Peintre, photographe, designer, cet aristocrate révolté s’inspire, transforme, innove. Il ne veut plus être l’homme de l’ombre…
Une haute silhouette en kilt et baskets, cheveux longs et chevalière à chaque doigt obscurcit l’encadrement de la porte d’un café parisien, rue de Grenelle. Larges enjambées. Esquisse d’un sourire aux lèvres. Des mots qui cherchent la précision et révèlent une sensibilité à fleur de peau. Alé de Basseville est l’un des artistes les plus actifs sur la scène internationale. Connu pour son parcours personnel, son travail artistique pluridisciplinaire mêlant peinture, photographie, design et art contemporain.
La jet-set est le milieu endémique où il développe sa créativité et sa passion pour l’art. Descendant direct du roi Harald 1er de Norvège et de Robert de Basseville de Normandie, il est fier de son lignage mais pas tendre avec cette « aristocratie chevaleresque frileuse qui se protège du monde et serre les rangs pour préserver coûte que coûte ses privilèges ». Sa famille – dans l’industrie du pétrole – a acquis de tels passe-droits qu’elle a longtemps été en arrière-plan des postes politiques clés en Europe. Si le sang bleu qui coule dans les veines du Jarl Alexandre Alé de Basseville l’a doté d’un destin sans frontières, il lui a apporté dans la corbeille le meilleur et le pire.
En 2016, les photos de Melania K. – pour Knauss, future Melania Trump – nue dans le New York Post, c’est lui. Deux couvertures d’affilée, six pages intérieures, un triple tirage. Du jamais-vu dans l’histoire du journal. « J’étais parti en juillet en Albanie avec des amis, et sur la plage je reçois un appel de Rupert Murdoch. Il me demande si j’ai mes photos avec moi. Je comprends qu’il est en train de préparer les élections. Quelques jours plus tard, les photos sont sous presse. » Le shooting a eu lieu à New York vingt ans plus tôt, en 1996. À l’époque, Alé de Basseville est un jeune photographe qui compte outre-Atlantique, dans le milieu artistique. Melania arrive de Slovénie et prend rang pour tenter sa chance devant l’objectif des photographes.
Quand il capte son regard, Alé de Basseville sait qu’une sacrée détermination se cache derrière son profil androgyne. Les photos publiées dans le magazine Max, Melania K. se fraye un chemin vers la célébrité et le mannequin paraît bientôt au bras du magnat de l’immobilier Donald Trump. On connaît la suite mais une période floue dans la biographie de la première dame, sa maîtrise de plusieurs langues, sa beauté froide et son refus de s’exposer en font une figure énigmatique. Une « icône en puissance », selon Alé de Basseville, qui n’a pas fini de nourrir sa créativité. Il offre aujourd’hui une seconde vie aux photos de Melania – nudité édulcorée – avec des portraits en techniques mixtes : dessin, peinture, photographie.
« J’ai expérimenté ce genre de composition au milieu des années 1980 avec Andy Warhol. Mais sans les scanners de haute définition, impossible d’avoir une qualité optimale. Le travail est minutieux et complexe parce que je dessine à main levée mais je maîtrise toutes les techniques. » Le pape du pop art est un ami de sa tante. Il suit de loin le parcours de l’enfant et ce parcours est tout sauf banal. Deux mille ans d’endogamie chez les ancêtres d’Alé de Basseville ont laissé à leurs descendants une maladie génétique, un type spécifique d’épilepsie. « Je suis porteur de ce gène dès ma naissance. À 6 mois je fais une première crise de convulsions qui me donne peu de chances de survie. En plus, je suis atteint d’autisme et mes grands-pères refusent toute démarche thérapeutique. »
Sa mère affirme qu’il s’en sortira. Elle décide de le cacher pour le soustraire à ceux qui veulent isoler l’enfant ou l’interner. Ce début de vie chaotique et douloureux de l’héritier l’enveloppe dans un halo opaque. Intrigues et mensonges. Il a deux actes de naissance, en France et en Allemagne, et ne sait toujours pas démêler le vrai du faux, la réalité du mythe.
