Bien qu’elle soit aussi ancienne que le monde humain, le retour de la guerre en Europe et la nouvelle crise humanitaire qu’elle suscite soulèvent à nouveau la question de la compassion, et de ceux que l’on en juge dignes. La compassion est la capacité à s’émouvoir du malheur de l’autre, une sensibilité devant l’irruption en moi de la douleur d’autrui. Pourtant, cette douleur n’est pas ressentie comme telle dans une impossible communion de sentiments, elle est une intuition par laquelle je reconnais ma propre vulnérabilité dans celle d’autrui, sans quoi la vie morale ne serait possible. Pourtant, si la compassion ne se laisse pas éclairer par des considérations raisonnées visant à l’universel, elle ne peut fournir une assise pour les décisions toujours singulières auxquelles la vie nous confronte.
Selon Claudine Haroche, la compassion représente la volonté républicaine d’éliminer les discriminations et de combler les faiblesses pour faire naître la sensibilité à l’autre et maintenir le lien social. Son apprentissage est un fondement essentiel de l’éducation morale du citoyen. Elle affecte non seulement la vie collective, mais aussi personnelle, et suscite une législation et une politique de solidarité, depuis le mouvement de solidarisme du XIXe siècle jusqu’à l’État providence du XXe siècle, qui généralise le système de protection sociale.
La compassion a commencé à s’installer dans la vie politique avec la prégnance de l’humanitaire comme modalité d’action alternative devant l’incapacité des États-nations à faire face aux nouveaux défis mondiaux liés aux transformations climatologiques et questions migratoires. Cette présence de la compassion sur la scène sociopolitique doit beaucoup à l’émergence du care comme philosophie d’un rapport nouveau au monde, fondé sur la vulnérabilité, faisant de la relation à l’autre le nexus de la vie sociale, et de la souffrance sociale une modalité d’expression de la difficulté à vivre en société en même temps qu’un nouveau paradigme de l’intervention sociale. Vie bonne, vulnérabilité et communs sont en train de devenir des thèmes privilégiés du débat éthique et politique contemporain.
Comme le démontre Paul Gilbert, le bouddhisme considère la compassion comme élément fondamental de notre nature. En Occident, nous avons longtemps pensé que notre nature profonde nous pousse à être plus impitoyables que bons. Nous avons grandi dans l’ombre de ces croyances, marqués par des atrocités : les crucifixions massives des Romains, le colonialisme, l’invention de la chambre de torture, la Shoah, les persécutions staliniennes et désormais le spectacle omniprésent de la guerre en Ukraine ne sont que quelques exemples.
La violence, les abus, les brimades à l’école, au travail et à la maison minent le quotidien, jusqu’aux jugements dépréciatifs que l’on porte sur soi-même. Nos divertissements sont empreints de fascination pour la cruauté : des jeux de gladiateurs aux fantasmes hollywoodiens, la cruauté rôde dans l’imagination. Ces formes de divertissement ne sont pas caractérisées par une adhésion explicite à la cruauté, mais par diverses manœuvres psychologiques qui aseptisent nos actions, et ce faisant relèvent le seuil de tolérance à l’intolérable. Les Romains revendiquaient la bravoure, la gloire et le mépris de la mort ; aujourd’hui nous revendiquons un désir d’excitation et de sensations fortes.
Comment comprendre l’absence d’une mobilisation compassionnelle ou sa répartition discriminatoire : forte pour certaines catégories de réfugiés et manquante sinon totalement absente pour d’autres ?
Partant de l’idée que nos comportements, individuels et collectifs, ne relèvent pas de la nature mais de la culture, il faut interroger les idéologies dominantes afin de les déconstruire. Les crises profondes, qui ébranlent nos certitudes, ouvrent ce potentiel de réflexion morale et de secours aux personnes en situation de vulnérabilité et d’exclusion sociale, c’est-à-dire en position de discordance par rapport aux normes sociales dominantes.