Il s’éveilla à l’aube, avec au fond du crâne cette lancinante sensation, douloureuse, du manque d’hydratation. Ça n’augurait rien de bon. Depuis trois jours déjà, Nora et lui réduisaient au maximum leur apport en eau afin de tenir jusqu’à la prochaine livraison, prévue pour le jour même, en fin d’après-midi. La caravane de camions-citernes provenant de la Basse-Normandie arriverait à Paris par la porte d’Auteuil en passant par Boulogne-Billancourt. Sur le trajet, la sécurité était relativement assurée par la gendarmerie nationale, mais celle-ci avait renoncée à s’aventurer intra-muros depuis une dizaine d’année déjà, sans que la Préfecture de Police de Paris ne souhaite prendre le risque d’assurer le relais, et chaque été se jouait inlassablement le même scénario : en l’absence de forces de l’ordre, pillards et milices privées s’affrontaient à balles réelles. Joris avala sa salive, seule façon d’atténuer un peu la sécheresse dans sa bouche, et passa dans la salle de bains pour faire un brin de toilette devant le miroir au-dessus du lavabo désormais inutile.
Nora disposait les carrés de linge humidifiés à l’avance dans le bac du frigidaire, il n’y avait qu’à se servir en passant. Elle dormait encore d’un sommeil profond avec Simon à ses côtés, leur compagnon canin bien-aimé. On pouvait voir l’abdomen de ce grand chien gris au pelage long s’élever et se baisser en harmonie avec la respiration de sa maîtresse. « On ne va pas l’euthanasier juste parce que ces salauds nous imposent des restrictions d’eau, ne compte pas sur moi » : le simple fait que Nora ait un jour évoqué cette éventualité les avait glacés d’effroi. C’était réel, ces scénarios existaient. En l’absence d’eau courante dans la ville de Paris, bon nombre de citadins s’étaient débarrassés de leurs animaux de compagnie pour n’avoir pas à partager le contenu de leurs jerrycans avec eux. Joris et Nora savaient qu’ils se déshydrateraient relativement avant la livraison, ils connaissaient les risques encourus, mais ils ne souhaitaient pas faire payer à Simon le prix de l’inconscience humaine et lui donnaient à boire ce qui lui revenait.
Depuis combien de temps n’avait-on plus assez d’eau à Paris et un peu partout en France ? La grand-mère de Nora, née en 2043, avait vécu ce qui restait dans l’histoire comme « la Grande Transition forcée » vers la fin de son enfance. Faute d’avoir anticipé suffisamment et mis en place de véritables réformes écologiques, la planète Terre avait basculé dans une réalité sans précédent. Les dirigeants du monde s’étaient tous renvoyés la faute, avant de laisser le champ libre au marché, lequel avait rapidement entrepris de monétiser la nature : le moindre litre d’eau, et jusqu’à la fraîcheur des sous-bois, ou l’ombre dans certains endroits du globe, se payaient au prix cher. À cette mainmise de l’oligarchie, le pacte démocratique des pays occidentaux n’avait pas résisté. Tous les jours, même dans ce qu’on avait longtemps considéré comme des « pays avancés », des gens perdaient la vie prématurément. Des enfants mouraient de soif, d’épuisement, de rationnement. Des actifs rendaient l’âme en voulant se défendre quand on leur volait leurs ressources. Des vieux mouraient de désespoir. Désormais, l’anarchie régnait. En France, on avait beau proclamer l’incorruptibilité de la République, on n’ignorait pas que le régime n’était plus que l’ombre de lui-même.
Après avoir avalé un petit-déjeuner et s’être lavée à son tour avec les moyens du bord, Nora s’habilla et se mit au travail. Joris et elle occupaient des fonctions d’ingénieurs en agriculture urbaine – les fermes verticales étaient devenues la norme pour produire des aliments avec le minimum d’eau. Ils assuraient la commande de robots de plantation depuis chez eux sur leur écran géant. Pour Joris et Nora, les occasions de baguenauder dans les rues de Paris étaient rares. L’hiver, toutefois, quand la température descendait en-dessous de 25 °C, ils se plaisaient à arpenter les Champs-Élysées. Flâner à l’ombre des grands cactus candélabres de la plus belle avenue du monde était redevenu agréable depuis qu’on l’avait rendue de nouveau praticable. Les tempêtes de sable des années 2090 n’étaient plus qu’un lointain souvenir, exception faite du secteur de la tour Eiffel, vestige émergeant péniblement des dunes, à partir du deuxième étage. Face à elle, les jardins du Trocadéro demeuraient ensevelis et le palais de Chaillot, surplombant l’ensemble ensablé, se donnait des airs de palais des Mille et Une Nuits.
