De ses voyages sur tous les continents, l’artiste a rapporté un art universel et intemporel, qui retient l’essentiel : le mouvement, la lumière, le silence.
Au 10e étage, la porte s’ouvre sur son sourire et ses yeux bleus. Mais vous n’êtes pas encore arrivé. Un escalier en colimaçon le long d’un mur orné d’un bon millier de peignes africains vous hisse sur le pont du vaisseau amiral: un vaste atelier d’artiste avec vue imprenable sur les toits parisiens. Perchée sur les hauteurs du boulevard Raspail, le quartier général de Michèle Battut est suspendu entre ciel et mer puisqu’elle fut honorée en 2003 du titre de peintre officiel de la Marine, et nommée membre de l’académie de Marine. «Si mon père était encore là, dit-elle dans un rire mêlé de tendresse, il aurait vivement protesté: mais vous n’y pensez pas? Michèle n’a même pas son certificat d’études!»
Le ciel. La mer. Deux pôles d’attraction et d’inspiration où la lumière joue un rôle majeur dans les centaines de toiles exécutées par l’artiste en l’espace d’un demi-siècle. D’innombrables heures d’observation attentive pour traquer toute la gamme de nuances des couleurs, le mouvement imperceptible des ombres, les diffractions, les reflets. «C’est abstrait, c’est grandiose, ça nous dépasse… Il faut aussi un esprit rêveur pour se laisser embarquer dans ces univers qui renvoient une incroyable impression de liberté. J’ai toujours eu le sentiment étrange d’avoir un pied sur la Lune et l’autre sur Terre.»
Elle n’a sollicité personne. Deux peintres de la Marine lui ont demandé un jour si elle accepterait d’être des leurs, et elle a dit oui. Curieuse, l’esprit ouvert et toujours partante pour l’aventure. «Je n’ai jamais couru après les honneurs et les médailles. Je suis honorée de les recevoir, mais ce n’est pas ma préoccupation. Mon souci est de me dépasser toujours un peu plus.» L’artiste réalise vite la situation: pour la cérémonie d’intronisation, elle est attendue en uniforme militaire. Le discours d’accueil promet d’être solennel. Il s’ouvre par un trait d’esprit qui la ravit, elle qui ne manque pas d’humour. Faisant allusion à Christiane Rosset, première femme artiste de la marine: «Nous avons eu la Rosset, maintenant nous avons la Battut…»
Elle est invitée à bord des bateaux de guerre pour des «missions». Une sur la Jeanne d’Arc, une autre sur le Dixmude, un bâtiment de projection de commandement. L’océan lui offre de nouvelles perspectives – ses dangers, ses colères, ses accalmies, ses tourbillons et ses nuages d’écume. Elle découvre l’univers impressionnant des bateaux de guerre. Branle-bas de combat à 4 heures du matin: elle est sur le pont comme tout le monde, avec la liberté d’observer, de s’imprégner, de poser des questions.
«Des collègues peignent à bord mais moi je travaille en atelier, j’ai besoin de faire ma petite cuisine tranquille de mon côté. À bord du Dixmude, j’ai vu 750 jeunes gens très sérieux travailler devant leurs ordinateurs, heureux de m’expliquer leurs tâches à bord. Le travail est incessant et souvent impressionnant comme les exercices de ravitaillement en mer, en pleine nuit à la lueur des projecteurs, quand la mer est agitée.»
Une visite de sous-marin et l’installation de missiles à bord, des dîners avec le capitaine et les officiers supérieurs: la Marine honore une quarantaine d’artistes, laissant leur inspiration à leur discrétion. De retour d’une mission en 2017, Battut immortalise la puissance des flancs cuirassés du Dixmude, dans un jeu d’ombre et de lumière.
Avant de dévorer l’espace de ses toiles, les ciels aux horizons larges sont arrivés dans sa vie grâce à un père architecte. «Après la guerre, il a quitté Paris à vélo avec un collègue pour chercher du travail vers le Nord. Finalement il s’est établi avec ma mère dans un petit village, à Saint-Pol-sur-Ternoise, dans le Pas-de-Calais.» C’est là que Michèle est élevée et que, cinquante ans plus tard, ses souvenirs d’enfance lui collent à la peau comme d’inséparables muses.
