Le monde : par les oreilles.
Par le nez ?
Quand un bébé vient au monde, il est presque aveugle. Il lui faut des jours.
J’ai trente-quatre ans, je pourrais ouvrir les yeux.
Les bruits font sursauter, les yeux rassurent.
La morphine commence à desserrer son emprise mais je ne suis pas encore assez costaud pour ouvrir les yeux. Paupières : rideau de fer (commerce). Muscles. Il faut des.
La morphine desserre son emprise : je vais morfler. Je me souviens : ça fait si mal !
La douleur reviendra par ma cuisse gauche d’abord, ou mon avant-bras, moignon, je ne sais pas.
J’entends des médecins ou des infirmiers, ils doivent parler depuis le couloir… « L’homme de la 12 »… Je suis peut-être l’homme de la 12… Chirurgien il y a encore trois semaines, mes confrères ou les infirmières m’appelaient « Docteur Kerbouche ». J’ai donc aussi perdu mon nom dans les décombres…
Je suis comme après un emménagement dans un nouvel appartement : attentif à tous les bruits. Cette image me vient parce que je suis dans une chambre que je ne connais pas, mais même dans les brumes de la morphine je sais que cette image m’est venue parce que le corps dans lequel je me réveille est tout à fait autre. Il n’est pas neuf, mais complètement différent. Plein de trucs en moins. C’est lui le logement que je ne connais pas, au moins autant que cette chambre d’hôtel transformée en hôpital. Vertige sur vertige.
SUBITEMENT le souvenir de cette coutume congolaise : ne prénommer le bébé qu’un an après sa naissance. S’il est encore en vie un an après avoir été mis au monde, les adultes déduisent qu’il a choisi le côté de la vie. Il aurait pu choisir de repartir, il a choisi de rester. On lui donne un prénom.
Je pleure sans m’arrêter. Je suis « l’homme de la 12 », je pleure sans m’arrêter. Je tremble, j’ai froid ou j’ai peur.
Quand je l’ai entendue entrer dans la chambre voisine, j’ai bloqué ma respiration, tout de suite, pour qu’elle n’empêche rien. Le passage de l’air dans le nez : bruit parasite. Découvrant dès les premiers mots que ça ne pouvait être une infirmière ou une femme de chambre, j’ai dû jurer entre mes dents – certainement l’équivalent, pour le langage, de ces boules recrachées par les rapaces quand ils ont bouffé (un mulot, une souris), mélange de poils, d’os, de cartilages. Car il y avait de la surprise, de l’agacement et de la gourmandise dans ce juron. Puis je me suis cogné en me rapprochant trop vite de la cloison, pour les entendre mieux. Avant de masser la bosse que je venais certainement de me faire, j’ai à nouveau cessé de respirer. Ont-ils entendu le bruit sourd produit par la rencontre de mon crâne avec le plâtre ? Ils ne se sont pas arrêtés de parler, non. (Je peux faire, aujourd’hui, de ces cinq ou six secondes, la métaphore de ma place au sein de ce duo : je comptais pour rien, je ne serai un obstacle à rien, je ne les freinerai pas.)
Que fait-elle dans cette chambre ?
Que fait-elle dans cette chambre ? Ce n’est pas une infirmière car elles vont et viennent sans jamais s’arrêter pour bavarder. Quand nous dormons, elles se contentent de déposer des médicaments ou de changer une poche, elles règlent le goutte-à-goutte de la perfusion – morphine à tous les étages – et elles disparaissent, et nous pouvons ensuite passer la journée sans voir personne. Ceux d’entre nous qui sont valides ont-ils le droit de passer du bon temps au bord de la piscine ? S’ils sont valides ils ne sont peut-être pas affreux et ils ne feront pas peur au reste de la clientèle, et ils sont si peu nombreux dans ce cas… ça ne ferait pas une grosse manifestation si la piscine leur était interdite…
Je suis rivé à ce lit, moi.