Ces dimanches de fraîcheur non facturée, Joris et Nora imaginaient la vie des gens qui les avaient précédés, qui portaient des manteaux et habitaient alors ces grands immeubles haussmanniens abandonnés depuis, lesquels ne servaient plus que de supports aux panneaux photovoltaïques. Comment était-ce, de ne pas vivre terrés comme des rats dans les sous-sols de la capitale, où la population avait trouvé refuge ? Havres de fraîcheur et de paix, aux équipements dernier cri, que leurs logements de la Seconde Ville, ceux du premier sous-sol, isolés de la fournaise mais, malgré l’utilisation massive de lampes aux effets antidépresseurs, berceaux des idées les plus noires. Comme si les êtres humains, semblables en cela aux végétaux, périssaient une fois qu’ils n’étaient plus exposés à la lumière du jour. Comment était le ciel lorsqu’il y avait des oiseaux ? À quoi ressemblaient en vrai abeilles et coccinelles ? Et la ville animée de ses transports en commun ? À présent les tunnels du métro étaient désaffectés, et ils se souvenaient en avoir appris l’existence dans les livres d’histoire de France illustrés qu’ils lisaient petits.
Au moment où ils cessèrent le travail, quittèrent la Seconde Ville et se mirent en route vers le point de rendez-vous pour la livraison d’eau potable en compagnie de Simon, leur soif était à son comble. Il leur fallait tenir bon avant de l’étancher. Dans la torpeur des rues, ils portaient harnachés les nombreux jerrycans qu’ils entendaient remplir en échange du paiement sans contact. Simon aussi en avait deux arrimés à ses flancs. Nora lui avait enfilé des patins isolants, car le contact direct du bitume lui aurait causé des brûlures. « Je prends aussi un peu de monnaie », avait précisé Joris, qui entendait grapiller un peu de rab au marché noir. Sur le boulevard Saint-Michel, ils furent rejoints par d’autres quémandeurs d’eau vive. À l’emplacement de la Seine se trouvait désormais une bande d’herbe éparse, rase et jaunie aux mois les plus chauds, un peu plus fournie l’autre partie de l’année. Le mince filet d’eau qu’ils avaient connu à cet endroit dans leur enfance et qui portait encore le nom du fleuve les rendait régulièrement nostalgiques. Un mythe, comme celui du bras endormi qui continuait de perdurer. Nora se souvenait de cette légende urbaine d’un bras mort de la Seine – ou peut-être parlait-on de la Bièvre, l’ancienne rivière parisienne enterrée depuis des siècles sous la rive gauche, qui serpentait autrefois avant de se jeter dans le fleuve au niveau de la gare d’Austerlitz. Un groupe de musique en avait fait une chanson dix ans auparavant et, comble du cynisme, on l’entendait dans une publicité produite par une entreprise qui avait privatisé certaines zones d’ombre. La source cachée n’était pas seulement une obsession collective, c’était le ressort des rêves de tout un peuple en proie à l’épuisement.
« Veuillez respecter la numérotation bionique vous indiquant votre ordre d’arrivée dans l’espace de distribution. » Diffusée par haut-parleurs, la voix générée se faisait tantôt accueillante, tantôt vindicative, au fur et à mesure qu’on approchait des vannes. Les camions se tenaient devant les bâtiments de l’ancien musée du Louvre qui n’avaient jamais été réaménagés après le grand incendie. Il était de toute manière devenu impossible d’admirer les œuvres d’art à la surface de la terre, toutes étaient maintenant conservées dans la Troisième Ville, celle du second sous-sol. Déployés rue de Rivoli, les hommes de la milice privée encerclaient les citernes. À la moindre incartade, les snipers perchés sur les hauteurs du pavillon de l’Horloge et tout autour de la Grande Galerie tireraient aveuglément dans la foule.
— Carte de capacité, s’il vous plaît, demanda l’agente à Nora, qui la lui tendit. Combien êtes-vous dans le foyer ?
— Nous sommes trois, deux humains et un chien.