«J’étais dehors du matin au soir, on allait au bord de la rivière et j’étais toujours affairée: j’attrapais des épinoches, des crevettes d’eau douce, je plongeais mes mains dans les trous – un jour, d’ailleurs, je me suis fait mordre. Je rapportais des truites. J’adorais ça. J’attrapais des oiseaux, des lézards avec des stratégies bien à moi, j’étais fûtée...» La nuit, dans sa chambre, la petite fille se relève pour peindre ce que son regard a saisi: des motifs à la gouache qu’elle passe ensuite au vernissage. «Je suis arrivée à l’art de façon instinctive. La peinture, pour moi, c’est un peu comme la cuisine: on fabrique avec ses mains. C’est de l’ordre du faire et du sentir. Mélanger la pâte, expérimenter, observer la trajectoire de la lumière. Ces sensations me sont restées.»
L’année de ses 14 ans, Michèle Battut et ses parents emménagent dans l’appartement parisien du boulevard Raspail. La construction de l’immeuble vient de s’achever et l’architecte – son père – a réservé à sa famille l’étage supérieur. «J’avais le ciel à portée de main, je peignais tout le temps. Le dessin est entré dans ma vie toute petite, quand je regardais mon père travailler. Par-dessus son épaule je voyais émerger de la pointe de son crayon, des volumes et des perspectives. J’étais fascinée. Il m’apportait un crayon, un carnet parfumé et je dessinais, je copiais. Cet environnement m’a vraiment inspirée.»
Ailleurs, 120 x 120cm, ©Michèle Battut.
Sur le chevalet repose une forêt à la végétation luxuriante, sa moiteur et son camaïeu de verts. Aux côtés de la toile, une armée de pinceaux de toutes tailles sont soigneusement rangés sur un établi où rien ne traîne. Les étagères sont remplies d’albums. Un petit bar en bois de bateau et au plateau en zinc finit sa carrière près d’une grande baie vitrée. Sur la terrasse, au milieu des nichoirs et des mangeoires, cinq perruches vertes font une halte pour un festin de cacahuètes. «Elles ont des couleurs extraordinaires, dit la peintre en tournant son regard vers les mangeoires. Regardez, elles vont bientôt être plus nombreuses. Ça me donne un travail fou, mais peu importe…»
Le monde de Michèle Battut est un monde de rêve et d’illusion. Le chat cohabite avec les perruches, et l’artiste est une joyeuse conteuse qui, très vite, largue les amarres et vous emmène en voyage. «Mon père était désespéré de mes mauvais résultats scolaires. Il a fini par me mettre en pension chez les bonnes sœurs à Arras. Tous les cours m’ennuyaient profondément, sauf le dessin et la peinture. J’enfreignais les règles, je révisais les cours cachés dans les pages de mon missel, pendant la messe. Un dimanche, j’ai versé de l’encre dans le bénitier et j’ai été collée plusieurs week-ends à laver les cornettes...»
Un jour de sortie des poubelles, la porte du pensionnat était grande ouverte. «Je me suis faufilée et j’ai couru à toute vitesse sans me retourner dans les rues d’Arras. J’en rêve encore aujourd’hui tellement j’ai eu peur. Un camionneur m’a prise en stop et ramenée chez mes parents à Saint-Pol. Et je me suis fait virer.»
En ce début des années 1960, Brigitte Bardot fait grande impression sur l’adolescente qui rêve de s’émanciper, de faire du cinéma ou du théâtre. Mais le père veille et la dirige vers le cours Simon. Elle obtient quelques rôles dans des courts métrages et se rend chaque mercredi à l’Académie de peinture de la Grande Chaumière, à Montparnasse. Plus d’une fois, elle arrive en pleurant. La pression de son père est constante. «Je ne faisais que redoubler et il insistait encore pour que je poursuive mes études.»
Présence éphémère, 162 x 130 cm, ©Michèle Battut.
Le peintre Jean Aujame, ancien professeur de Bernard Buffet et patron de l’atelier, décide de convoquer son père. Il réussit à le convaincre du potentiel artistique de sa fille et propose de l’aider à la préparation du concours d’admission de l’École des Beaux-Arts. Un an plus tard, en 1964, elle sera reçue première.
