Le “chant du cygne” des baleines

Par Éric Faye

Roman symphonique, Complainte océanique offre une réflexion à l’humour grinçant sur la sixième extinction de masse.

Il fut un temps où les pêcheurs basques, tant du Royaume d’Espagne que du Royaume de France, unissaient leurs forces pour chasser la baleine dans les parages de Terre-Neuve, entreprenant de décimer le cheptel de cétacés. C’est en terre basque – où elle vit, à Hendaye, quand elle ne séjourne pas à Madrid – que l’Espagnole Yolanda Gonzalez situe Complainte océanique, roman dans les premières pages duquel une baleine baptisée Ilargi (lune pleine, en basque) s’échoue dans la baie de Hondarribia (Fontarabie). Pas n’importe quel cétacé, au demeurant: une baleine franche de l’Atlantique Nord, un spécimen unique que l’on croyait disparu sous ces latitudes. Et tandis qu’agonise Ilargi, une journaliste qui fait un direct auprès de son corps est frappée par un coup de nageoire et tombe en léthargie. Quand l’extinction des cétacés entraîne la chute de l’homme…
Nous sommes en août 2019. Au même moment doit s’ouvrir, de l’autre côté de la frontière, à Biarritz, un sommet du G7 face à un océan dépeuplé, vide… ou presque. Mais, horreur! L’odeur du cétacé en décomposition, qui ne connaît pas de frontière, risque d’arriver aux narines des grands de ce monde… Voilà planté le décor de ce roman choral, tristement actuel, sur la sixième extinction de masse, dans lequel l’homme est décrit tantôt comme le «petit mammifère», tantôt comme un «singe frêle et fou». Ces singes fous ne sont pas les personnages principaux du livre, même si l’on voit passer un pêcheur africain, une photographe, un parfumeur et son épouse journaliste. La baleine et la Terre sont les principaux protagonistes – ou plutôt les victimes – de ce roman symphonique et ample, qui réussit le pari de marier fiction et engagement écologique, rappelant par moments Les Racines du ciel, de Romain Gary.

Quand l’extinction
des cétacés
entraîne la chute
de l’homme…

C’est un roman à deux étages, en fait: alternent des chapitres en 2019 et d’autres qui plongent dans un passé lointain où les Basques commençaient à traquer les baleines; nous sommes alors vers 1560, lorsque, dans le cadre du traité du Cateau-Cambrésis, qui scella la réconciliation de la France et de l’Espagne, la jeune Élisabeth de France, aussi appelée Isabelle de Valois, épousa Philippe II d’Espagne et le rencontra lors de festivités organisées tout près de l’endroit où se tiendrait un G7 en 2019. Autres temps, mêmes mœurs; mais aujourd’hui, le processus d’extinction des baleines, entamé au xvie siècle, arrive à son terme.
Yolanda Gonzalez, qui aime jouer avec l’orthographe (elle parle du «céodeux», Léviathan du xxie siècle) et créer des néologismes (le «Capitalocène»), résume ainsi le sort des cétacés menacés dans leurs mers par les cargos de la mondialisation: «Dans la mer préindustrielle, les appels [des baleines] pouvaient s’entendre à huit ou neuf milles, aujourd’hui, à peine à un mille. Les baleines vivent à travers l’ouïe, voilà pourquoi, dans un milieu où leurs voix ne portent plus, elles meurent(…)» Celles qui survivent absorbent les déchets de notre civilisation, plastique en tête et, avec un humour grinçant, avec l’élégance du désespoir, l’écrivaine nous dit que «leur estomac ressemble à un bazar chinois, c’est Pinocchio et Jonas qui seraient contents là-dedans, ils trouveraient de tout pour meubler leur habitat, un vrai magasin Ikea.»

Complainte océanique de Yolanda Gonzalez, traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco, éd. Actes Sud, 368 p., 23 €


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