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Par Jean-Claude Seys
Les seigneurs du numérique n’hésiteront pas à défier les puissances publiques, mais aussi à s’affronter entre eux, dans des luttes d’ego aux conséquences imprévisibles.
Le numérique – et tout particulièrement son dernier surgissement, l’IA – est à l’origine d’une vague d’innovations aboutissant à une transformation totale de nos sociétés, permettant d’espérer remédier à nombre des difficultés immédiates auxquelles elles sont confrontées. Trois obstacles à la maîtrise de notre destin se sont en effet imposés à la conscience au cours des 40 dernières années, que l’organisation politique actuelle semble ne pas pouvoir aborder efficacement : l’existence d’un mur écologique ; la complexité du monde ; la spécialisation, apparue comme le moyen de dépasser la complexité, a fini par créer une tour de Babel.
À ces défis, s’ajoute une situation sociale dégradée : les structures traditionnelles se sont délitées et la société a éclaté en factions. La petite bourgeoisie s’estime déclassée et le peuple est déçu d’être maintenu dans des emplois peu attractifs et mal rémunérés. Ce désenchantement induit une multiplication des comportements de fuite du réel : problèmes de santé mentale, addictions, violences, sectarisme, replis communautaires…
Les espoirs que l’on peut placer en l’IA pour surmonter certaines au moins de ces difficultés reposent sur un ensemble d’atouts exceptionnels. L’IA permet d’abord d’élargir la capacité d’analyse des problèmes, grâce aux « big data » dans lesquelles elle repère des relations invisibles aux humains. Cela ouvre un nouveau champ à la recherche et à l’action. Simultanément, elle réalise des synthèses de nature à redonner de l’efficience aux spécialistes qui pourront ne plus ignorer ce qui se passe ailleurs. Parallèlement, l’IA va doper la productivité du travail, dont le rythme de progression s’était ralenti. Ce qui va créer des ressources nouvelles, que nous devrons néanmoins apprendre à consommer moins et mieux.
L’irruption de ces technologies authentiquement révolutionnaires n’est toutefois pas sans faire peser de graves périls sur le fonctionnement de nos sociétés. Ainsi avons-nous pu mesurer la capacité de manipulation des seigneurs du numérique. Ils ont accès, mieux qu’ont pu le faire les religions par la confession, aux convictions et aux sentiments des individus et peuvent communiquer avec eux de manière personnalisée. Ils fondent leur pouvoir sur la connaissance du réel, leur capacité à en influencer la perception et à former l’opinion. Reconnaissons qu’ils peuvent aussi, s’ils le veulent, identifier précocement les pensées toxiques et, s’ils le souhaitent, en censurer l’expression.
Dans le domaine du travail, on peut imaginer que l’IA va supprimer massivement les tâches intellectuelles courantes et qu’elle ne tardera pas à piloter des robots susceptibles de prendre en charge des travaux manuels complexes, requérant à la fois de l’habileté et une certaine capacité d’appréciation d’ordre intellectuel ou psychologique. Cette évolution, qui a précédé l’IA, va se renforcer, vidant les bureaux comme ont été vidées les usines.
Comment vivront les personnes concernées ? La disparition du travail contraint n’est pas un drame, au contraire, si les contreparties attendues de l’emploi continuent à exister sous d’autres formes : un revenu, des occupations, une forme d’intégration sociale, de la considération et le sentiment d’être utile.
Au-delà d’épiphénomènes et des apparences, les structures sociales de fond ont conservé à travers l’histoire une remarquable stabilité : une minorité dirige véritablement la société, celle qui détient les clés de la puissance du moment. Ce furent successivement des prêtres, puis des guerriers, une aristocratie foncière, des capitalistes et désormais des technocrates...
Le temps des maîtres du numérique arrive. Leur avènement est un recul pour la démocratie, pourtant ressenti comme acceptable par le peuple compte tenu des problèmes que la démocratie actuelle n’a pas su résoudre.
Autour des dirigeants, dans toutes les sociétés, il a toujours existé une classe moyenne assurant le service du pouvoir : conseillers, relais, défenseurs, gardiens du peuple, boucs émissaires, amuseurs, etc. Le développement de l’IA va réduire ce groupe intermédiaire, dont la plus grosse partie sera rétrogradée, réintégrant une classe populaire dont la composition se trouvera ainsi bouleversée.