Les ciels de Vlaminck l’inspirent. Les surréalistes lui soufflent ses natures mortes de fruits et légumes, ses objets et paysages désincarnés. Magritte, De Chirico, Balthus ou encore Delvaux, dont elle fera la connaissance à 20 ans, dans son atelier de Furnes en Belgique. Elle est impressionnée par «ses femmes au regard incertain, l’expression des solitudes, les trains qui partent on ne sait où…» Un univers ancré dans le plat pays que la fille du Nord affectionne, comme les instants passés avec l’artiste.
D’autres rencontres inattendues vont ponctuer son chemin de vie. Son voisin de palier à Paris, Jean-Paul Sartre, lui tient régulièrement la porte de l’ascenseur. La jeune fille est toujours encombrée avec ses toiles: «Il m’aimait bien, j’avais à peine 20 ans et il recevait le tout-Paris. Je me déplaçais avec la Fiat 500 toute cabossée de ma mère et quand il était en retard, je l’emmenais chez Gallimard avec son odeur de cigares Boyard… Il m’a écrit un texte très poétique à l’occasion d’une de mes premières expositions dans une galerie de Lens. Un jour, on est venu me voir en me disant: “Est-ce qu’on peut faire votre connaissance? Vous êtes le seul peintre dont Sartre ait parlé!”»
Aux Beaux-Arts, Michèle travaille d’arrache-pied. Elle n’a qu’une idée en tête: en sortir avec le Prix de Rome. Mais elle est déçue du manque d’intérêt de son professeur, Chapelain-Midy, pour son travail, et surtout choquée par sa misogynie. «Quand je rapportais une première médaille, il arrivait dans l’atelier et annonçait: “Première médaille, Battut. Deuxième médaille, Mégret.” Et il commentait directement le travail de Mégret, un homme. C’était très injuste.» Lorsqu’elle lui en fait le reproche, une trentaine d’années plus tard, il en conviendra de bonne foi: «C’est vrai Michèle, avec vous, je me suis trompé…»
Canada, Vibrations d’automne, 162 x 130cm, ©Michèle Battut.
Elle reconnaît que Chapelain-Midy lui a tout appris, du nettoyage de la palette aux techniques incontournables d’une expression artistique qu’elle fera sienne par la suite: le travail à l’huile, les aplats, les pizzicati, les éléments mystères et les contrastes, le jeu des rythmes sur la toile. Elle sera peintre des grands espaces.
Dans chacune de ses toiles, le temps est suspendu. Le silence raconte en creux une vie humaine qui s’en est allée, ou qui reviendra. La nature est omniprésente et toujours apaisante. «Je reproduis rarement la réalité. J’utilise mon imagination pour recomposer une réalité qui n’existe pas, à partir de photos de ce que j’ai vues, ressenties et aimées. Sur place, je prends énormément de photos.» En Indonésie, où elle s’est battue dans la forêt contre les moustiques et l’humidité qui ronge tout, elle prend 300 clichés, y compris de tous petits éléments, une feuille ou un fruit. Elle s’émeut d’un chien famélique qui gémit derrière une grille. De retour à son atelier, elle prend un papier, un crayon, visionne ses photos et fait son choix. Son pinceau recompose «sa» réalité, embarquant sur la toile une moisson d’émotions. Le chien derrière les barreaux se retrouve dans un coin du paysage indonésien, évadé et solitaire. Elle peint comme elle vit: à sa guise, sans contraintes, pour le plaisir.
La mère de Michèle est passionnée par la littérature, plongée dans la lecture de Proust. Elle déteste les voyages. C’est une chance pour sa fille qui accompagnera son père dans tous ses séjours à l’étranger. Elle fait le tour du monde. À sa soif de liberté et son amour de la nature s’ajoute une ouverture au monde qui va nourrir sa passion pour l’art. À chaque voyage, ses toiles.
Elle collectionne les prix, enchaîne les récompenses. En 1971, le prix de la Casa de Velázquez l’emmène à Madrid pour deux ans. Sur sa palette, elle troque les nuances de gris du nord pour les roses, les violets, les oranges. Une rencontre décisive avec la couleur et les grands maîtres – Velázquez, Goya, Le Greco. Le marchand d’art Paul Sonnenberg repère ses tableaux qu’il vend ou échange à sa cliente Farah Diba, impératrice d’Iran.