Une image du père dégradée, une figure maternelle idéalisée. Aimante, protectrice, elle transmet à son enfant malade la force du mental et lui cherche un lieu sûr. Ce sera le Vatican. « On est en 1977. J’ai à peine 7 ans. Ma mère me remet entre les mains du secrétaire général de la Curie, le cardinal-évêque Jean Guyot, et du père jésuite Henri Papin. Je contrôle difficilement mon corps, mes gestes sont violents. » Tous les deux le prennent en affection.
L’enfant est suivi par des thérapeutes et élevé par les grands maîtres de l’intelligentsia ecclésiastique – jésuites, franciscains et surtout les dominicains. On le met au dessin, à la sculpture, à la peinture. Des professeurs lui enseignent le grec, le latin, le sumérien, le babylonien, le louvite. Il a accès aux œuvres d’art de l’immense musée du Vatican, aux textes religieux dans leur langue d’origine. « Ces langues m’ont fasciné. Pour moi elles sont bien vivantes puisqu’elles sont en usage chez mes protecteurs ! Il est certain que ces apprentissages ont stimulé ma créativité et amélioré mon état de santé. »
Alé est un enfant doué et révolté : il défie, remet tout en question. À 13 ans, de retour au château familial, en Bavière, l’adolescent est mûr pour s’éloigner au plus vite de cet univers déshumanisé, où il fait figure de cygne noir. Un jour, il boucle son sac à dos et annonce son départ, en dépit des menaces du grand-père de le déshériter. Il emporte en secret la passion transmise par sa mère des rituels ésotériques, du paganisme, du mysticisme.
Escale à Londres et changement de décor. Le jeune artiste affiche son anticapitalisme et accompagne avec bonheur le mouvement punk. Il transporte sa créativité la nuit dans les rues et sur les rames du métro londonien. « Je fais du street art avec Malcom McLaren, le fils de l’homme le plus riche du Royaume-Uni. On est au début des années 1980 et tout semble possible, les idées fusent de partout. On habite à Camden avec les putes et les drogués. Moi, je ne peux pas m’arrêter de créer : je touche à tout, j’expérimente. Je trouve une technique pour peindre à l’huile sur du cuir, sans le brûler. »
Une rencontre avec Claude Montana et le jeune artiste est tout de suite sollicité pour décorer des blousons. Dans sa bulle créative, l’adolescent ne perçoit pas les subtilités d’une société mercantile. Il reçoit parfois une enveloppe de billets et il en est tout étonné. No future. Fuck you. Les deux artistes punks impriment des centaines de t-shirts et déchirent les jeans. Alé passe des journées devant les machines à coudre des ouvrières de sa grand-mère, présidente de la société de lifestyle textile Designers Guild. « Ma grand-mère me regardait faire, fume-cigarette aux lèvres et disait en levant les yeux au ciel : “Le pauvre garçon ! Il s’imagine qu’il va vendre ça !” » Si elle voyait ce que j’ai créé depuis pour Levi’s… »
À 14 ans, il traverse l’Atlantique et débarque à la Factory, le QG d’Andy Warhol à New York. On l’installe face à une toile aux côtés de Jean-Michel Basquiat. Andy Warhol et Leo Castelli passent souvent voir leur travail. « Avec Basquiat on travaille comme des dingues. Des inconnus me disent “ah c’est bien ce que tu fais !” Ils emportent nos toiles alors qu’elles ne sont même pas sèches, laissant derrière eux des billets de 100 dollars. Jean-Michel me pique mes antiépileptiques, on les prend sur de l’alcool et des lignes de coke, bref on est en permanence dans un état second… »
Plus tard, Alé de Basseville réalisera qu’il apportait à la Factory son héritage du Vatican. Sur ses toiles, des arbres de vie, des chemins entrelacés charriant comme des fleuves des fragments d’histoires, en caractères babylonien ou araméen. Ce style inédit fait impression. La production artistique de ce jeune artiste est innovante. « Je n’avais pas l’ego des artistes – d’ailleurs je n’en ai toujours pas. Ils s’inspirent de mon travail et j’apprends celui d’Andy, qui me confie un jour : “Tu es un génie, toi, tu sais des choses que nous, on ne sait pas.” »
Sur les conseils de Warhol, il se lance dans la photo et réalise des portraits de personnalités de la mode et du cinéma. Il se fait un nom avec un style influencé par le pop art et l’underground new-yorkais. Lorsque l’artiste italien Lucchi Renato Chiesa passe par New-York, à la fin des années 1980, il propose à Alé de revenir en Italie.
