En puisant son souffle dans l’art préhistorique, le compositeur contemporain tchèque réveille la mémoire sonore de l’humanité.
Novembre 1989. Kryštof Mařatka a 17 ans. En Tchécoslovaquie, la « révolution de Velours » est en marche. Le régime vit ses dernières heures et la sensation qui submerge le jeune musicien praguois est « difficilement compréhensible pour quelqu’un qui n’a pas vécu sous le communisme. J’ai passé les premières années de ma vie dans un univers hypocrite et schizophrène : on pense une chose, on fait le contraire et on en rapporte un récit encore différent. Quand brusquement on peut dire ouvertement tout ce que l’on pense, c’est simplement inconcevable. C’est comme si je vivais dans une cave, qu’un jour la trappe s’ouvre et que je respire l’air frais des montagnes pour la première fois de ma vie. »
Chez les Mařatka, on écoute Radio Free Europe, on lit les samizdats – ouvrages en feuillets libres dactylographiés qui contournent la censure. Les partitions circulent sous le manteau. À la maison, le temps s’est arrêté au début du xxe siècle. Les traditions perdurent grâce au père, brillant médecin né en 1914. Imprégné de l’éducation raffinée de l’Autrice-Hongrie, il est nourri dans ses années de jeunesse par le régime démocratique qui s’épanouit en Tchécoslovaquie.
« Je suis le dernier d’une fratrie de cinq enfants, issus de deux mariages. Mon père a 58 ans à ma naissance, en 1972, et ce décalage a pour conséquence un choc des cultures. Alors que les pères de mes amis parlent russe, mon père maîtrise sept langues, connaît le grec et le latin. Pour nous, les enfants, l’apprentissage des instruments de musique est incontournable. » Côté paternel toujours, le récit de la vie du grand-père entretient la figure mythique familiale : il est né et a passé son enfance dans la maison du compositeur Antonín Dvořák (1841-1904), frôle une carrière de musicien avant de rejoindre l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917), en France. Son admiration est sans borne pour le sculpteur dont il sera l’élève, avant d’en devenir l’ami. « À l’époque, Rodin tourne le dos à l’académisme. Il insuffle à mon grand-père ce long passé de l’art, la filiation de la Renaissance à l’Antiquité. Et en 1902, mon grand-père organise pour le sculpteur français sa première exposition à l’étranger à Prague, puis Vienne, déclenchant dans les milieux artistiques de l’Empire un véritable bouleversement culturel et artistique. »
L’aïeul lègue à ce petit-fils qu’il n’a jamais connu un héritage précieux, une éthique de créateur : la persévérance, l’autonomie, une connexion forte avec la nature – son équilibre et ses formes parfaites. Dans cette atmosphère d’apprentissage rigoureux et de vigilance permanente, les talents du petit garçon ne tardent pas à éclore, encouragés par son père. L’enfant est renfermé, vit en immersion dans les sons. Il n’aime pas travailler le piano, mais passe tout son temps au piano… « Je joue, j’improvise. La musique est mon univers, le seul endroit où je me retrouve. Dans ce petit monde qui est le mien, je n’hésite pas à faire ce que je veux. Ce privilège va me révéler. » Un professeur lui apprend à noter ses improvisations.
Une partie de la collection d’instruments préhistoriques de Kryštof Mařatka.
Kryštof va deux fois par semaine à l’opéra avec son père. De retour, il reproduit la mélodie qu’il a entendue grâce à l’étonnante mémoire du son dont il est doté. Son grand plaisir : jouer du Mozart ou du Beethoven, ici ou là apporter une transformation, puis signer de son nom la partition. À 8 ans, il sait qu’il veut être compositeur – un âge tendre pour l’affirmation de cette vocation. À sa manière, sa mère guide aussi les pas de l’enfant vers sa voie de prédilection. Elle est issue d’un milieu simple où l’on chante spontanément. En Tchéquie, la musique est omniprésente, le chant aussi, qui se transmet oralement depuis des générations. « Ma mère m’a donné le goût et la sensibilité pour la musique traditionnelle. Elle m’a amené à mon interrogation existentielle sur les origines de la musique. »
À 15 ans, il entre au conservatoire de Prague. Il y poursuit ses études de piano et suit en parallèle les cours de composition de Bohuslav Řehoř, un professeur à l’esprit ouvert. Řehoř lui transmet un héritage puissant, celui du grand compositeur tchèque Leoš Janáček (1854-1928) – déjà l’icône du jeune homme. « Pendant presque toute sa vie, il a composé des musiques dans le style germanique, romantique – celles de Schuman, Beethoven. Et tout à coup, à la fin des années 1890, il découvre la musique traditionnelle du pays. Il fait une étude minutieuse des chants et en enregistre des centaines avec un phonographe – l’instrument le plus moderne à l’époque – trainé de village en village. » Il créé ainsi une méthode qui va influencer toutes ses œuvres et provoquer un impact émotionnel sur le public tchèque.
