« qu’ils aillent se faire foutre ! »
On la considère comme l’une des photos les plus importantes de l’histoire : ce Mexicain qui fait face au peloton d’exécution a souvent été décrit comme l’incarnation de la résistance à l’oppression, un symbole de la foi révolutionnaire. Sa véritable histoire est moins glamour.
Ciudad de Mexico, Mexique, 12 janvier 1917. Ce qui attire d’abord l’œil, c’est ce drôle de sourire serré sur un cigare, ce regard désinvolte, ces mains dans les poches sous la boucle en métal de la ceinture, ce déhanchement altier au godillot négligemment posé sur une caillasse, ce débraillé cool de la chemise et ce Fedora crânement incliné sur le front. Ensuite, seulement ensuite, en lisant la légende de la photo, on apprend qu’il s’agit d’un révolutionnaire mexicain qui va être fusillé par des soldats. Mais on ne voit pas le peloton d’exécution, resté hors-champ. Et on s’en fout. Ce qui importe, c’est la légende du cliché. Ce jour de janvier, un jeune homme se tient droit face à la barbarie. Dans les secondes qui suivent, il ôtera son chapeau, bombera le torse devant les armes. Le peloton tirera. La fumée des fusils brouillera la vue. Le jeune homme s’écroulera...
Il avait 27 ans. De lui on ne sait presque rien, on raconte qu’il était faux-monnayeur, lieutenant du légendaire Emiliano Zapata et qu’il n’existe aucune autre photo de lui. L’Histoire a tout juste retenu son nom. Fortino Samano.
« Le Mexique tout entier est une immense blessure, un mur tatoué de mitraille, un nopal lardé de coups de couteau, un autel ruisselant de larmes dorées. Mais devant le mur, un homme, un cigare à la bouche, le sombrero planté sur la tête, en chemise sans col, les mains glissées sous le ceinturon, fixe le peloton, le visage fendu d’un sourire jusqu’aux oreilles. Qu’ils aillent se faire foutre. » Cette exclamation de mépris qui ponctue le paragraphe, Carlos Fuentes la prête, dans son texte des Carnets Mexicains, 1934-1964 d’Henri Cartier-Bresson, à cet homme qui se tient courageusement face au peloton. Selon Fuentes, c’est ce qu’il est en train de dire aux fusils. ¡Chinguen a su madre! Qu’ils aillent se faire foutre... La meilleure traduction pour ce qui est l’expression mexicaine la plus répandue serait, en vérité, quelque chose de plus corsé, plus proche du « nique ta mère » de nos banlieues.
Cartier-Bresson, toujours selon Fuentes, aurait tenu l’image pour une de celles qui l’ont poussé vers la photographie. Sebastiaõ Salgado, dans un article publié par le New York Times Magazine, affirme qu’il s’agit d’une des cinq photos les plus importantes de l’histoire de la photographie. Dans un article consacré à l’exposition de Cartier-Bresson en 1996, Philippe Lançon, journaliste à Libération, qui sera terriblement blessé lors de l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015, écrit : « Un instant d'éternité mexicaine : l'exécution en 1917 de Fortino Samano, compagnon de Zapata. Le condamné contemple, détendu et insolent, dos au mur, son peloton de mitrailleurs. Pas besoin de légende pour saisir le sens de l'Histoire (échec, comme toujours, de la révolution), et toute la dynamique libertaire que porte dans ses soutes une telle photo. » Ailleurs, en légende d’une carte postale, on lit : « Cette photographie de Casasola prise en 1917 représente Fortino Samano, révolutionnaire accusé de fabriquer la fausse monnaie finançant la Révolution, il est condamné à mort. Le quotidien Le Monde la mentionnera dans le hors-série « 50 images qui ont marqué l’Histoire » : « La photographie de Fortino Samano, chef rebelle, se tenant seul, souriant avec le cigare aux lèvres, devant le peloton d’exécution de l’armée mexicaine, en 1917, est également accusatrice. Elle procède toutefois d’une autre logique. Son auteur, le photographe Agustín Victor Casasola (1874-1938), ne se concentre pas sur le face-à-face entre victimes anonymes et bourreaux sourds et impersonnels, mais sur une figure de la révolution mexicaine (1910-1920) quelques instants avant qu’elle soit fusillée. » Plus près de nous, un blog pointera « la liberté nue face à l'irrémédiable ».
Devant son mur, Fortino fascine. Il est le justicier, le martyr, un héros, une figure de saint laïque face à la barbarie impie.