Entre 1987 et 1991, le jeune créateur passe une grande partie de son temps à Milan, où il est invité partout, mais son seul désir est d’apprendre. Il suit des cours à la Scuola delle Arti et trouve, hors champ académique, un nouvel élan créateur : donner une deuxième, une troisième vie à des objets en les recyclant. Il ramasse le soir dans la rue de grands panneaux publicitaires en PVC sur lesquels il pose une base pour sa peinture à l’huile. À nouveau, de ce côté-ci de l’Atlantique, son travail étonne. Les Italiens ne sont pas familiers de ses expériences passées. Il vend de façon informelle des dizaines de toiles dont il a du mal à fixer le prix.
Il se perfectionne dans la fabrication des pigments. « Lucchi est un virtuose de la nuance. Pour moi, ce qui est extraordinaire, c’est de pouvoir accéder à la maîtrise d’une incroyable palette de nuances. Aller au-delà des 150 couleurs que tout le monde utilise. Ça me rapproche de l’univers des grands maîtres de la Renaissance, comme si j’étais admis dans un cercle très privilégié. » La Renaissance fascine l’artiste-créateur a plus d’un titre. Elle nourrit sa nostalgie : « Que retient-on aujourd’hui des trois plus puissantes familles de la grande noblesse italienne ? Pas leurs faits d’armes mais leur soutien à l’art et aux artistes. C’est l’époque où l’art et la politique sont en permanence imbriqués, les artistes jouissent d’une grande considération. La République se soucie-t-elle de ses artistes ? »
Et puis il y a le rôle des femmes, au cœur de son art. À l’image d’Olympias, mère protectrice d’Alexandre le Grand qui rompt avec le sort des femmes de l’Antiquité pour asseoir sa domination, « des femmes de la Renaissance développent un tempérament de fer, contournent les interdits par de fines stratégies. D’ailleurs, la noblesse chevaleresque n’est pas patriarcale. Les femmes sont conquérantes et savent faire couler le sang. Aliénor d’Aquitaine, l’une de nos ancêtres, va conduire son armée jusqu’à Jérusalem. En Angleterre, la reine Elisabeth Ire se choisissait des hommes pour la nuit et le matin, leur faisait couper la tête… »
Ces figures féminines apparaissent en filigrane dans les œuvres d’Alé de Basseville. Il les décline en portraits dans des séries expressionnistes. « L’expressionisme, pour moi c’est retrouver l’émotion de la Renaissance en flirtant avec l’écume des vagues. Je pense qu’il ne faut pas prendre la vague sans en prendre l’écume. » Il cherche à sublimer la beauté de l’expression sexuelle féminine, sans la vulgarité. Figure de la Renaissance germanique, Lucas Cranach est l’un de ses inspirateurs, inventeur d’un stéréotype féminin décliné à l’infini.
« Tu sais, lui dit un jour Lucchi Renato Chiesa, les débuts de l’expressionisme ce n’est pas 1905. Ce n’est ni Die Brücke, ni Munch le Norvégien. C’est Caravage !... Quand tu seras prêt, je t’emmène en Sicile. » Ce que le jeune créateur découvre là-bas, sidéré, ce sont les dernières toiles du maître « tellement proches de l’expressionnisme, tellement en dehors des clous que je comprends pourquoi au Vatican, on ne m’en a jamais parlé ».
En 1991 à New York, il monte son premier studio de création. Succès immédiat. Peinture, photos et les débuts de la PAO : « On est en avance sur tout. Les gens de LVMH viennent me proposer de monter un studio pour eux à Paris. Je travaille pour tout le monde dans plusieurs pays, les marques, les magazines glamour. Je passe un temps fou dans les avions – New York, Paris, Tel Aviv, Londres, Dubaï. »
Plusieurs de ses photos deviennent emblématiques. Son style est baroque, néo-aristocratique et provocateur. Ses compositions sont construites autour d’une narration dramatique. Il signe aussi des photos dans le Harper’s Bazaar des années 1990 où la tendance est à la lumière naturelle, la beauté pure, subtile et froide. « Mes photos renvoient une figure féminine en maîtrise d’elle-même, un libre-arbitre face au plaisir, tout cela hors champ du fantasme sexuel masculin. Elles parlent de la complicité entre les femmes. »
Au début des années 2000, Alé de Basseville s’installe à Los Angeles et monte un autre studio de création. Avec Rosanna Arquette, il coproduit le film documentaire Searching for Debra Winger qui explore les défis des femmes dans l’industrie du cinéma. L’album photo de ses neuf années passées sur la côte Ouest est ultra glamour : à Hollywood et dans les milieux musicaux, il rencontre toutes les stars. « Un jour, les réalisateurs d’Avatar me confient qu’à L.A. dans mon studio, ils ont été frappés par un immense portrait stylisé de femme – un visage comme un masque africain. C’est cette photo qui les a inspirés pour l’héroïne du film. » En pleine notoriété, l’artiste reste rebelle et engagé. Plusieurs de ses amis sont emportés par le sida : il apporte sa contribution à la lutte contre la maladie en organisant des happenings, sous le choc de la violence des propos déclenchés par ce drame humain.
