Débats & combats
Le 19 mars 1962, les accords d’Évian ouvrent la voie à une indépendance de l’Algérie, dans la douleur, après douze années ininterrompues de guerre, de massacres et de représailles. C’est le sens de l’Histoire. Partout, en Afrique, en Asie, dans le Pacifique, la décolonisation s’accélère. Les deux guerres mondiales du XXe siècle auront sonné le glas de la toute-puissance des nations européennes et de leur emprise sans partage sur la quasi-totalité des terres émergées de la planète. Le moment est venu pour les colons européens de se replier, de faire le chemin à rebours, de revenir vers ce bon Vieux continent. En Algérie, ce n’est pas une mince affaire. La négociation des accords d’Évian n’a pas prévu, ou très mal, le sort des Français, imaginant naïvement un possible maintien des anciens colons dans une Algérie indépendante. L’emballement de la violence a fait le reste. Ils sont plus d’un million, ces descendants de Français arrivés par vagues au XIXe et au début du XXe siècles ou ces immigrés européens d’Espagne, de Malte, d’Italie, de Suisse, qui ont voulu tenter leur chance un jour sur cette terre africaine pas toujours hospitalière, le plus souvent le long de la bande étroite et montagneuse qui s’étend de la Méditerranée aux confins du désert du Sahara. Plus d’un million de personnes. La plupart d’entre eux n’ont jamais mis les pieds en « métropole ». C’est un exode forcé. On appelle cela pudiquement le rapatriement.
Soixante ans après son dénouement, les cicatrices de la guerre d’Algérie sont encore béantes. Les communautés qui ont traversé cette période ne cessent d’exprimer un besoin de reconnaissance et de justice. Les relations entre la France et l’Algérie ressemblent à des montagnes russes, nourries d’instrumentalisation politique, de malentendus et de méfiance. L’Histoire bouge encore. Touche après touche, archive après archive dévoilée, elle se précise, s’éclaircit parfois d’une lumière de vérité lorsque l’on accepte de bien nommer les choses, s’assombrit à la découverte de souffrances méconnues. Derrière son voile se cachent d’innombrables destins. L’écrivain algérien Kamel Daoud, dont le roman Meursault, contre-enquête est actuellement repris par le Théâtre de la Ville, a bien décrit cette recherche de l’identité, sa construction en creux, en opposition à « l’autre ». Reconnaître les plaies des uns et des autres, c’est le rôle confié récemment à l’historien Benjamin Stora, dont le rapport remis le 20 janvier 2021 au président de la République suggérait une « réconciliation mémorielle ».
Les relations entre la France et l’Algérie ressemblent à des montagnes russes,
nourries d’instrumentalisation politique, de malentendus et de méfiance.
C’est le sens des « gestes » et des discours qui mettent enfin des mots sur les erreurs ou les crimes commis par la France. Envers les harkis bien sûr, oubliés après l’indépendance, condamnés si longtemps à rester des supplétifs plus que ces citoyens. Envers les Algériens jetés dans la Seine par la police, en plein Paris, après la manifestation du 17 octobre 1961. Envers ceux qui se sont battus jusqu’au bout, souvent avec sincérité, pour une Algérie française, et dont le sang a coulé dans la fusillade de la rue d’Isly à Alger le 26 mars 1962.
Harkis, Algériens, rapatriés, défenseurs de l’Algérie française, soldats du contingent envoyés combattre dans une guerre incomprise, autant de communautés que tout sépare et qui ont pourtant une Histoire à jamais commune. À ces communautés, je voudrais en ajouter une qui m’est chère. Une communauté spécifique. Unique dans sa façon de vivre ces événements, unique dans sa façon de s’en souvenir soixante ans plus tard, unique dans son rapport à l’Algérie et à la France. Cette communauté dont les racines sont enfouies profondément dans la terre d’Algérie et qui a trouvé dans la France une source d’émancipation, cette communauté souvent rejetée par les uns et par les autres, ces indigènes qui ont tant apporté à la France depuis soixante ans, ces « rapatriés » d’un autre genre, ce sont les Juifs d’Algérie.