Le portrait du rebelle entre dans la « légende » photographique. Par la magie des médias du XXe siècle naissant, l’image devient icône culturelle, emblème révolutionnaire, étendard de la lutte contre l’injustice réactionnaire, expression même de la « Résistance ». L’œuvre, attribuée au grand photographe mexicain Agustín Casasola, l’homme qui a saisi Zapata criblé de balles et de sang dans les bras de ses partisans, rejoint le panthéon des images qui marquent la mémoire collective. Celle du résistant tenant tête à un peloton d’exécution SS, connue sous le titre « Le fusillé souriant », la « Street Corner Execution », avec sa mise à mort de Nguyen Van Lem, prisonnier communiste, par Nguyen Ngoc Loan, chef de la police sud-vietnamienne ou « La mort d’un milicien » de Capa, au soldat républicain foudroyé dans son assaut par une balle nationaliste. On la classe au même rang que « La petite fille au Napalm », elle voisine avec le « Guerrillero Heroico », ce Che Guevara au regard sombre capté par Korda en 1961, on évoque même le tutélaire « 3 de Mayo », le célèbre tableau de Goya. Le cliché du révolutionnaire mexicain est de ceux qui illustrent parfaitement la notion « d’instant décisif », concept élaboré par Cartier-Bresson pour parler de la force instantanée des photos par rapport aux images, peintures ou dessins nés de la main de l'homme. Cette photographie dont il disait qu’elle « est un couperet qui dans l’éternité saisit l’instant qui l’a éblouie ».
C’est vrai, devant son mur, Fortino fascine. Il est le justicier, le martyr, un héros, une figure de saint laïque face à la barbarie impie. La preuve – encore vivante au moment du déclenchement – que l’on peut résister aux fusils et à la tyrannie d’un simple regard, par la force d’une simple posture.
L’image du jeune homme vilement sacrifié s’échappe, parcourt le monde, devient mythique. Elle inspire des ballades lyriques ou d’ésotériques poèmes pseudo-philosophiques. Dans les années 1940, on trouve ainsi, parmi d’autres figures de la Revolución, une vignette de Fortino offerte par une célèbre marque de… cigares. Le flegmatique supplicié orne des affiches politiques à Athènes, Buenos Aires ou Rio de Janeiro puis, un peu à la manière d’Ernesto, figure sur des T-shirts, des casquettes, des foulards et même sur du papier-peint. Le fusillé devient le pseudonyme vindicatif d’un poète chypriote, forcément maudit. Dans « O Fortino Samano », jolie complainte de Dionysis Savvopoulos et Thanasis Papakonstantinou, véritable hymne de la révolte en Grèce, les auteurs imaginent les ultimes pensées de Fortino : « Le dernier cigare et il pense / Je vais rire pour me cacher des enfants qui s’amusent / Du temps sera perdu jusqu'à ce que l'un d'eux crie "Libertad !" »
Adolescent, j’ai mordu à l’hameçon, j’ai moi aussi embrassé le mythe révolutionnaire. La vision de ce jeune homme impavide, à peine plus âgé que moi, s’inscrivit dans un coin de ma mémoire avec une persistance plus que rétinienne, une prégnance qui ne se démentait pas avec le temps. Ce mélange de romantisme révolutionnaire et de nihilisme crypto-punk me fascinait. De temps en temps, je rencontrais des gens qui connaissaient l’image, d’autres que moi qui l’appelaient aussi « Le fusillé ». Nous formions, en ces époques reculées de rareté iconographique pré-instagramesques, une sorte de confrérie d’initiés nourrie au cliché révolutionnaire. Je n’ai découvert que bien plus tard comment il s’appelait. L’image d’abord, les mots ensuite.
Fortino Samano. Un patronyme qui claque, un nom de révolutionnaire, un blase exotique de héros prolétaire au cœur pur. Mais quand on creuse le mythe, forcément on déterre des drôles de choses... Le nom au complet du supplicié célèbre est Carlos Fortino Samano. Carlos, bizarrement, ça en jette moins – un peu comme Pancho Villa dont le vrai prénom était Doroteo. Carlos, donc, était en réalité capitaine dans l’armée de Venustiano Carranza, le chef autoproclamé de la lutte contre la dictature, celui-là même qui, trahissant au passage les idéaux de la Revolución pour les réduire à un vague réformisme, vaincra Pancho Villa et éliminera Zapata. Un militaire ! Le capitaine Samano combattait les Villistes et les Zapatistes. Quant à être un fidèle lieutenant du Caudillo del Sur, Carlos ne croisa certainement jamais Emiliano Zapata (qui lui-même ne rencontra Pancho Villa qu’une seule fois).
