbichette, les voix dissonantes sont rares ou se font discrètes. «Surtout ne le répétez pas, mais...» Les élus pensent à leur cassette gonflée par les taxes à venir. Ils espèrent, candides, que l’État impécunieux leur laissera le pactole.
Les associations de protection de l’environnement et du patrimoine, plutôt favorables à la transition énergétique, ont pourtant soigné leur argumentaire. «La vocation de l’agriculture, c’est de nourrir, pas d’éclairer! Les éoliennes passent à la moulinette les cigognes, les milans, les chauves-souris. Les panneaux solaires seraient mieux sur les toits des villes, sur les parkings des hypermarchés – ça suffirait – que sur les côteaux du Serein.
Une halte de cigognes à Noyers.
Vous imaginez les balades à venir dans cette campagne, entre les hauts grillages, les transformateurs, les citernes, surveillés par des caméras. Il faudra bientôt traverser une centrale électrique géante pour accéder au village médiéval de Noyers, l’un des plus beaux de France.» Inaudible tant la rente promise dépasse l’entendement.
Prenez les Piffoux, Jérôme et Stéphanie, jeunes tous deux, et entreprenants. Lui issu d’une dynastie de céréaliers. Elle venue de l’assurance et qui s’y ennuyait. Il voulait se diversifier. Elle a choisi les chèvres, leur lait, leurs fromages. Gros investissement. Gros efforts. «Deux traites par jour en pleine saison. Beaucoup de soin. On prépare nous-mêmes leur nourriture, un mélange bien dosé d’orge, de maïs, de pois, de tourteau de lin. Mais aussi du foin. Tous ces produits viennent essentiellement de la ferme.» Et puis le laboratoire, la préparation des fromages, et leur vente sur les marchés et dans les restaurants de la région. Des journées qui débutent tôt et n’en finissent pas. Des nuits tourmentées aussi en plein hiver quand naissent les cabris.
Cinq ans après l’arrivée des chèvres, les Piffoux se préparent à la cabriole photovoltaïque: 72 hectares de panneaux au pied des éoliennes de Villiers-la-Grange qui se prononce «Villières», comme «Noyères». Une assurance-vie. Et du beurre, en couche épaisse sur la tartine de fromage.
Les panneaux, une assurance-vie. Et du beurre, en couche épaisse sur la tartine de fromage.
Dans le val du Serein, la brèche est arrivée de Massangis. Déjà célèbre pour sa pierre de Bourgogne, la cité héberge aussi depuis une douzaine d’années 700000 panneaux photovoltaïques sur 140 hectares. Une énorme verrue industrielle entre champs et forêts qui rapporte gros. La prospérité de Laurent Ternynck, propriétaire d’une centaine de ces hectares bien couverts – il y en a 140 en tout – a fait des envieux, et préparé les esprits. Également propriétaire du Domaine de Mauperthuis, il investit dans la vigne, non pas sur place, mais à Chablis, Irancy ou Saint-Bris où la réputation des vins n’est plus à faire.
La vigne, c’était l’une des richesses de Noyers et de ses côteaux ensoleillés. On y comptait 250 vignerons au milieu du xixe siècle. La tradition perdue reste partout inscrite dans ses vieux murs. La rue des Vignerons, ses maisons surélevées, cave en rez-de-chaussée, habitation à l’étage. La place de la Petite Étape aux Vins. La statue de sainte Vérote, protectrice des vignerons, nichée dans la muraille de la porte de Tonnerre. Le long des chemins bordés de murets de pierre sèche, la vigne désormais ensauvagée, lance encore d’année en année sarments et rameaux par-dessus les feuillages hirsutes des jardins délaissés.