©Abdel-de-Bruxelles
Faut-il s’inscrire pour recevoir de la visite ? J’ai lu dans un bouquin que les soldats avaient parfois des marraines de guerre, il y a longtemps. Des femmes qui leur écrivaient, pour entretenir leur moral, c’est-à-dire leur ardeur au combat. Ils combattaient sous l’œil d’une femme, en quelque sorte. Pendant les permissions, ensuite, ça restait niais comme une lettre validée par la censure militaire ou ils pouvaient baiser avec ces marraines de guerre ? Les marraines de guerre ne devaient pas écrire ce qu’elle dit elle – j’entends parfois des trucs vulgaires. À quoi il ne répond pas, mais enfin il ne la chasse pas non plus. Il pourrait, je suis certain que c’est haram, mais il ne le fait pas. Est-ce qu’elle vient de l’aile d’en face, où on dit qu’il n’y a que des bourgeoises, françaises ou égyptiennes, ou marocaines, ou libanaises ? Des femmes seules, venues se cacher ici…
Quand je l’ai entendue s’éloigner dans le couloir, deux heures plus tard… il m’a fallu de longues minutes… La tension, l’affût, l’agacement… Je suis sorti fou de ces deux heures, la nuque raide, la mâchoire crispée. Il m’a fallu plus d’une heure pour… Pour quoi ? Me détendre ? Me couler dans le corps souple de ces combattants qui se faufilent ou se jettent dans les maisons en ruine, qui filent dans les rues comme des chats, pour éviter les tirs de ceux qui ont réussi à se positionner sur un toit ? Je n’ai donc pas quitté la zone des combats – je l’ai emmené avec moi ici en Tunisie. Comme un virus utilisant les corps pour voyager. J’ai été opéré il y a un mois, amputé là et là, il manque plein de morceaux à ce corps que j’ai eu, mes cuisses hurlent toute la journée, les éclats d’un obus sont venus les labourer, elles hurlent comme des glaçons dans un verre, quand ils craquent. La peau, le sang, mes croutes, ce liquide jaune qui se mêle au sang, ma viande qui essaie de ne pas pleurer, de se refermer… Je n’ai pas du tout quitté la zone de guerre.
Elle vient tous les jours. Ils parlent. Je n’arrive pas à comprendre leur relation. Est-ce quelqu’un de sa famille ? Elle viendrait le voir depuis qu’elle le sait en convalescence ici, à Tunis ? Elle le drague ? C’est elle qui décide de tout puisque c’est elle qui vient le trouver, et non lui qui vient l’ennuyer tandis qu’elle prend le soleil au bord de l’eau, par exemple. Parfois ils se taisent. Je crois qu’elle est partie et en fait non. Que font-ils pendant ces plages de silence ? Il n’a pas de télé, pas plus que moi. Il n’a pas d’ordinateur.
Malgré le mur, je l’entends raconter : il y avait des tirs de mortiers, des types nous avaient repérés. Je me suis jeté dans une maison en ruine et là j’ai buté sur un combattant, il n’avait presque plus la force de parler, sa blessure était atroce, déjà grouillante d’asticots. J’ai sursauté, je n’avais plus peur de mourir mais d’être mangé. J’aurais pu avoir honte car le dégoût… mais il était comateux. J’ai voulu nettoyer un peu la plaie avant de le charger, il s’agace, il me dit de laisser tomber, je crois qu’il veut que je le laisse crever là, c’est foutu, non, pas du tout : il ne veut pas que je touche aux vers, mais l’idée de l’avoir sur mon dos avec ça, qui continuerait de le bouffer, ça me dégoûtait bien trop. Le type finit par mobiliser ce qui lui reste d’énergie pour s’énerver et il me dit qu’en mangeant la pourriture de sa plaie les asticots le sauvent de la gangrène. C’est grâce à eux qu’il n’est pas déjà mort, et si je ne me bouge pas plus vite, il leur devra plus, lui, aux asticots, qu’à moi. Ils lui auront été plus utiles que moi, qui ne me résous pas à le prendre sur son dos. Ils l’auront maintenu en vie plus longtemps que moi.
Elle : Pourquoi tu me racontes ça ?
Lui : Tu m’as demandé hier de te dire comment j’avais pu être blessé comme ça. Dans la nuit, je me suis rendu compte que je ne t’avais pas raconté le début, avant l’obus.
Elle : Ou tu me provoques, pour voir si je tiendrai…
Lui : …
Elle : Tu me testais, non, avec cette histoire d’asticots ?