Fortino Samano. Un nom de révolutionnaire, un blase exotique de héros prolétaire au cœur pur. Mais quand on creuse le mythe, forcément on déterre des drôles de choses...
Carlos n’était donc pas plus faux-monnayeur que délinquant idéaliste. La veille de son exécution, il avait comparu pour vol et violences. L’armée constitutionnaliste était réputée pour ses exactions, ses vols, ses viols, ses brutalités, pratique relativement courante mais qui faisait tache aux yeux des bourgeois qui soutenaient Carranza. Le Capitàn Samano était un de ces officiers qu’on s’empressa d’exécuter quand le leader décida de moraliser un peu ses bataillons, histoire de calmer une opinion publique qui commençait à grincer des dents. Quelques semaines plus tôt, on lui aurait juste fait les gros yeux, mais là... Le quotidien El Democrata titre, le jour de l’exécution : « Une fois encore la Révolution s’abat implacable sur un membre de l’Armée ! »
Un capitaine de l’armée, accusé de vol et de brutalités, forcément ça le fait un peu moins pour incarner la révolution outragée. Le mythe du guérillero, de l’insurgé flamboyant, du révolutionnaire impavide en prend un coup. Et moi, avec les autres crédules, je tombe de haut. Bien évidemment, le capitaine Samano nie avec force, crie à la calomnie. Un journaliste parvient à le rencontrer et relate ses dernières heures, ses adieux déchirants à sa famille. Le capitaine déclare qu’il « meurt tranquille parce qu’il n’est pas un criminel et qu’il regrette seulement la tache faite sur le nom de son père ». Il répète ce qu’il a dit au tribunal et aux autres : « Je suis seulement désolé de rendre la vie à cause d’une calomnie d’un des ennemis de notre cause qui m’accuse d’un crime que je n’ai pas commis. Cela me pèse doublement, car mon père était un honnête homme, et le crime pour lequel je suis puni entachera son nom. Je laisse ma mère, ma femme et ma fille qui auront un jour la preuve de mon innocence. » On l’emmène vers le lieu d’exécution. Le reste se passe en image.
Car, malgré ce que prétend la fable, il y a au moins deux autres photos de ces « instants décisifs ». Sur la première, parue dans la presse, Samano ouvre la marche d’un pas décidé devant le peloton qui l’escorte vers le mur d’exécution. Il a l’air plus grand que les autres, peut-être magnifié par la grande coiffe de son Borsalino – on se demande même si les producteurs d’Indiana Jones ne sont pas allés sur sa tête lui voler son chapeau d’aventurier. Il a les mains libres, il ne cherche visiblement pas à s’enfuir. Décontracté, quoi. Un officier le regarde, une ligne de soldats maintient les peones à distance, un chien noir du Mexique, qui ne rêve pas, marche auprès de lui. On distingue le fameux cigare vissé au coin des lèvres. D’après l’article, il lance aux soldats : « Il ne me reste que quelques instants, les gars, vous devez m’amener au mur en un seul morceau, qu’on ne dise pas que les soldats constitutionnalistes ne savent pas mourir comme des hommes ! »
L’instantané suivant est postérieur à la photo mythique. Mais cette fois le peloton d’exécution est dans le cadre. Le Capitán Carlos Fortino Samano bombe courageusement le torse, chapeau à la main et menton dressé face aux fusils pointés. L’officier de tout à l’heure a le sabre levé vers le ciel, dans ce moment suspendu qui précède la décharge mortelle.
Il semble qu’il existe une photo où le fusillé s’écroule dans l’âcre fumée des cartouches de l’époque, mais la seule disponible est médiocre, granuleuse et probablement trafiquée. Apocryphe, c’est presque sûr. On a aussi essayé de fourguer des images d’un Fortino, à la silhouette fantomatique, s’écroulant lentement. Manque de pot, il est au milieu d'autres suppliciés et, une chose est sûre, il est mort seul ce jour-là. Mais bon, tous les chefs-d’œuvre génèrent des faux.
