Assignations

Par Viktor Lazlo

Métissage est le premier mot de passe qui m’a été attribué, il y a près de trente ans, par un jeune homme, stagiaire dans une des sociétés civiles à laquelle j’appartenais. Je ne possédais pas encore d’ordinateur, il fallait me créer une adresse mail, l’achat du premier PC en serait la suite logique.

Métisse. Ainsi m’avait-il identifiée au premier regard. Pas mulâtresse ! Le mot, depuis l’apparition de l’origine de la terminologie qui le rapproche plus sûrement du monde animal qu’humain, personne, mis à part certains jeunes qui ignorent à peu près tout du passé, n’ose parler de mulâtre en désignant un homme ou une femme d’origine noire et blanche. Cela aurait été erroné de toutes façons, puisque les miennes se situent au carrefour de trois continents : l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Sud.

Le propos ici n’est pas de gloser sur l’inconfort du métissage. J’entends les esprits chagrins penser tout haut « mais de quoi se plaint-elle, le métissage est une chance ! » et je ne les contredis pas. Outre le fait qu’il multiplie les territoires d’investigation pour peu que l’on en accepte l’augure, savamment dosé, il se fait accélérateur de particules, miroir d’une société multiethnique en constante mutation, réservoir infini d’un espoir dans les cerveaux progressistes, bref, un avantage certain.

Pourtant il se porte souvent comme un costume étriqué que l’on a tant convoité qu’on en a oublié les kilos pris au fil des ans. Il serre aux entournures. Empêche de respirer. Et vous renvoie à longueur d’existence dans les territoires inconstants de l’assignation.

Les métisses sont des Blancs pour les Noirs et des Noirs pour les Blancs, ai-je entendu souvent. Si seulement c’était aussi simple !

Et j’en viens à ma question. Quelle autorité est à même de pouvoir définir de quel côté se situe tel ou tel être humain ? Si l’on part du principe qu’il n’existe qu’une seule et unique race, pourquoi doit-on encore faire les frais de ce type d’opposition ? Noire, comment ? se demandait une amie normande aux cheveux blonds et à la peau claire, qui apprit un jour que sa mère était une Martiniquaise brune qui avait fui l’île, enceinte, pour donner naissance à un bébé noir qu’elle abandonna, puis traça un trait blanc et définitif sur ses origines jusqu’à ce que mort s’en suive. Noire, comment ? Pour qui ? Pourquoi ?

Il fut un temps, alors que la télévision française n’offrait que peu de visibilité à la diversité (est-ce que cela a changé ?), je courais les rendez-vous à l’appel des fantasmes de producteurs qui finissaient immanquablement par m’avouer que le public français n’était pas prêt à une rencontre récurrente avec un visage, un corps qui ne lui ressemblait pas. « Ton temps viendra », prophétisaient-ils…

Rien de tout cela dans la chanson, tout le monde sait que la musique, dès qu’elle quitte les territoires du classique, est une « affaire de Nègres ». Oui, vous avez bien lu ! C’est ce que j’ai entendu dans la bouche de personnes que je considérais intelligentes. « Et vous, vous dansez, ou vous chantez ? » avait-on demandé à l’une de mes amies africaines, haut-commissaire à la Commission européenne dans les années 1980.

Pourtant, toutes ces contradictions, le chaos dans lequel celles et ceux qui veulent vivre de leur art, mais aussi vivre leur vie de femmes et d’hommes, sans jamais se poser la question de leur couleur, ne m’ont pas empêché de tracer ma route, d’aborder d’année en année, avec une conscience de mieux en mieux aiguisée, la question du corps noir, la question de la femme noire, la réalité de ce que signifie être noir aujourd’hui.

Vous aurez constaté que je ne parle plus de métissage. Très logiquement, ce postulat de départ s’est évanoui au fil des années pour laisser place à la certitude que la couleur de la peau de donnait qu’une maigre information sur la nature des êtres.