Lui : Un type est apparu alors, un ogre, un géant, à lui seul il refermait l’ouverture de la porte qui n’avait plus de porte, il ramenait l’obscurité totale dans cette pièce et comme s’il avait eu à cœur de corriger ce dont il était responsable et dont il s’excusait il a appuyé sur la gâchette de son fusil mitrailleur et, par le canon, des flammes ont tout éclairé et j’ai immédiatement regretté l’ombre, des balles entraient dans mes cuisses et mes mollets, j’entendais et je sentais mes tibias être déchiquetés, j’ai dû me dire qu’il devrait redresser son canon pour atteindre le buste, ou que c’est ce que je ferais, moi, à sa place, et ensuite plus rien, plus rien du tout.
Elle : …
Lui : Quand je suis revenu à moi j’étais sur une civière, presque un lit, je reconnaissais des voix, celle de mon père, celle de mon chef de section. Je n’étais donc pas mort, on m’emmenait à l’hôpital.
Il ne dit pas tout, il ne dit pas qu’il est en vie grâce au médecin qui l’a opéré, et non parce qu’il aurait la grâce. Alors il ne dit pas non plus que le chirurgien à qui il doit d’être en vie est dans la chambre suivante. Il se la garde. Il ne dit pas non plus tout ce qu’il doit au statut de son père et à son fric, sans lesquels on ne me l’aurait pas amené et il n’aurait pas été exfiltré, ensuite, ici, en Tunisie. Comme n’importe quel coq il tait ce qui pourrait diminuer son mérite, le côté romantique de cette vie, sa dimension prosaïque, où l’on trouve des explications. Il ne dit pas tout, il veut la séduire. Ou alors il veut se séduire lui-même. Il écrit sa légende, celle à laquelle il doit croire par-dessus tout pour n’être pas tenté de se traiter de tous les noms, d’avoir été si con, s’être rêvé soldat, héros.
Elle lui a offert une petite radio, hier, mais le son est atroce, je crois qu’il ne s’en servira pas. Découvrant aujourd’hui qu’elle n’était pas branchée, elle lui a reproché de snober son cadeau. « Ne me dis pas, beau merle, que la musique n’a aucun charme… ? » Elle a peut-être esquissé des pas de danse car j’ai entendu rire ensuite. Danser devant un infirme pour le narguer ou lui donner de la joie, une réjouissance ? Le corps d’une femme qui danse, ça me semble loin, affreusement loin…
Il lui parle des enfers alors qu’elle danse pour lui ? Parce qu’elle a cette voix grave je l’imagine avoir quarante ans, elle n’est plus vierge, mais tout de même ! Au lieu d’être sauvé par elle, de la suivre au moins des yeux jusqu’à ce point de légèreté, il l’entraîne et la guide à l’intérieur des enfers… C’est gâcher.
À l’amour et au désir s’ajoutait certainement la colère, ou peut-être même une forme d’hostilité, car ça ne baise pas, et normalement il peut encore, lui, les éclats d’obus n’ont pas ruiné son slip. Elle lui a dit « Je suis contente d’être là », tout à l’heure… Cela voulait dire « avec lui », nécessairement. Alors quoi ? Cela fait deux heures qu’elle est dans sa chambre…
Qui est cette femme ?
Parce que je suis rivé à ce lit médical, infirme désormais, je ne peux aller la guetter dans le couloir à l’heure où elle lui rend visite. Et parce que je suis ou j’étais chirurgien je ne veux pas poser la question aux infirmières ou aux femmes de ménage. Je n’ai qu’une possibilité – et ça n’en est même pas une, à strictement parler, tellement je dépends de paramètres qui m’échappent : attendre qu’elle s’avance sur le balcon, en l’occurrence, que je puisse l’apercevoir dans l’embrasure de ma fenêtre.
J’ai demandé qu’on l’ouvre, de façon à bien la voir. Et quand je l’ai entendue pénétrer la chambre de l’autre, je me suis transformé en chien de chasse : aux aguets, imperturbable, fixant l’angle dans lequel elle pouvait apparaître si d’aventure elle décidait de sortir de la chambre pour prendre l’air.