Il devient concepteur, créateur de mode et directeur artistique pour les grandes marques de luxe. « Je suis à nouveau en train de préparer les vingt ans de collections à venir – Vuitton, Hermès, Dior, Chanel, Gucci, Saint Laurent – je conçois, dessine et prépare tous les modèles avec les gammes et leurs variantes. » En 2012, l’artiste fait un passage à la fashion week et présente une collection printemps-été à Paris lors d’un défilé sous son nom. « Je réalise que beaucoup de gens se sont servis de moi, dit-il avec une vague amertume, ils ont tiré profit de mes savoir-faire. Quand on est vulnérable dans son corps, c’est difficile de se défendre. L’important est de savoir à qui on fait confiance. »
Un jour, une délégation chinoise vient vers lui sans s’annoncer et sans explications, pour l’inviter en Chine. « Je me retrouve à l’aéroport avec mon escorte sans vraiment savoir ce que l’on attend de moi. Moi, l’autiste, je reste hyper méfiant, mon sac collé contre moi. » Arrivé à destination, des gens lui demandent des autographes, une caméra les précède dans la rue. « Nous passons les portes d’un musée et là, surprise : des dizaines de mes œuvres sont en exposition, aux côtés de celles de Warhol et de Basquiat. Le Metropolitan Museum les avait vendues aux Chinois sans nous le dire… »
C’était il y a quinze ans. La notoriété d’Alé de Basseville en Chine était en marche, elle va se renforcer au fil des années. À sa disposition, des lieux de création et des outils pour chaque technique, y compris un atelier de céramique. Les portes lui sont ouvertes partout. en 2008, il expose à Shanghai en collectif et deux ans plus tard son exposition Dream of Butterflies a lieu dans une galerie de Pékin. La série Seven Consciousness of the World est présentée en 2014 au Today Art Museum – une référence dans l’art contemporain. Les compositions en technique mixte de Melania, exposées l’an dernier à Guangzhou, vont bientôt prendre une nouvelle dimension avec des produits dérivés – foulards, mugs, t-shirts – en qualité premium.
L’opportunité chinoise sonne comme une petite revanche : celle d’un créateur au parcours en clair-obscur qui désormais prend toute sa place, impose ses droits et rend visible sa signature. « Les Chinois m’offrent cette occasion au moment où j’atteins la maturité pour l’accepter. Dans le fashion design, je ne veux plus être l’homme de l’ombre. Ils veulent ma griffe ? C’est ok pour moi. »
Son fil conducteur reste le même : il s’inspire, transforme, innove. Des fauteuils inspirés du Bauhaus en métal et cuir, des tables en verre et des luminaires aux formes douces ultra contemporaines. Les Chinois en feront des lignes de production. L’accès à l’art en Chine se déploie de l’élite vers les milieux populaires. « Fabriquer et diffuser des produits dans une gamme de prix qui va de 15 à 3 000 euros, ça me correspond bien aujourd’hui. » Ce partenariat lui rend justice et le sécurise pour l’avenir. « Ma femme Egla est architecte, elle m’accompagne et m’aide à faire la part des choses. Luxifer, notre fils de 7 ans a changé ma vie. Je lui transmets les traditions familiales de façon apaisée, à l’opposé de ce que j’ai vécu. Je l’observe, je l’encourage – il dessine et peint déjà. Je suis exigeant avec lui, mais il ne se décourage pas. Un jour peut-être, nous travaillerons ensemble. »
The strong nuclear force - Alé de Basseville...
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