Parmi eux, il y avait mon père et ma mère. En cherchant mon nom de famille sur l’un des sites de généalogie qui fleurissent aujourd’hui sur Internet, j’ai retrouvé la trace d’un certain Elie Zaouati, mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Ce lointain ancêtre est né au début du XIXe siècle à une date inconnue et mort en 1849, peu après la fin de la longue conquête de l’Algérie par les troupes de Louis-Philippe, qui s’est étalée de 1830 à 1847. Venu au monde dans un environnement berbère, dominé par les Arabes, puis par les Ottomans, bien avant que la France ne décide de s’emparer de l’Algérie. Le site généalogique ne remonte pas beaucoup plus loin, à part quelques traces peu précises de ses oncles et tantes, mais il n’y a pas de doute, les racines algériennes de ma famille sont bien plus anciennes, peut-être remontent-elles jusqu’à la dispersion des Juifs autour de la Méditerranée après la destruction du second temple de Jérusalem par les Romains en 70 avant Jésus-Christ. La lecture attentive de mon arbre généalogique m’a donné une autre information, plus précise géographiquement : depuis au moins six générations, l’histoire de ma famille, au moins dans sa lignée patriarcale, se confond avec un lieu, la Casbah d’Alger, son enchevêtrement de ruelles étroites, sa citadelle, ses mosquées, ses hammams.
Lorsqu’il décède en 1849, mon aïeul Elie n’est pas français. Après la conquête française, il abandonne certes le dégradant statut de dhimmi, citoyen de deuxième zone sous la domination ottomane, mais il reste un « indigène », comme les autres habitants qui peuplent alors l’Algérie. Sa vie est régie par le droit coutumier et les tribunaux religieux. Son fils Mickaël naît quant à lui en 1830, au tout début de l’invasion française, et meurt en 1904. Entre-temps, il est devenu citoyen français, comme le sont ses coreligionnaires de la métropole depuis la Révolution. C’est en 1870, alors que les troupes prussiennes occupent encore une partie du pays, qu’Adolphe Crémieux, célèbre avocat, juif lui-même, descendant d’une célèbre famille du Comtat Venaissin, alors ministre de la Justice du gouvernement provisoire installé à Tours, signe le décret qui le rendra célèbre. Les 30 000 « juifs indigènes » d’Algérie obtiennent une naturalisation collective. L’acquisition de ce statut de citoyen ne se fera toutefois pas sans heurts. Les Arabes indigènes contestent cette faveur accordée aux seuls juifs, certains y verront, probablement à tort, l’une des raisons de la fameuse révolte de Mokrani en Kabylie en 1871. C’est de l’antisémitisme de certains colons que viendront les attaques les plus persistantes jusqu’aux sombres heures du régime de Vichy qui abrogera le décret Crémieux le 7 octobre 1940.
Un peu moins d’un siècle après ce décret, l’indépendance de la colonie conduit les descendants d’Elie et Mickaël à être « rapatriés », autrement dit à « retourner » dans un pays dont ils ne viennent pas. Pour ces Français qui quittent leur terre, souvent sous la menace, ce n’est en réalité qu’une nouvelle étape dans un exil millénaire. Étrange destin en effet pour ces juifs qui répètent chaque année lors de la fête de Pessah : « L’an prochain à Jérusalem. » Pour ce peuple qui a fait du « retour » sur sa terre d’origine le fondement de sa culture. Désormais, après des siècles de présence sur la rive sud de la Méditerranée, c’est la rive nord, cet endroit que l’on appelle la « métropole », qui prend des airs de terre promise. Mes parents vont faire ce saut dans l’inconnu en ce printemps 1962. Chacun de leur côté, l’un venant des quartiers populaires d’Alger, l’autre quittant une vie plutôt aisée à Oran. Ils font face aux mêmes difficultés, parfois aux mêmes humiliations. La traversée de la Méditerranée, l’installation précaire à Marseille, une nouvelle vie dans un pays dont ils ne connaissent les coutumes et l’histoire qu’à travers les livres scolaires. On se souvient des premières images du film Le Coup de sirocco d’Alexandre Arcady. L’exil est un toujours un combat. C’était il y a soixante ans. Ils ne sont jamais retournés en Algérie.