Si ce n’est pas une infirmière ou une employée de l’hôtel, c’est une cliente, qui a une chambre dans l’aile qui est en face de la nôtre, de l’autre côté de la piscine. Elles sont nombreuses, dans la journée, au bord de cette piscine. Je ne peux pas les voir, depuis le lit, mais je les entends bavarder, ou téléphoner. Je les entends mentir surtout « Je suis à Paris, je fais des courses », « Je suis à Londres, c’est les soldes ; tu devrais me rejoindre ». Il faut être une salope pour dire ça à quelqu’un quand tu sais que tu es à quarante kilomètres de Tunis et non à Londres : tu mens tranquillement car tu sais que la personne au bout du fil n’a pas du tout les moyens de te rejoindre. Tu mens mais tu l’écrases avec toute ta vérité, toute ta réalité, qui est d’être ce genre de personne. Le genre qui méprise ses fréquentations. Si je pouvais les voir, habillées peut-être comme on s’habille au bord d’une piscine, je les aimerais peut-être. Mais là je les déteste. Alors imaginer que leur sommeil, la nuit, est bouleversé par nos cris de terreur, par nos cauchemars, c’est une vengeance. Je ne suis pas mieux le matin, parce que mes cuisses déchirées me déchirent le reste du corps, j’ai bien trop mal, mais quand j’y pense, c’est intellectuel, ça me fait un peu sourire.
Lui : La nuit je hurle.
Et tous les autres. Est-ce que nos démons se retrouvent à une heure précise. Est-ce que nos hurlements de terreur sont coordonnés ? Est-ce qu’ils se répondent comme le chant des oiseaux, ce truc qui ne veut rien dire – pour les gens bouchés – alors qu’en fait peut-être si ? Nos cauchemars sont connectés. Est-ce qu’on ne dit pas que des femmes vivant sous le même toit finissent par saigner en même temps ? On dit aussi que des femmes ont du lait sans avoir été enceinte, mais comme un réflexe du corps qui se prépare à aider celle qui ne peut plus nourrir son enfant. Tu as déjà vu des choses pareilles ? Quand mon voisin hurle, dans la chambre à côté, la nuit, mes terreurs décident peut-être de rejoindre les siennes, par solidarité. Quand on était valides, il arrivait qu’on aille au secours d’un type qui venait de se prendre une balle ou une rafale. Pourquoi celui que nous sommes, la nuit, ne continuerait-il pas la même œuvre de miséricorde ? Est-ce que ça n’a rien à voir, est-ce que ce sont juste nos démons qui dansent en nous marchant dessus, en nous piétinant, comme les gosses qui ont une peluche avec un sifflet à l’intérieur, qui en viennent à sauter dessus, à s’asseoir dessus, pour tirer du sifflet les plus longs sifflements, et ils font ça au risque de voir la fourrure se déchirer, et la bourre dégueuler du ventre de l’ours. Ils n’ont pas imaginé qu’il pourrait finir ainsi crevé.
Entre ces femmes et nous il y a cette piscine.
Est-ce que les hurlements nocturnes de cette aile de l’hôtel leur parviennent relancés ou amplifiés par la surface de l’eau ? Moi je sais quels sont ces cauchemars (tous nos morts, et cette peur qui vient après et gagne du terrain maintenant que nous sommes hors de danger, cette peur qui s’arroge le droit de parler après avoir été sans tribune ou interdite de micro, qui hurle à quel point elle est la peur, en personne, sans plus d’objets, sans plus de raison, la panique) mais elles, ces femmes, est-ce qu’elles peuvent ne serait-ce que deviner ? Elles sont réveillées ou bousculées dans leur sommeil par des cauchemars qui deviennent les leurs dès lors qu’elles sont réveillées comme ça, brutalement. Voilà, c’est l’hypothèse : elle vient se plaindre. Elle veut dormir, et ses copines aussi. Elles n’ont pas imaginé qu’elles auraient besoin de boules Quies, elles ont découpé des Tampax mais pour peu qu’elles aient un sommeil agité les moitiés de tampon sont vite vomies par l’oreille, elles en ont marre, c’est un scandale. Des porcs qu’on égorge, voilà ce qu’elles entendent, et ce n’est pas l’idée qu’elles se faisaient de vacances en Tunisie, loin de monsieur et loin des gosses. Déjà que le buffet laisse à désirer…
La nuit nos terreurs nocturnes filent à la surface de l’eau comme des hirondelles ; le jour leurs conversations dégueulasses montent jusqu’à moi. Certaines Libanaises parlent en français en s’imaginant peut-être qu’on ne les comprendra pas – manque de bol je suis né à Rosny-sous-Bois. Mais la plupart parlent arabe – parfois c’est dialectal et j’ai alors un peu de mal mais grosso modo c’est toujours pareil : ça pue la bourgeoise qui s’ennuie. Qui mène la grande vie et s’ennuie pourtant. Ou qui en parle. Quand tu as la belle vie il faut dire que tu t’ennuies, c’est la cerise sur le gâteau. Tu aveugles d’abord ton interlocuteur avec tous les signes les plus bling-bling, et ensuite tu feins de la trouver pénible cette vie que ton interlocuteur te jalouse. Non seulement ta vie est plus luxueuse, mais en plus tu es déjà ailleurs, au-delà.