La vigne est une liane. Elle ne vous lâche pas comme ça. Mais le vignoble, lui, a disparu, d’abord victime de douloureux coups du sort. Le phylloxéra l’a détruit. La Grande Guerre l’a privé des bras qui auraient pu le reconstruire. Enfin, après la guerre suivante, la seconde, un arbitrage technocratique a décidé de faire des plateaux de l’Yonne une deuxième Beauce. Adieu vignes, tonneaux, cuvées! Place à la mécanisation, aux grandes exploitations, à l’agro-industrie, ce modèle dont la France se glorifiait naguère mais qui semble aujourd’hui à bout de souffle à Noyers comme ailleurs. Trop de pollutions, trop de dommages à la santé, à la biodiversité. Sans oublier la baisse tendancielle des rendements, des prix et des subventions européennes.
La centrale de Massangis, une verrue entre champs et forêts.
«Et si on se lançait dans le mouton sous panneaux!» se disent les uns, soudain passionnés d’élevage ovin. «Et si on revenait à la vigne», lancent quelques autres, moins nombreux, mais étrangement plus sympathiques. Clémence Vinay et Nicolas Ferrari sont de ces rares pionniers qui, avec le sommelier Pierre Paillot, entreprennent avec courage d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire du vignoble de Noyers. Avec courage car «pour la vigne, il faut se baisser», lâche Pierre Paillot dans un élan de parler vrai qui fait son charme à défaut de ne lui faire que des amis. Nicolas, lui, est tombé dans le tonneau dès l’enfance. Son père, Christophe Ferrari, fils d’émigrés italiens, a bâti à Irancy un domaine et une réputation qui forcent l’admiration. Quand est venue l’heure de la relève, Nicolas n’a gardé qu’un hectare aux Mazelots, le nec plus ultra à Irancy. Une belle poire pour la soif. Avec sa compagne Clémence Vinay, fraîchement épousée, ils entendent forger pour Noyers une appellation originale. Dans tous les sens du terme.
Clémence est passionnée de cheval. Avec Taquin, elle emmène les visiteurs en calèche, la Calèche de Noyers, à la découverte du village. Taquin ira bientôt dans les vignes. Il y côtoiera des cochons, des Kunekune, une race néozélandaise, qui désherberont l’interrang et le cavaillon.
La vigne est une liane. Elle ne vous lâche pas comme ça. Mais le vignoble, lui, a disparu.
La vigne elle-même sera montée sur pergolas pour la préserver au mieux des maladies. Quant au cépage, Nicolas aimerait réhabiliter le Baco, réputé pour sa résistance et son débourrement tardif qui le protège mieux des gelées de printemps. Original, on vous dit. Quant à la terre, la grande affaire ici, Clémence et Nicolas avancent pas à pas. Ils défrichent avec des amis motivés par leur projet les jardins abandonnés qu’ils ont pu acquérir. Quelques agriculteurs ont accepté de leur louer des parcelles bien exposées. Pas tous.
Ce soir-là, autour d’un verre, après une visite du chantier de sa ferme en cours d’aménagement, Nicolas sort un instant de sa réserve. Il est question des champs solaires nucériens, 180 hectares de panneaux solaires en projet à Noyers, Annay et Censy. Ils enjamberont l’ancienne voie romaine et déborderont sur les côteaux surplombant la cité médiévale, d’où ils seraient bien visibles. L’affaire est conduite par la famille Bardet, les plus gros agriculteurs du coin, 850 hectares au compteur, dont quelques-uns de vigne... à Chablis. «Je connais bien Alexandre Bardet. On est allés à l’école ensemble. Je lui ai dit: “Si vraiment tu veux des panneaux solaires, au moins, éloigne-les du village.”» S’il n’est pas entendu, alors le poète du dimanche n’aura plus qu’à trousser quelques vers de mirliton pour dire ses regrets de voir son «trou de verdure» dévasté par les bulldozers.
«C’est un voile de silice qui ombre la contrée
aveuglant les manants de ses reflets d’argent.
Où le soleil de ses côteaux défigurés
Luit: c’est un petit val au sort bien affligeant.»
*Arthur Rimbaud – Le Dormeur du Val...
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