L’IA n’existe pas

Par Gabriel Gaultier

Où il est défendu qu’il n’y a pas plus d’intelligence artificielle dans ChatGPT que dans le silex taillé.

Soyons clairs, l’idée n’est pas ici de nier les fantastiques – ou effrayantes, c’est selon – bénéfices de ce qu’on appelle commodément, et non sans un certain sens de l’effet, intelligence artificielle dans les médias et les conversations. L’idée défendue par cette chronique, c’est plutôt de faire une salutaire mise au point de vocabulaire et de remettre, non point l’église au milieu du village, mais le monolithe de Kubrick au milieu des singes. Car dans ce qu’on appelle l’IA, il n’y a au fond ni intelligence ni artificialité.
Sur ce dernier point, on ne peut nier que ChatGPT, MidJourney et autres DeepSeek sont bel et bien là dans nos mains, donc, déjà, rien d’artificiel là-dedans. Sauf à considérer que l’absence de contact direct et tactile avec la matière traitée défini l’artificialité dont il est question. Ira-t-on alors dire alors que Waze c’est de la cartographie artificielle, que Google, c’est de la documentation artificielle? On pourrait tout aussi bien prétendre qu’un livre, c’est de la vie artificielle (Socrate reprochait bien à l’écrit de tuer le dialogue), qu’une paire de lunettes c’est de la vue artificielle.
Si l’on veut qualifier précisément ce qu’on appelle IA, le terme d’amalgameur accéléré de données en vue de créer un corpus d’images ou de textes conforme à un projet défini paraît mieux convenir, à défaut d’être vendeur. En ce sens, on est plus proche du robot qui va chercher tel et tel produit dans un entrepôt d’une entreprise de distribution pour remplir en un temps record le panier d’un consommateur qu’un outil de conception intelligent comme le laisse supposer son nom. Irait-on qualifié le robot Amazon d’«intelligent»? Non. Automate, oui. Autonome, non.
C’est plus la notion d’accélération qui est distinctive dans ce qu’on appelle à tort l’IA. Qu’on ait en moins d’une minute toute la jurisprudence sur les vols de bicyclette en milieu rural, un discours sur le haut Moyen Âge, l’estimation du meilleur moyen de réduire la dette ou une image d’un gibbon dansant la carmagnole en déclamant du Victor Hugo est certes stupéfiant, mais n’existera que si un individu en fait la demande ce qui exclut une fois de plus le terme d’intelligence pour désigner un tel outil.
Est-ce que demain un robot, une machine grosse comme le pouce à l’effigie d’Albert Einstein ou de Marilyn Monroe pourrait faire cette demande? Oui, probablement. Il se peut même qu’elles prennent le pouvoir et nous détruisent. Auront-elles pour autant l’intelligence? Non. Ni réelle ni artificielle. Car il y aura toujours à la base un esprit humain pour programmer l’éventualité même de cette demande. Et il manquera toujours à la machine ce trait qui définit l’intelligence plus que la conscience (les animaux sont conscients), c’est la volonté de tracer un chemin divergent, chemin parcouru par nos ancêtres depuis un sacré bout de temps.
Revenons en arrière. Il y a huit millions d’années, voici le chimpanzé se servant de brindilles pour attraper des insectes. Il est imité par ses frêles voisins hominiens qui feront bientôt de même avec des os de carcasses qu’ils taillent savamment pour plus d’efficacité. Le singe en restera là. L’hominien lui passera au silex taillé, au feu, à l’arc, dans ce grand buisson bordélique et complexe d’espèces se croisant et se multipliant, semblable, dans un grand mouvement de mimétisme fractale, aux synapses se démultipliant et échangeant des informations dans son cerveau chaque jour plus gros et plus riches en acides gras, notamment grâce à sa consommation enrichie de protéines consécutive au maniement du silex et du feu.
On voit par là que l’intelligence dont il est question procède par volonté de divergence. La baguette qui sert à attraper les insectes peut aussi servir à autre chose, le feu jaillit du silex peut servir à faire cuire, le cri peut servir à designer et non à prévenir ou intimider. La divergence, encore une fois, peut se programmer. Il y a des morceaux de jazz conçus par IA où l’improvisation est parfaitement aléatoire, jusqu’aux fausses notes. On peut tout aussi bien demander à la machine de refaire une variation de Bach mieux que Bach et qui ravira l’auditeur.
Ce que la machine ne fera jamais, c’est de ressentir ce que Charlie Parker a ressenti à la seconde 47 de la 43e minute du fameux concert du 15 mai 1953 au Massey Hall de Toronto où, avec Dizzy Gillepsie, Bud Powell, Charles Mingus et Max Roach, il a produit pour l’éternité un solo d’anthologie à ce moment-là, précisément, avec ces accords-là, précisément, qu’il était libre de jouer ou pas. À quoi pensait-il? À la femme avec qui il s’était engueulé? À son dealer? À son prochain repas? À la musique? L’IA n’a ni femme, ni dealer et ne mange pas deux poulets rôtis par jour comme le faisait Bird.
Et pourquoi Jean-Sébastien Bach a-t-il décidé d’être Jean-Sébastien Bach? Comment, cela on le sait: «Tout le monde peut être Bach, il suffit de travailler», disait-il. Mais pourquoi vouloir être Bach? Pourquoi jeter les bases d’une nouvelle musique sur le papier alors que tant de partitions circulaient déjà dans toute la Prusse? Pourquoi le solo de Parker? Pourquoi l’hominien s’est-il servi de sa brindille pour se gratter plutôt que pour attraper des insectes, conceptualisant ainsi l’idée d’outil, idée qui allait, en très peu de temps à l’échelle de l’histoire, l’emmener sur la Lune? Voyons-y une volonté de divergence – et appelons ça liberté si ça nous amuse – et faisons-en une caractéristique plus fiable de notre humanité que la conscience ou l’intelligence.
Et ce qu’on appelle aujourd’hui IA n’est que le prolongement de la brindille aux chenilles, un outil de raccourcissement accéléré du temps séparant l’idée de son aboutissement et dont le moteur est la volonté de divergence, exclusivité humaine. Ce raccourcissement, c’est la grande aventure du perfectionnement de l’outil: des téraoctets de l’ordinateur au chas dans l’aiguille en os, du feu qui rase la forêt pour en faire un champ, à la flèche qui touche le cerf sans qu’on ait besoin de l’approcher, des cathédrales toujours plus hautes, aux aéronefs toujours plus rapides. Demain, et plus vite qu’on ne le croit, d’autres outils arriveront toujours plus rapides au premier plan desquels l’ordinateur quantique.
Pendant ce temps le télescope James Webb, descendant lointain de notre brindille, nous dira tout sur le big bang. Mais si l’on en croit le compte rendu des événements de ce monde, l’humanité va finir par se disloquer par la simple mise en relation des capacités inouïes de nos outils et de la folie qui nous gouverne. Seront-ils encore de ce monde ces outils qu’on appelle improprement intelligence artificielle, pour raconter avec leur inlassable voix de robot la légende de la fabuleuse volonté divergente, de l’extraordinaire liberté qui nous aura amené au suicide? Sûrement. Mais qui dans l’univers pour les écouter?