Je suis né quelques années plus tard. Comme mon aïeul, Elie (ou plutôt Eliahou) est mon prénom hébraïque, un prénom que mes parents m’ont donné par tradition, en souvenir de mes ancêtres, mais un prénom qui ne figure pas sur mon état civil. Cet « oubli » volontaire, que certains amnésiques veulent faire passer aujourd’hui pour une preuve d’assimilation, cachait en réalité l’angoisse de la génération de mes parents face à l’antisémitisme. Un demi-siècle plus tard, celle-ci ne se dissipe pas. À mon fils cadet, j’ai donné Elie comme deuxième prénom, et je l’ai fait inscrire sur son état civil.
Moi non plus, je ne suis jamais « retourné » en Algérie. Je ne cesse de me demander pourquoi. Quand on me pose la question, je réponds généralement que l’occasion ne s’est pas présentée, que la situation politique y est trop instable, que ce voyage comporte des risques, que la succession de périodes de guerre civile n’a pas aidé à trouver le bon moment, que l’Algérie est toujours officiellement en guerre contre Israël et que le régime n’a jamais été très accueillant envers les juifs. Bref, les prétextes à la procrastination ne manquent pas. La réalité est plus complexe. Un long travail psychanalytique permettrait peut-être de venir à bout de mes incohérences dont la source est sans doute la combinaison des sentiments ambigus qui caractérisent les déracinés et les exilés. De ce point de vue, mon père et ma mère sont comme les pôles opposés d’un aimant.
Philippe Zaouati
Dirigeant d’entreprise engagé dans la transition écologique depuis plus de dix ans. Il a contribué au développement de la finance durable, notamment en étant membre du groupe d'experts de la Commission européenne. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont quatre romans.
Mon père a tiré un trait sur son passé lorsqu’il a traversé la mer Méditerranée, et m’a imposé son silence. De sa jeunesse en Algérie, des plages de sable et du soleil d’Alger, du port et des rues de la Casbah, nous n’avons jamais parlé. Quelquefois, il mentionnait un souvenir ou réagissait à un reportage à la télévision. Rien de profond. Pas un brin de nostalgie, pas la moindre tentative de transmission. Quelques mots en judéo-arabe qui jaillissaient parfois, éclats d’une langue étrangère, comme des pierres ternies par la glaise. Une chanson d’Enrico Macias qui célèbre les filles de ce pays perdu. Mais au fond, un grand vide. Pas même les reflets d’un réel disparu. Il ne m’en a jamais parlé et je n’ai pas risqué le questionnement. Accord tacite. Règle de bienséance d’une relation sans fondations, exclusivement bâtie sur les espoirs d’avenir. Au fur et à mesure de nos réussites, mon frère et moi devenions la preuve de son intégration réussie. Adolphe Crémieux pouvait être fier. Nous étions des Français. Je ne sais si la mémoire lui impose parfois la présence de parfums ou de paysages, ou, qui sait, le son d’un muezzin, mais il a réussi le prodige de garder ces reliques enfouies. Pour exister dans ce nouveau pays, nous devions être vierges de ce passé suspect. Ma mère, elle, n’a jamais cessé de cultiver son rêve, celui de se promener de nouveau sur le front de mer d’Oran. Sa grand-mère et son père ont vécu centenaires, elle a encore largement le temps de le réaliser. Elle s’est imaginé longtemps reprendre ses études d’infirmière que les événements l’ont forcée à abandonner, retrouver le grand magasin de meubles de son père sur le boulevard du Deuxième-zouave, ou passer ses dimanches au bord de la mer dans une villa de Mostaganem. C’était il y a soixante ans. L’exil prend des formes différentes. J’ai probablement hérité de cette tension. Il est peut-être temps que je traverse la Méditerranée.
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