Nora désigna alors Joris, qui adressa un sourire forcé à la contrôleuse, et Simon, qui haletait la gueule ouverte et les yeux pleins d’espoir. La femme haussa les épaules et, à l’aide de sa tablette, calcula le nombre de mètres cubes qui leur étaient alloués. Joris connaissait ce chiffre et n’était pas certain de garder son calme le jour où il serait revu à la baisse. Heureusement, pour une fois encore, ils furent servis convenablement. Leurs réserves constituées, ils se rendirent sans attendre dans la forêt urbaine de figuiers de barbarie de Saint-Germain-l’Auxerrois afin de boire tout leur soûl. Simon s’étira de satisfaction. Impossible cette fois de quémander un supplément à quiconque, les hommes de la milice étaient trop nombreux. « La prochaine fois », jura Nora.
Au retour, tout bascula. « Toute votre eau contre la vie sauve » : surgis des alentours du Pont-Neuf, deux rebelles qui portaient les habits des miliciens menacèrent de les poignarder s’ils ne leur donnaient pas leurs jerrycans. Joris entreprit de refuser, mais Nora le conjura d’obtempérer. Préférait-il mourir ? Et alors que, de toutes ses forces, elle retenait Simon qui grognait et aboyait, il lui échappa et bondit sur l’un des assaillants pour lui mordre le mollet. Nora et Joris abandonnèrent leurs jerrycans pour courir le plus vite qu’ils purent avant que l’autre ne réagisse. Simon, qui portait toujours les siens harnachés au corps, les rattrapa.
Dans les sous-sols de l’ancienne station Palais-Royal où ils avaient trouvé refuge, on n’y voyait rien. Ils allaient se servir de leurs portables pour retrouver l’entrée des galeries familières, habitées, de la Seconde Ville, qui les mèneraient jusqu’à chez eux. Au bout d’une heure et demie, cependant, ils constatèrent qu’ils s’étaient égarés dans les tunnels du métro. Ils avaient voulu suivre le tracé de l’ancienne ligne 7 mais avaient dû emprunter un autre itinéraire car elle était interrompue au niveau de la station Sully-Morland. Ils étaient seuls, perdus dans le noir, et bientôt les batteries de leurs téléphones allaient s’éteindre. Seul leur beau chien, leur sauveur, les rassérénait. Il leur restait deux jerrycans. Une certitude, aussi : la boussole de leurs appareils était opérationnelle. Ils avaient cheminé vers le sud et ils étaient probablement repassés sur l’ancienne rive gauche.
Or Simon, qui avançait devant eux, s’était soudain mis à gémir. Joris et Nora pressèrent le pas. Un bruit qu’ils ne rencontraient jamais plus que dans les films se faisait entendre. C’était un son de cascade, un éclat liquide comme un rire. Le bruit de l’eau qui tombe. Bientôt, ils sentirent de l’humidité sous leurs semelles. Leurs pieds furent vite immergés. Il y avait de plus en plus d’eau, qui bruissait, s’esclaffait. Simon n’en finissait pas de japper, de tournoyer sur lui-même et s’abreuvait tant qu’il pouvait de cette eau claire et glacée. Bientôt, ils en eurent jusqu’aux genoux. Ils baissèrent les yeux : le flux s’amplifiait encore. Échappée de leur rêve, c’était une rigole tangible et vivante, une source qui déployait devant eux sa promesse. Nora s’accroupit pour toucher ce qu’elle éclairait de son portable. La fraîcheur de la rivière la prit de court, elle avait oublié la sensation que cela produisait de sentir sa main entièrement immergée. C’était la source, la source du bras mort. Ils l’avaient retrouvée. Simon nageait. Dessinant des mouvements lents, la main de Nora baignait comme en apesanteur. Elle se mit à pleurer avant de se laisser tomber en arrière de soulagement dans la rivière souterraine. « Maintenant, déclara Joris qui mesurait l’importance de leur découverte, nous sommes sauvés. » 
© DR
Née en 1982, Solange Bied-Charreton a écrit des romans réalistes, tantôt sarcastiques, tantôt intimistes, tous publiés aux éditions Stock entre 2012 et 2023, et un récit littéraire sur le métro de Paris, Paris sous la terre (éd. Le Rocher). Elle s’efforce de faire sortir ses textes de la capitale le plus souvent possible – bien que cela ne soit pas toujours facile....
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