Quatre ans plus tard, à sa création, la galerie Artcurial lui ouvre ses portes avenue Matignon, en vendant ses tableaux et ceux d’une dizaine d’artistes figuratifs. Jusqu’au jour où la mode passe et le marché réclame autre chose. En 1982, Artcurial remercie ses artistes. Michèle Battut récupère une quarantaine de toiles. Elle est sollicitée par la Wally Findlay Gallery juste en face. La collaboration s’arrête après que le galeriste américain lui a proposé de peindre ses toiles en série. Elle n’y sera restée qu’un an, le temps d’une exposition sur l’Inde.
Son séjour dans ce dernier pays la marque énormément. Protégée à Paris dans une famille aisée, la jeune femme mettra des années à digérer les images de crémations, d’estropiés et autres visions déshumanisées des rues de Bénarès. Mais l’artiste en elle admire la beauté des femmes indiennes. Elle ramène dans son atelier le froissement des tissus soyeux, l’harmonie du pourpre et du bleu, le mouvement ample des saris. L’exposition lui vaut une lettre personnelle d’Indira Gandhi, alors Première ministre: «L’Inde a le bonheur d’attirer les artistes. Michèle Battut a compris notre vérité et notre qualité de mystère. Dans son œuvre toute de beauté et de puissance mêlées.»
L’art chez Michèle Battut tient du rituel. Même style, même technique, même procédé. Dans ses tableaux: un air transparent, des couleurs apaisantes, la nature caressée par la lumière, des paysages comme des yeux grands ouverts. Des constantes qui donnent pourtant à chaque toile son récit singulier et son atmosphère. La réalité rivalise avec le rêve et finalement, l’onirisme l’emporte. Michèle Battut ou le monde de l’illusion. «Je peins des choses simples, dit-elle en feuilletant un album. Un vélo abandonné, une maison isolée, un bouquet d’oiseaux, des lignes qui s’entrecroisent. À chaque fois que je dresse un mur ou un obstacle, il y a toujours un passage, un endroit par où s’échapper. J’essaie de restituer la chaleur, l’humidité, le froid.» Elle ajoute avec humour: «et devant le tableau de mon glacier, j’espère qu’on s’enrhume.»
Le début des années 1990 s’annonce plus calme – une période de ressac. «Un jour il fait gris, il pleut et je traîne chez moi, je n’ai pas le courage de sortir faire des courses alors que mon frigo est vide. Je suis à mon chevalet quand je reçois le coup de fil inattendu d’un représentant de lithographies qui me propose un rendez-vous dans un quart d’heure (!) avec un marchand d’art japonais de passage à Paris.» Elle ouvre la porte en tenue de travail, un peu décontenancée. Pas moins de 17 Japonais se succèdent sur le palier, en trois ascenseurs… Le représentant, propriétaire de plusieurs lithos de Battut, les faisait circuler dans des foires internationales au Japon. Le marchand nippon fut séduit et souhaita rencontrer l’artiste à Paris – qui n’en avait rien su. «Après avoir fait le tour de l’atelier en silence, il me demanda si je serais d’accord pour venir faire une exposition au Japon. J’ai poliment accepté et, aujourd’hui, ça fait trente-cinq ans que je travaille pour la galerie japonaise!» Trois décennies qu’elle se félicite d’avoir manqué de courage ce jour-là pour sortir de chez elle. Si elle n’avait pas été là, le Japonais – à la tête de 500 employés et présent dans tous les quartiers de Tokyo – serait passé sans état d’âme à la visite d’un autre artiste.
Au rythme de deux expositions par an et d’innombrables vernissages, Michèle Battut entame au printemps son 55e séjour sur l’archipel. Elle a eu le fin mot de l’histoire de l’engouement du marchand pour ses œuvres. «Vos tableaux sont d’utilité publique, lui a-t-il expliqué, parce qu’ils nous font respirer.» Aujourd’hui entre les mains de collectionneurs privés, sont-ils aussi exposés dans des usines pour soutenir le moral des ouvriers? Les Japonais ne s’y sont pas trompés: les œuvres de Michèle Battut sont des fenêtres ouvertes sur la liberté, propices à l’évasion, la contemplation, la respiration. La nature offre sa pureté, sa poésie à ceux qui savent la regarder.
Ailleurs, 120 x 120cm, © Michèle Battut.
Présence éphémère, 162 x 130 cm, ©Michèle Battut.
Canada, Vibrations d’automne, 162 x 130cm, ©Michèle Battut.
Indonésie, 97 x 162 cm, ©Michèle Battut.
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