Gabriel Gaultier est initiateur de l’almanach BigBang, revue d’utopie politique....

Où il est défendu qu’il n’y a pas plus d’intelligence artificielle dans ChatGPT que dans le silex taillé. Soyons clairs, l’idée n’est pas ici de nier les fantastiques – ou effrayantes, c’est selon – bénéfices de ce qu’on appelle commodément, et non sans un certain sens de l’effet, intelligence artificielle dans les médias et les conversations. L’idée défendue par cette chronique, c’est plutôt de faire une salutaire mise au point de vocabulaire et de remettre, non point l’église au milieu du village, mais le monolithe de Kubrick au milieu des singes. Car dans ce qu’on appelle l’IA, il n’y a au fond ni intelligence ni artificialité. Sur ce dernier point, on ne peut nier que ChatGPT, MidJourney et autres DeepSeek sont bel et bien là dans nos mains, donc, déjà, rien d’artificiel là-dedans. Sauf à considérer que l’absence de contact direct et tactile avec la matière traitée défini l’artificialité dont il est question. Ira-t-on alors dire alors que Waze c’est de la cartographie artificielle, que Google, c’est de la documentation artificielle? On pourrait tout aussi bien prétendre qu’un livre, c’est de la vie artificielle (Socrate reprochait bien à l’écrit de tuer le dialogue), qu’une paire de lunettes c’est de la vue artificielle. Si l’on veut qualifier précisément ce qu’on appelle IA, le terme d’amalgameur accéléré de données en vue de créer un corpus d’images ou de textes conforme à un projet défini paraît mieux convenir, à défaut d’être vendeur. En ce sens, on est plus proche du robot qui va…

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