Longtemps, la production de richesses, essentiellement agricoles, a été le fait d’un groupe auquel il suffisait de distribuer juste le nécessaire pour assurer sa survie. Après la révolution industrielle, les masses laborieuses se sont vu attribuer une nouvelle fonction, celle de consommer. Pour qu’elles puissent assumer ce rôle, il a bien fallu leur permettre de gagner davantage. Une générosité bien ordonnée puisqu’il en a résulté un accroissement des profits pour les gros détenteurs de capitaux. À l’avènement du numérique, les motivations de cette nouvelle classe dirigeante changent de nature : même si elle est plus importante que jamais, l’accumulation des richesses cesse d’être le but ultime. Pour les maîtres des algorithmes, l’argent n’est plus qu’un outil au service d’ambitions égotiques : le pouvoir, la domination, la gloire. Redessiner le monde et les rapports humains est pour eux un jeu enivrant. S’ils ont besoin de clients, c’est moins au sens d’acheteurs que d’obligés, tels qu’ils ont existé dans la Rome antique. Pour convaincre ces nouveaux vassaux d’accepter, sans se révolter, le rôle qu’ils leur ont attribué, ils leur garantiront les moyens – plus ou moins importants selon la notation sociale de chacun ! – de consommer sans avoir à fournir de travail en contrepartie.
Cette consommation se portera majoritairement sur les services – numériques pour la plupart – au détriment de celle des biens matériels. Afin d’atteindre leur objectif écologique, l’industrie et la grande distribution ne chercheront plus à s’adapter aux besoins de chacun. L’effort nécessaire sera reporté sur le consommateur auquel sera imposée une offre standardisée dont il lui appartiendra de tirer le meilleur parti. L’étendue des tâches dont les entreprises (et les administrations) se sont déjà défaussées sur leurs clients est considérable : à l’avenir, les entreprises deviendront des self-services totalement intégrés dans lesquelles toutes les fonctions autres que la direction, la recherche et la sécurité physique seront automatisées ou assurées par le client. De la commande à l’emploi des biens achetés, il assurera une sorte de coproduction qui sera une source d’occupation, d’égalité dans la mesure où elle ne sera pas délégable, de responsabilité et donc de dignité.
Le temps disponible restant sera consacré à des loisirs propres à satisfaire les aspirations naturelles au plaisir et à développer les relations sociales : sports, fortement recommandés pour leur apport en termes de santé et de socialisation, arts de masse, enrôlements culturel, philosophique, religieux, écologique…
Ces activités mettent en jeu des émotions fortes allant, pour certaines manifestations sportives, jusqu’à l’hystérie collective. De ces enthousiasmes, les dirigeants actuels tentent déjà de tirer parti, plus ou moins habilement. Grâce à la masse gigantesque de données qu’ils possèdent et à la puissance continûment accrue des algorithmes qu’ils développent, les seigneurs du numérique pourront susciter les émotions, les orchestrer, les multiplier et les diversifier. Leurs réseaux sociaux, dont on sait qu’ils contribuent actuellement au délitement des sociétés démocratiques, échappent déjà au contrôle des États. À l’avenir – proche – ces géants insatiables n’hésiteront pas à entrer en conflit ouvert avec les puissances publiques, mais aussi à s’affronter entre eux, dans des luttes d’ego aux conséquences imprévisibles.
In fine, il ne faut pas comparer l’intelligence artificielle à celle des hommes mais à celle de leurs dieux : comme eux, elle est omniprésente, connaît les désirs inavoués des mortels et leurs angoisses secrètes, récompense ou châtie. Elle nous promettra le bonheur et la liberté, pourra en créer l’illusion, décrédibiliser les sceptiques et livrer à la vindicte populaire ceux qui refuseront la fiction.
La technologie est toujours ambivalente, apportant, selon l’usage que les hommes en font, le bien et le mal imbriqués. L’IA n’y échappera pas… Ce sera à la caste dont elle aura assuré, provisoirement, le pouvoir d’en décider.
Jean-Claude Seys est le fondateur de Covea, groupe mutualiste d’assurance réunissant MAAF, MMA et GMF. Il a aussi créé et présidé l’Institut Diderot, think tank de prospective sur les évolutions sociétales....
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