Par morceaux je compose la visiteuse de mon voisin, à partir des éclats collectés dans ces conversations. De fait, il y a des points communs ; elle est vulgaire comme certaines d’entre elles, hyper bourgeoise comme d’autres – ou bien ce sont les mêmes et ça me heurte, je m’en rends compte, comme s’il s’agissait d’une trahison ; je croirais depuis longtemps que les bourgeoises sont distinguées ? Qu’elles méritent le luxe dans lequel elles vivent parce qu’elles ont cette distinction ? Alors quand tu découvres que ce n’est pas le cas, qu’elles peuvent être connes ou vulgaires comme n’importe qui, une rage sourde s’empare de toi, avec laquelle tu pourrais soulever le monde, tout venant avec ce fil de la pelote, et à la fin tu découvres que la vie n’a pas de sens…
À l’infirmière j’ai raconté comment je me suis retrouvé à l’opérer. Que je n’étais pas de garde. Je l’ai opéré parce que des hommes de son père sont venus me sortir du lit. Ils avaient mon adresse et savaient que j’avais la main la plus sûre de tout Benghazi. Je n’avais évidemment pas le choix, ils étaient tous armés et abrutis par cet étrange cocktail fait de Tramadol, d’épuisement et d’angoisse repoussée par le Tramadol (on n’efface pas la peur de mourir, on la cache, on la range, mais depuis le tiroir où elle se trouve elle continue de hurler). Je l’ai opéré. Il fallait l’amputer d’une partie de la jambe droite, et réparer sa jambe gauche car elle pouvait être sauvée. Je l’ai sauvée. Ensuite ils l’ont emmené en salle de réveil et on m’a amené un autre combattant, mais il était déjà mort, ils ne s’en étaient pas rendu compte. C’est en me lavant les mains et les avant-bras avec le savon antiseptique que j’ai entendu un sifflement et au moment où je me suis dit « oh, ça c’est- » l’obus a percuté l’hôpital au niveau de l’étage qui est au-dessus du bloc opératoire.
Ma jambe écrabouillée, perdue, ça je l’ai compris tout de suite – une douleur fulgurante et interminable. Mais dans la tempête des signaux que m’envoyait mon corps, je distinguais d’autres sensations, alors j’ai délaissé ma jambe pour explorer mentalement le reste, comme on donne la parole à quelqu’un qui ne l’a pas encore eue. J’ai été interrompu dans mes recherches, des types exploraient les décombres de l’hôpital, auxquels j’ai dû répondre – le plus fort que je pouvais – « oui, je suis vivant », et ils se sont employés à retirer les gravats qui m’écrasaient. Quand ils ont eu tout enlevé, j’ai reçu des nouvelles de mon corps : leurs yeux étaient horrifiés. J’ai voulu faire quelque chose avec ma main – j’imaginais sans doute faire pression sur la plaie que je pensais avoir, ma cuisse ouverte, en attendant un vrai garrot – mais je me suis aperçu qu’il n’y en avait pas, au bout de mon bras il n’y avait plus de main. Je me suis évanoui. Puis je les ai entendus crier mon nom, et d’autres « Docteur, docteur », de plus en plus fort, ils me giflaient aussi, j’ai fini par le sentir, mais j’étais loin, je remontais à la surface, passant à travers des strates de photos impossibles à regarder. Non pas « le film de ma vie » mais des colonnes de photos empilées que je n’avais pas le temps de regarder tant il y en avait, et je remontais.