J’ai cessé d’être métisse, café au lait, oiseau des îles, etc. quand l’histoire de mes origines à fait surface. La part blanche, arrivée sur le pont du vaisseau négrier, a laissé toute la place à la part noire, étouffée dans la cale. Je suis devenue la part de souffrance de ma généalogie, la blessure de l’ADN, indélébile.

Forte de cette certitude, j’ai chanté Billie Holiday comme si elle était ma sœur, sans jamais me soucier de ma légitimité à m’emparer de son histoire, j’ai écrit sur l’esclavage, sur la société de la plantation en Martinique, recherché tous les parallèles qui pouvaient exister entre la mémoire liée à la traite négrière et à celle de la Shoah, l’essor des libertés populaires à l’aube de la Révolution française, investigué la parole féministe et, là encore, je me suis rendu compte que ce qui appartenait à la bourgeoisie blanche du xixe siècle n’avait pas grand-chose de commun avec le féminisme porté par Angela Davis ou par la première femme qui a dénoncé les abus dans l’industrie du cinéma aux États-Unis et qui était noire. Sa voix à elle a disparu des médias à la seconde où des figures blanches et plus connues se sont emparées du mouvement pour le résultat et l’ampleur que l’on connaît.

Soit.

À quoi voulais-je en venir, en démarrant un texte sur un mot qui dit si peu et qui croit dévoiler tant ? À l’assignation, encore elle.

Il y a une trentaine d’années, j’ai été approchée par un metteur en scène qui voyait en moi la parfaite interprète de son personnage, une femme métissée sénégalaise et portugaise, une signare. Il me fit passer un bout d’essai, regretta le trac qui m’empêchait de me laisser aller, mais voulut faire plus ample connaissance pour, disait-il, capter ce qui résonnait d’un commun écho entre le personnage qu’il avait rêvé et la femme qui se présentait à lui.

Les mois passèrent, j’étais sûre d’avoir été choisie, mais un beau jour qui précédait de peu le début du tournage, j’appris qu’en définitive, le réalisateur me trouvait trop « citadine », trop parisienne, possédant une culture trop européenne. Bref je n’étais pas assez noire.

« Ton temps viendra ! », avait prophétisé l’homme de télévision. Notre temps n’est pas venu. Dans les années 1980, nous avons conquis des territoires que l’évidence nous destinait, le rap, le hip-hop, l’expression picturale et plastique liée à notre mémoire, le sport, alors que continuaient de fleurir les pensées d’un Édouard Glissant, d’un Aimé Césaire, ensemençant le monde de brillante créolité… Mais chemin faisant, des murs se sont érigés, à mesure que la parole raciste se libérait, dans l’élan tristement commun à de nombreuses nations, des montées totalitaires, ces murs devenus frontières assignèrent le corps noir à des espaces reconnus, parfois célébrés, mais infranchissables. Sans que l’on s’en rende compte, la société a accepté l’idée d’une fenêtre d’Overton élargie dans le champ de laquelle s’épanouirent la pensée d’une cohabitation pacifique avec l’Autre, le Noir, dans la limite de celui qu’elle acceptait de reconnaître comme tel : le Noir n’existe que s’il est reconnu comme tel par le Blanc.

« I’m your nigger baby, till I get bigger! » disait James Baldwin.

Oui, il a grandi. Nous avons grandi malgré l’assignation à notre couleur, notre espace et nos qualités intrinsèques, mais nous demeurons le Nègre de quelqu’un. « I got bigger, but it seems I’m still someone’s nigger… », ai-je envie de souffler à James Baldwin qui doit se retourner dans sa tombe en entendant sa dialectique reprise et répétée à l’envie, tant elle est, aujourd’hui plus que jamais, d’actualité !

Pourtant il n’y pas que le Noir qui a grandi. Autour de lui, les murs érigés n’ont cessé de pousser, ces murs qui l’enferment, ces murs qui l’assignent.