« C’est ce travail que je veux produire dans mes propres œuvres, l’exploration des origines, ce qui vient du plus profond de nous. Capter ce qui est présent, vivant et non pas conceptuel. C’est l’inverse du concept d’Arnold Schönberg… » En arrière-plan de son influence musicale, Kryštof Mařatka capte du destin de Janáček une ligne de conduite : la vraie démarche d’un artiste, c’est sa quête de liberté. Chacun la trouvera à son rythme, tôt ou tard dans sa vie. Se libérer de tous les diktats – ceux des écoles de pensées et des chapelles, qui enferment ; celui de l’illusion de la création pure car « on remanie toujours quelque chose qui a été entendu ailleurs ». Enfin, le diktat du regard de l’autre, qui vous juge à l’aune de ce que vous devriez être. « Ce qui est libérateur, c’est d’en être conscient » insiste le compositeur. « Il faut oser dire : d’accord, il y a des possibilités de ce côté-ci, mais moi je préfère aller de ce côté-là. »
Le jeune musicien tchèque joue du piano tous les jours. C’est un besoin physique qui ne le quitte pas, même aujourd’hui. Mais sa préférence pour la composition s’affirme. Grâce à une bourse obtenue à Prague à la fin des années 1980, il va vivre une expérience inoubliable : un stage en immersion de six semaines aux États-Unis, à l’Eastern Music Festival en Caroline du Nord. Ce sont ses premiers pas dans le monde musical. Il étudie la composition et la direction d’orchestre avec, pour la première fois, un orchestre face à lui. Parmi les dizaines d’étudiants venus des quatre coins du monde pour perfectionner leur art, il rencontre l’altiste française Karine Lethiec qui deviendra sa femme.
En octobre 1994, une bourse de l’Institut français de Prague lui ouvre l’étape primordiale de sa vie et de sa carrière musicale. Il a 22 ans. Il arrive à Paris où vit Karine et pendant deux ans, réside à la Cité des Arts. Il s’inscrit au Conservatoire national en analyse. Sa curiosité le pousse à faire un stage, qu’il ne terminera pas, chez Pierre Boulez à l’IRCAM. La musique commandée par ordinateur ne lui parle pas du tout. De plus, il est mal à l’aise avec la querelle des courants avant-gardistes, l’académisme, l’esprit élitiste. Le jeune Tchèque pressent que la France, tellement plus vaste que son petit pays, a d’autres espaces à offrir en partage. Des espaces en jachère, ouverts à des logiques de pensées, des cheminements différents.
«L’Ensemble Calliopée, que dirige ma femme, est la preuve que la porte est ouverte ici pour des créations parallèles de qualité. De mon côté, j’ai définitivement besoin d’une musique acoustique dont le son est produit par l’humain. » L’atmosphère artistique parisienne l’enthousiasme au point qu’il décide de délaisser toute nouvelle formation académique, préférant se nourrir autrement : aller au concert, rencontrer des artistes, passer des heures à la bibliothèque du Centre Pompidou pour étudier des partitions. « Le climat musical est à l’opposé de celui de Prague. Là-bas, les valeurs sûres restent les grands classiques – Mozart, Beethoven, Dvořák. La musique moderne inspirée de l’avant-garde des années 1950-60 est considérée comme décadente. La création reste marginale. »
Il est entouré de la famille Lethiec – qui compte plusieurs musiciens – et néanmoins propulsé dans un pays à la langue et aux codes inconnus. Le jeune homme s’interroge sur son identité. Cette introspection le ramène à un monde familier, la musique traditionnelle tchèque. À la question « D’où vient cette nécessité de créer ? » les réponses l’emmènent dans un voyage aux horizons élargis, vers les musiques ethniques du monde. Du pourquoi au comment, il remonte à travers les âges : l’Antiquité, la Mésopotamie, jusqu’à la Préhistoire à la recherche des origines de la musique.