Quand on contemple la photo, c’est un véritable livre d’images qui remonte à l’esprit. La révolution mexicaine, moment particulier de l’histoire de la photographie, a créé une imagerie marquante. L’intense couverture photographique de cette guerre civile, en première ligne des combats, a, davantage que les plaques de verre de la guerre de Sécession, donné véritablement naissance au photoreportage moderne. Et elle a aussi enfanté une mythologie faite de cavaliers coiffés de grands chapeaux pointus, aux poitrines barrées de cartouchières étincelantes, aux moustaches triomphantes, d’adelitas, ces redoutables femmes-soldats perchées sur les marchepieds de wagons hérissées de mitrailleuses, de fortins de Federales en uniformes de poussière, aux rangs composés exclusivement de colonels, de Mexicains morts ou endormis allongés sur le sol, le tout bercé de corridos glorieux chantant les exploits des uns et des autres dans d’inépuisables cascades d’une tequila fraternelle. Une imagerie naïve qui n’exclue pas les mises en scène sanglantes, les corps suppliciés, la violence graphique ou la réécriture de l’histoire. Il était une fois une révolution romantique, belle et flamboyante comme toutes celles qu’on voit de loin, à travers le prisme fallacieux du cinéma et des photographies sépia. Après tout, Villa se prêta lui-même à la mythification de son personnage, allant jusqu’à jouer son propre rôle dans un film américain produit par D.W. Griffith et dans lequel Raoul Walsh incarnait Pancho jeune. La réalité, au-delà du poteau d’exécution et du cigare mâchouillé, n’en reste pas moins tout autre pour une population analphabète et soumise aux images pieuses manipulatrices. Comme il a été dit plus haut, les peones perdent toujours les révolutions. Révolutions, d’ailleurs, dont les exécutions sont rarement aussi photogéniques que celle de Fortino, même si Sergio Leone et Ennio Morricone en feront un opéra dans Giù la testa (Il était une fois la révolution), avec ce travelling survolant les exécutions de masse.
Je ne sais plus qui a dit qu’une photo était plus forte que mille mots mais que mille mots pouvaient rendre cette photo encore plus puissante. Les mots ont une place centrale dans cette histoire. Quand on consulte la photothèque nationale du Mexique – INAH, on trouve, à la page de Fortino Samano, une photo d’assez moyenne qualité – sa chemise y est étrangement maculée d’un artefact numérique – et une notule très vague, décrivant approximativement les derniers instants du capitaine. Mais le plus intéressant ce sont les mots-clefs, les entrées thématiques qui mènent à ladite page. Tópico : Delincuentes – Hombres – Moda masculina – Accesorios de vestir – Sombreros – Zapatos – Fusilamientos – Fumadores – Cigarillos – Arquitectura civil – Piedras – Fotoperiodismo. Délinquants. Hommes. Mode Masculine. Accessoires de mode. Sombrero. Chaussures. Fumeurs. Cigares. Architecture civile (le poteau d’exécution ?) ! Pierres (le mur de brique ?) et photojournalisme (enfin !). On dirait la page d’accueil d’un site de vente de fringues sur Internet. Bref, Fortino, c’est la classe !
On ne sait pas bien qui c’est, mais en tout cas, c’est la classe, l’image du mâle telle que les -Latino-Américains la rêvent, ainsi que me l’exposait, récemment, un ami photographe mexicain. Paraître plus qu’être, surtout au moment décisif d’affronter la Muerte. Impassible devant la mort. Voire légèrement méprisant. Encore une fois, Carlos Fuentes, dans le texte déjà cité : « Nous les Mexicains, nous n’allons pas vers la mort, nous y retournons ; la mort n’est pas une fin mais un commencement, elle est à l’origine de toute chose : nous venons de la mort. Nous l’étreignons sur l’image d’un mur d’exécution... » Fatalité et détachement, familiarité avec la faucheuse. Une chose est sûre : Fortino est bien mexicain car, au fond, il ne les prend pas au sérieux ces soldats dépenaillés qui brandissent des pétoires d’un autre temps. De toute manière, la fin est inéluctable, que ce soit devant des flingues ou face à un virus quelconque. Que Fortino soit accusé de violence et de vol sur une vieille dame, qu’il ne soit pas un héros révolutionnaire au cœur pur ne change rien à l’affaire. On n’en est pas à ça près, dans ce Mexique où l’on mythifie les mauvais garçons, où on leur chante des corridos enflammés qui glorifient leurs méfaits, où on leur peint des images pieuses sur des autels de fortune. Avant de rejoindre la Révolution, Pancho Villa a longtemps été un hors-la-loi, un banal bandolero, un petit voleur de vaches, et Jesus Malverde, brigand de grand chemin à l’hypothétique existence, est là-bas un saint qui fait de l’ombre à l’église catholique et sa cohorte de bienheureux. Finalement, être un mauvais garçon ajoute quelque chose à l’aura du condamné, quelque chose du « Pedro Navaja » de Rubén Blades, l’ombre inquiétante du truand des rues de Spanish Harlem avec son « sombrero de alas anchas » et sa dent en or qui brille dans l’obscurité.