Aujourd’hui, à l’heure des célébrations de nos diversités, on ne compte pas moins de cinq expositions à Paris, qui parlent de nous, (Banlieues chéries, au Musée de l’histoire de l’immigration, Corps et Âmes à la Bourse du Commerce, Joie collective au Palais de Tokyo, Mission Dakar-Djibouti au Quai Branly et Paris noir à Beaubourg). Le militant Hors-Sol Seumboy Vrainom :€ se demande à juste titre s’il doit se réjouir ou pleurer. Nos esthétiques, nos histoires et nos voix à l’intérieur des murs sont regardées de l’extérieur, avec une tentative de compréhension de ce qu’elles véhiculent, transmettent et démontrent. C’est formidable ! Enfin !, ai-je envie de me réjouir. Mais, à l’exception d’une seule, Amandine Nana, les commissaires d’exposition de ces parcours qui traversent la question des personnes racisées, sont blanches. Autrement dit, si je-tu-il figure dans la sélection des visages ou des œuvres choisis par ces dames, c’est qu’elles estiment que je-tu-il est noir(e) ou assimilé(e). Si nous ne le sommes pas, quand bien même nous nous considérons comme tel, c’est qu’elles ont estimé, à l’aune de leur appréhension biaisée par des siècles de racisme institutionnel, que nous ne le sommes pas… ou pas assez… ou que sais-je encore.

Mon père, sage scientifique de 90 ans, fut tout au long de sa carrière l’électron libre du service auquel il appartenait à la Commission européenne, le Noir de service, assigné à l’espace rétréci de sa carnation, jusqu’au jour où ses supérieurs apprirent qu’il aimait Brahms, la philosophie et l’art.

Rien dans ce texte ne cherche à diviser, à culpabiliser. Il s’agit à peine d’une tentative d’offrir des pistes de réflexion sur la manière dont nos éducations ont formaté notre pensée, dont les transmissions se sont faites, non pas en perpétuant des mensonges, mais en adaptant les discours publics à l’idéologie des nations. Et en n’admettant jamais que ceux-ci s’appuyèrent sur des postulats racistes, coloniaux, dont elles condamnent le plus souvent le contenu.

Alors, vivre ensemble en empathie, oui ! Mais sans que le pauvre soit assigné à le rester, sans que le racisé soit aculé aux préjugés, que la femme le soit à sa « faiblesse » et l’homme à son pouvoir.

 

 

Viktor Lazlo est l’autrice de six romans dont les trois derniers, Les Passagers du siècle, Trafiquants de colères (éd. Grasset) et Ce qui est pour toi, la rivière ne l’emporte pas (éd. Robert Laffont), traitent des mémoires liées à l’esclavage. Mon cœur bruyant, qui vient de paraître chez Grasset, est son premier texte autobiographique....

Métissage est le premier mot de passe qui m’a été attribué, il y a près de trente ans, par un jeune homme, stagiaire dans une des sociétés civiles à laquelle j’appartenais. Je ne possédais pas encore d’ordinateur, il fallait me créer une adresse mail, l’achat du premier PC en serait la suite logique. Métisse. Ainsi m’avait-il identifiée au premier regard. Pas mulâtresse ! Le mot, depuis l’apparition de l’origine de la terminologie qui le rapproche plus sûrement du monde animal qu’humain, personne, mis à part certains jeunes qui ignorent à peu près tout du passé, n’ose parler de mulâtre en désignant un homme ou une femme d’origine noire et blanche. Cela aurait été erroné de toutes façons, puisque les miennes se situent au carrefour de trois continents : l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Sud. Le propos ici n’est pas de gloser sur l’inconfort du métissage. J’entends les esprits chagrins penser tout haut « mais de quoi se plaint-elle, le métissage est une chance ! » et je ne les contredis pas. Outre le fait qu’il multiplie les territoires d’investigation pour peu que l’on en accepte l’augure, savamment dosé, il se fait accélérateur de particules, miroir d’une société multiethnique en constante mutation, réservoir infini d’un espoir dans les cerveaux progressistes, bref, un avantage certain. Pourtant il se porte souvent comme un costume étriqué que l’on a tant convoité qu’on en a oublié les kilos pris au fil des ans. Il serre aux entournures. Empêche de respirer. Et vous renvoie à longueur d’existence dans les territoires inconstants…

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