Le tempérament du jeune homme se dessine plus nettement : il est de ces créateurs qui repoussent sans cesse les limites – travailleur acharné, curieux, intuitif, exigeant, avide d’expérimenter et d’apprendre. En 2002, l’une de ses premières commandes, Luminarium, est un concerto pour clarinette et orchestre structuré en 27 fragments de musiques traditionnelles du monde, transcrites dans une écriture contemporaine. « Je veux montrer la richesse de ces musiques sans que l’une domine l’autre, et que tout ça coexiste en une seule planète. » La pièce est un succès et se joue sans discontinuer à travers le monde.
Ce sont les premiers bruissements de sa quête d’une mémoire sonore collective. Mařatka est un passeur. Un musicien transfrontalier traversant avec bonheur toutes sortes de frontières visibles et invisibles – géographiques, culturelles, spatiales, temporelles. Dans cette veine, il apparente la fonction du compositeur à celle du chamane. « C’est celui qui relie le ciel à la terre : il a le pouvoir de communiquer avec l’au-delà. Il recueille une forme de spiritualité dont il est le catalyseur et transmet cette spiritualité aux hommes. Ce n’est qu’un medium mais son grand pouvoir, c’est la transmission. »
Le compositeur s’appuie sur les instruments de la musique savante en les détournant de leur usage commun, pour évoquer librement des paysages sonores originels. Que transmet-il au-delà de l’étrange langage des sons archaïques qu’il concocte dans « sa cuisine » musicale ? Le déploiement de nos sens, l’accès à la différence avec une approche qui défie tout ce qui, de façon conventionnelle, ordonne et sépare. Un tissage de résonnances qui vient nous chercher dans les profondeurs de nos espaces intérieurs.
Entre 2004 et 2011, il compose une trilogie aux sous-titres évocateurs, qui interroge l’origine du langage et ouvre un espace où le passé et le présent s’interconnectent. La première pièce Otisk (Empreinte), est appelée « gisement paléolithique de la musique pré-instrumentale pour orchestre symphonique ». Elle reflète les sonorités des instruments du Paléolithique. La deuxième, Zvěrohra (Jeu de bêtes) est un « recueil de chants anthropoïdes pour soprano et orchestre », où il appuie son travail sur la voix. « Cette période coïncide avec la naissance de mes deux enfants. Mon premier réflexe est de me dire, voilà c’est le temps de l’acquisition du son, du langage. Jusqu’à leur troisième année, j’ai enregistré leur babillage. J’ai tiré profit de ce matériau dans Zvěrohra, une évocation de la naissance du langage humain ». Enfin, le troisième volet, Vábení (Attrait) est nommé « rituel des fossiles préhistoriques de l’Homme, pour chœur mixte et orchestre symphonique ». Elle a la préférence du compositeur parce que, de toutes ses œuvres, c’est celle qui lui donne une émotion telle qu’il en tremble.
Les commandes se succèdent : pour orchestre, ensemble, chœur ou concertos ; des œuvres de musique de chambre ou pour instruments seuls ; des mélodrames ; des arrangements et transcriptions. Le compositeur est aussi devenu chercheur. Il dévore les trois tomes de l’ouvrage d’Emmanuel Anati, Aux origines de l’humanité. Il s’informe, apprend que des experts ont reconstitué des instruments de musique antiques – des harpes, des lyres. Lui va rendre le souffle de vie et la raison d’être aux instruments de musique préhistoriques, pour la plupart des flûtes. Il fait fabriquer les répliques des artefacts réduits au silence qui reposent derrière les vitrines du musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. La collection de Mařatka en compte aujourd’hui plus d’une centaine, et son vœu le plus cher est qu’elle ne soit jamais dispersée.