Quelle est la vérité de cette image ? Quel en est l’instant décisif ? Qui sait ce qui s’est réellement passé ? Qui connaît le vrai Samano ? Cette photo n’est tissée que de légendes...
Quelle est la vérité de cette image ? Quel en est l’instant décisif ? Qui sait ce qui s’est réellement passé ? Qui connaît le vrai Samano ? Cette photo n’est tissée que de légendes, qu’elle soit celle de Cartier-Bresson, de Fuentes, du poète chypriote ou des marchands de colifichets. C’est la légende de la légende qui fait sa légende, si on me permet l’anaphore. Sans le contexte, véritable élément clé de l’image, cette photo n’est rien. Ce sont les mots – ceux qui racontent – qui font sa puissance, comme le feraient, au cinéma, les sons off et la musique extra-diégétique, les ordres des officiers, le cliquetis des culasses que l’on arme, le murmure d’effroi de la foule puis le silence avant l’ordre d’ouvrir le feu. L’instant décisif est ici dans la description de l’instant plus que dans le déclenchement de l’obturateur. Dans le cas de l’exécution de Saigon, on comprend sans avoir besoin du soutien des mots ce qui se passe, idem pour la petite fille au napalm ou pour le fusillé souriant, même si on ne peut deviner qu’il s’agissait en fait d’un simulacre d’exécution. Le milicien de Capa a prêté à polémique mais ce qui est montré n’a pas besoin du récit pour être compris. Quant au Che, c’est le regard pointé sur l’horizon qui fascine, sans qu’on ait besoin de le contextualiser. Mais ici, devant ce mur, le sujet ne tient que par sa description verbale, bref, par sa narration. Récit de l’image sans lequel Fortino Samano ne serait jamais qu’un macho moustachu, un poil frimeur, qui attend sa muchacha en se fumant un cigare.
Je suis scénariste et, je n’y peux rien, je vois des films partout. Je préfère finalement garder mon Fortino, celui que j’ai imaginé à 18 ans au détour d’une page de journal, ce Fortino au déhanchement désinvolte et aux dents serrées sur son demi-sourire, plus intrigué qu’agacé par les tribulations de ce peloton à qui il sait qu’il échappera. Un bel empilement de clichés, pour moi aussi. Mes clichés du cliché, tout droit sortis de la culture populaire. Le condamné a quelque chose de Corto Maltese et je m’étonne que le maître vénitien n’ait pas fait croiser mon révolutionnaire goguenard et son marin maltais. Un pistolero de western italien avec quelque chose du rictus cigarillo de Blondin, mélange de Zorro, de Billy the Kid sans son six-coups. Mon Fortino reste de fiction, outlaw, desperado, bad guy, faux-monnayeur aussi fiable qu’un billet de huit pesos et demi. Le puro offert par une tabaquera qui l’a roulé sur ses cuisses – une autre légende – grésille doucement. Au « moment décisif », une rafale de la mitrailleuse Morris tirée par la Adelita de Roda-Gil va coucher les Federales, le cheval du cynique Calvera des Sept Mercenaires va tracter un lasso accroché aux pierres et faire s’écrouler le mur criblé de balles. Fortino attrapera le pistolet lancé par les renégats de La Horde sauvage et ils s’éloigneront, « chom-chom, chom-chom », vers la Sierra Madre où l’attendent un cercueil rempli de l’or des confédérés, des rêves libertaires et une éternelle jeunesse, hors d’atteinte des photographes, des symboles et des mythologies. Ou alors il va mourir, connement criblé de balles contre-révolutionnaires...
Mon Mexique reste de pacotille. Quand je vois une image, j’avoue la perversion, je rêve d’un film. Ou au minimum d’un récit. Je préfère, définitivement, ma version pop du célèbre condamné. Et quant à ceux qui n’aimeront pas « mon » Fortino Samano, pas militaire pour deux centavos, ceux qui trouveront idiote, rudimentaire, puérile et sans objet ma version de la légende, ceux qui penseront qu’il y avait mieux à développer sur cette image ou encore ceux qui ne supporteront pas qu’on attente, littéralement, à l’icône d’un saint, je ne rétorquerai qu’une chose : ¡Chinguen a su madre! ...
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