Ce n’est qu’en fin de journée que j’ai su pour mon sexe. Je crois que j’ai pleuré. Je n’avais pas eu le temps ou le réflexe de pleurer pour la main perdue, et sans doute la cuisse, alors qu’en étant chirurgien, une main en moins c’est tout un métier qui n’est plus possible, mais pour mon sexe j’ai pleuré.
Si quelqu’un poussait mon lit jusqu’à la fenêtre, apercevrais-je la piscine, en contrebas ? Qui sont ces femmes, que font-elles dans cet hôtel ? Elles ne se baignent pas car elles ont toutes leurs règles en même temps ? Mais alors que je posais ces questions aux esprits ou à rien ni à personne – ma tête en courants d’air –, soudainement j’ai vu passer une ombre. Sur le balcon. Elle pourrait revenir dans la chambre de mon voisin, je reste à l’affût, crispé, elle repasse effectivement dans l’embrasure de la porte-fenêtre, je la vois, elle a l’air belle, mais aussitôt je ne la vois plus. Apparition trop furtive pour s’imprimer sur la rétine. J’ai cru apercevoir un soutien-gorge. J’ai voulu voir un soutien-gorge où il n’y avait qu’une découpe noire sur le mur blanc.
Je ne comprends pas leur conversation.
Souvent. J’entends presque tout pourtant, mais il me manque le non-verbal, ou ce qui me permettrait de tout relier entre eux les informations que je reçois en les écoutant.
Lui : Vous ne vous baignez pas ?
Je ne comprends pas sa réponse, seulement qu’elle ne se baigne pas, effectivement. Autre information : elle le tutoie, maintenant.
Pour ceux qui hurlent trop, l’infirmière m’a dit – et c’était comme un avertissement – ils établissent un diagnostic. Si c’est lié à la douleur, si c’est le corps qui hurle, ils prescrivent de la morphine. Mais elle a fait une sorte de clin d’œil ou de grimace en disant ça. Ça lui arrive car elle sait que je suis chirurgien et donc elle a toujours un signe complice pour moi, ou déférent, mais là c’était une grimace inhabituelle. Au point que j’en vienne à me demander si c’est vraiment de la morphine ou si elle est coupée, ou si c’est carrément de la flotte et ils parient alors sur l’effet placebo. Je ne peux pas l’affirmer, mais je serais surpris qu’ils aient assez de morphine pour tout le monde. Et j’ai beau être chirurgien, ou l’avoir été, je suis comme tout le monde : friable ; l’effet placebo marchera sur moi aussi, bien entendu.
On n’est pas en Europe, les gens sont plus cyniques, et comme la situation en Libye reste compliquée ils n’osent pas trancher : sommes-nous des héros ou des types qu’ils peuvent laisser souffrir ? Personne ne viendrait dénoncer le scandale…
Ou c’est bien de la morphine et le signe complice dit que je vais mourir – elle sert à te faire glisser dans la mort en souffrant moins, en ne sentant pas la mort gagner, venir, entrer.
Il dit souvent qu’il s’est battu pour une cause juste. Il ne détaille pas ses critères. Aux yeux de quel principe ou de quel dieu elle serait juste. Si ça se trouve, elle ne l’est qu’aux yeux d’un gouvernement, et là tu l’as vraiment dans l’os. J’ai trente-quatre ans, il en a dix de moins je crois. On dira que c’est trop tôt pour être sidéré par la mort, pour vouloir l’approcher, voir ce que c’est. Si tu vis complètement à poil, une sorte de mendiant, le seul événement grandiose et à portée de main c’est bien la mort. La tienne ou celle des autres. Si j’avais eu l’argent pour m’acheter un appareil photo, je serais devenu photographe de guerre, pour avoir une raison d’approcher la mort. Je ne me suis pas engagé parce que j’ai cru tel ou tel camp vertueux mais parce que je voulais voir quelqu’un mourir – que je l’aie tué moi-même ou quelqu’un d’autre. M’approcher du bord du monde.