Précurseur autodidacte. Apprenti solitaire. Il ne cherche pas à reconstituer des sons dont on sait peu de choses. Il expérimente, imagine les techniques de respiration de nos lointains ancêtres, met ses apprentissages au service de sa créativité. « Quand j’ai eu pour la première fois entre les mains la réplique de la flûte en os de vautour d’Isturitz au Pays basque, le site de France le plus emblématique, j’ai soufflé dedans pendant des mois, sans en tirer un son. Ce n’est qu’un tube avec trois à cinq trous, sans biseau ni hampe. Et un jour, tout à coup, elle a chanté ! L’un des plus beaux jours de ma vie. »
Apprivoiser cette flûte nécessitait de reprendre beaucoup d’air. « Au bout d’un moment, j’avais la tête qui tournait et je me suis dit que celui qui jouait de cette flûte devait se sentir proche de l’état d’ivresse, emporté dans une sorte de tourbillon… J’ai fait le lien avec la symbolique de l’instrument – la flûte magique, enchantée, celle qui sauve ou relie à l’au-delà. En tant que compositeur, c’est aussi une expérience physique et spirituelle que je transmets à mon public. »
À ce jour, aucun autre compositeur n’a le savoir-faire de Kryštof Mařatka : investir le terrain scientifique de la musico-archéologie, jouer de la flûte d’Isturitz, de Hohle Fels ou des flûtes préhistoriques de Moravie récemment découvertes et, enfin, intégrer ces expériences dans des œuvres contemporaines. Être précurseur, c’est cheminer dans la solitude. Le compositeur tchèque en est conscient. Ses œuvres atteignent parfois un degré de complexité qui s’accommode mal aux réalités de la profession : des budgets trop maigres pour les répétitions, au regard du temps nécessaire à la découverte de ses pièces. Ce perfectionniste contourne la difficulté en prenant la baguette autant qu’il peut pour exécuter ses pièces.
Il fait le pari de la création sans chercher à plaire, malgré les obstacles ou de franches oppositions. À Prague, en 2008, les musiciens de la Philharmonique – privés de créations pendant un demi-siècle de communisme – ont crié au scandale pendant les répétitions de Zvěrohra. En concert, face à cette œuvre pourtant déconcertante, le public tchèque a tranché avec une ovation. À la fin des années 1990, l’excellent violoncelliste François Salque avait adressé une demande à Mařatka : « J’aimerais que tu m’écrives une pièce longue et difficile. » Il l’a obtenue. Cette requête inattendue a comblé le compositeur qui s’est mis au travail d’arrache-pied en intégrant des techniques rarement utilisées. Résultat : Voja Cello est l’une des meilleures œuvres qu’il ait composées. Salque la qualifie de « pièce historique ».
La passion et l’exigence placent le compositeur dans une situation paradoxale. Est-il possible de passer autant de temps et d’énergie à une pièce qui ne peut être jouée que par un seul musicien, fut-il le meilleur des interprètes ? « Ça paraît absurde mais oui, il faut cette exigence. Et accepter d’en payer le prix. La condition, c’est que la pièce soit jouable. Elle ne sera que peu ou pas jouée maintenant, mais peut-être redécouverte plus tard. La 9e Symphonie de Beethoven ou Le Sacre du printemps ont été des œuvres en rupture totale, démesurées et incomprises… »
Ce qui lui importe, c’est le cheminement. Il y aura toujours quelque chose à creuser, à trouver. Et les chemins sont multiples. Le travail de l’artiste-créateur est fusionnel avec celui de sa femme, Karine Lethiec. Altiste et directrice de l’Ensemble Calliopée, elle explore la relation entre les origines de l’art et la création musicale contemporaine dans le cadre d’un doctorat. Ensemble, ils créent, recherchent, publient et organisent des spectacles.
Le compositeur met la dernière main à l’orchestration d’une œuvre magistrale : un grand opéra de deux heures et demi inspiré du roman La Fabrique d’absolu, de l’écrivain tchèque Karel Čapek. À Bordeaux cette année, il était à l’honneur au Concours international de quatuors à cordes, avec la commande d’une œuvre devant être jouée par les finalistes. Dans le sillage de la musico-archéologie, l’alliance entre musique et astrophysique lui met des étoiles dans les yeux ; dans le spectacle CosmoSono conçu par l’Ensemble Calliopée, il utilise physiquement ses « trans-instruments archaïques » pour transcrire en musique l’écho des ondes gravitationnelles, transformant les vibrations de l’univers en une expérience sonore.
Ce faisant, Kryštof Mařatka prolonge le mouvement pendulaire amorcé par son grand-père entre les deux pays, la Tchéquie et la France, les nourrissant alternativement d’une créativité qui remplit sa vie depuis plus de trente ans. « Je ne connais pas de repos. Je suis compositeur depuis le moment où je m’éveille à la minute où je m’endors. C’est ma façon d’être au monde. »
Une partie de la collection d’instruments préhistoriques de Kryštof Mařatka.
© Christian Lauzier...
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