Savent-elles, quand elles réservent ici, que nous sommes là, nous ? Si ce n’est pas le cas, cherchent-elles un autre hôtel une fois qu’elles savent, après nous avoir croisés dans le hall, ou le ballet des ambulances, certains jours… ? À moins qu’elles ne fassent toutes comme la marraine d’à côté, monter dans les étages, terriblement émoustillées à l’idée d’approcher la vie violente sans se mettre en… Comme on visite la section des fauves dans un zoo. Elles seraient nombreuses à passer leurs après-midis comme ça et je serais le seul à ne pas recevoir de visite ? C’est une attraction, elles déambulent dans le musée des suppliciés, c’est une fête foraine qui a remplacé la femme à barbe ou l’Africaine au cul énorme, par des soldats qui montrent leurs moignons contre un peu de parfum dans leur chambre, le passage d’une bourgeoise c’est autre chose qu’une infirmière locale ! Nous sommes phosphorescents, elles voudraient approcher la main. Nous sommes peut-être même toxiques… Si les Russes ont utilisé des bombes au phosphore en Syrie, pourquoi n’en auraient-ils pas larguées sur les zones où nous avons combattu ? Je ne mourrai pas d’avoir été amputé là et là, mais d’un cancer, brûlé par l’air que j’ai respiré dans ces zones, ou d’avoir touché tel mur, telle porte, ou d’avoir récupéré une veste restée trop longtemps dans une maison bombardée.
Elle : Tu me trouves vieille ? Je ne te plais pas ?
Elle voudrait baiser mais lui non ?
Lui : Ce n’est pas ça…
Elle voudrait baiser mais elle ne sait pas si c’est une envie ouverte ou si elle a envie de lui précisément ? Elle se demanderait si, vieillissant, en ne pouvant plus prétendre à la beauté des corps glorieux, lisse et sans histoire, quelque chose de sa libido ne se débloquerait pas, s’ouvrant à des choses vénéneuses. Mais elle se demanderait aussi si ces choses vénéneuses seraient l’expression d’un truc perso refoulé tant qu’il fallait être dans la compétition du cul, dans la compétition des bons coups, des corps glorieux, ou si c’est seulement un pis-aller, ou si c’est seulement se faire aux corps diminués, moins glorieux, si c’est seulement se faire à son âge, adapter ses exigences à ses possibilités. Elle voudrait que ce soit l’expression d’un truc perso, elle trouverait belle l’idée d’avoir soulevé une trappe à l’intérieur d’elle-même. Non pas « lâcher les chiens » mais « accueillir ses monstres ».
J’ai l’impression qu’il raconte l’enfer pour la repousser… Il obtient le résultat inverse : elle est fascinée, elle l’écoute, elle ne rétorque rien. Elle ne murmure pas : « Mais tu n’es pas mort, finalement, tu es vivant… » Peut-on apaiser quelqu’un que la mort a tiré par les cheveux – sa main poisseuse et froide ? Même si la mort s’est retrouvée avec une touffe de cheveux alors qu’elle convoitait tout un corps, depuis le crâne jusqu’aux pieds, même si la personne n’a pas sombré… Est-ce qu’elle peut revenir près des autres ? Si elle s’allonge contre lui – je crois avoir entendu les ressorts de son matelas –, si ses cuisses enlacent celle du jeune homme que je lui ai laissée, celle que je n’ai pas enlevée, sentira-t-il le désir qui passe dans ses veines ? Est-ce qu’il entendra les cris d’encouragements que poussaient les combattants valides, dans l’avion qui nous a menés ici en Tunisie, dont ils profitaient, eux, pour venir faire la fête ici, trouver des filles et de l’alcool ?
Je grogne, furieux, jaloux, mais si elle venait me voir, avec tout ce désir que je devine malgré la cloison, qu’est-ce que j’en ferais ? Je lui raconterais quoi ? Je n’entends plus rien depuis hier, en provenance de la chambre voisine. Elle pourrait venir me voir, moi ? Je lui dirais comment le plafond et une partie du mur de la salle d’opération me sont tombés dessus, et sur lui, et sur les trois infirmières, alors que je m’apprêtais à rentrer pour peut-être me remettre au lit ? Pour être le héros de cette histoire, finalement, pour qu’elle me tutoie, et m’embrasse, ou l’une de ses comparses, d’un baiser ambigu. Je n’entends plus que les bavardages de ses semblables, au bord de la piscine… Ça piaille, des encouragements de bord de terrain, elles sont comme elle, découpes noires, elles embrassent et volent quelque chose, elles attrapent au vol, elle va entrer, se pencher sur moi, je n’entends plus rien dans la chambre voisine…...
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