Hô Chi Minh ©Gaston Mendieta
Hô Chi Minh (détail) ©Gaston Mendieta

La piste Hô Chi Minh

Marc Salbert

J’avais répondu à l’invitation de mon cousin Fanch, un universitaire à la barbe rousse dont la villa domine le port de Morgat. Pour nous remettre du voyage depuis l’aéroport de Brest-Guipavas, il ouvrit quelques huîtres et déboucha une bouteille de Muscadet. Le -Breton a en général une passion pour la boisson, il s’y adonne avec régularité pour ne pas interrompre la spirale vertueuse des bienfaits du vin. 
Après avoir terminé le flacon, nous descendîmes à pied sur le port par le chemin qui longe les villas centenaires. La météo avait vu juste, le soleil éclairait maintenant les façades de pierre, redonnant du pimpant au granit et de l’éclat aux floraisons tardives de bruyère. Une volée de marches plus bas, nous étions devant le premier ponton. Un pavillon noir à tête de mort flottait sur le Boston Whaler de Fanch, amarré au bout du quai. Une fois à bord, il cala la glacière contre le bastingage et lança le moteur. L’hélice bouillonna dans l’eau noirâtre, provoquant un tourbillon qui aspira quelques algues. 
« Prêt moussaillon ? » demanda Fanch. « En route pour la haute mer ! »
Nous sortîmes du port à petite vitesse puis il lâcha les chevaux et fonça vers Douarnenez avant d’opérer un large virage vers le Cap de la Chèvre. Nous laissions derrière nous une trace écumante qui s’élargissait avant de se perdre en clapot. Au détour d’un promontoire, il coupa les gaz et immobilisa le bateau à côté d’une bouée jaune. 
« Ouvre la glacière, me dit Fanch, c’est l’heure du casse-croûte ! »
Je découvris un pain de poisson, du beurre demi-sel, des bouquets, quelques bulots, une truite fumée, une baguette et une bouteille d’eau pétillante. Je me félicitais de sa prévoyance mais je m’étonnais qu’il eût oublié l’essentiel. Il est imprudent de manger des fruits de mer sans le soutien digestif d’un vin blanc de qualité, voilà qui ne lui ressemblait pas.
« Donne-moi un coup de main », dit Fanch qui récupéra la bouée à l’aide d’un crochet. Je tirai avec lui sur le filin pour remonter le casier. Il apparut, ruisselant et bascula dans le bateau avec un tintement inattendu. Je vis alors qu’il était rempli de bouteilles, un Montlouis, un Pic Saint-Loup et un Château Simone dont l’étiquette se décollait.
« Tu vas m’en dire des nouvelles, la conservation à l’eau de mer leur donne un peps inédit ! »
Il débouchait une première bouteille au moment où une corne de brume signala l’approche d’un autre navire.
« C’est Jean-Pierre, le toubib ! Regarde-moi ce rafiot ! Il pollue jusqu’à Concarneau ! »
Une fumée noire s’échappait du moteur de la barcasse qui vint se coller à nous. Une brusque pestilence gâcha ma première gorgée. 
« Alors Docteur, plus personne à envoyer ad patres aujourd’hui ? »
« J’ai assez étêté la pyramide des âges, cet après-midi je privilégie la prévention. J’échangerais volontiers un verre de blanc contre cet excellent boucheur d’artères », dit-il en brandissant une tranche de pâté de campagne. 
Une corde amarra les deux bateaux et Fanch installa par-dessus la filière une table pliante dont les pieds reposaient sur chaque navire. Le pique-nique pouvait commencer. 
– Je te présente mon cousin qui nous arrive de la capitale.
– Ravi de vous rencontrer. Vous venez chercher le frais sous nos latitudes ?
– Et faire honneur aux produits locaux ! 
Je goûtai le pâté qui avait un petit goût de noisette. Le vent était tombé et le soleil dardait maintenant ses rayons m’obligeant à mettre la main en visière pour parler à mes compagnons de croisière. Je plongeai la paume dans l’eau fraîche pour m’asperger le visage et il me vint une envie de me baigner. Le bateau de Fanch disposait d’une échelle de coupée qui faciliterait ma remontée et j’avais passé un maillot avant de sortir, rien ne s’opposait à ce que je fasse quelques brasses dans l’eau turquoise.

Nous allâmes nous asseoir sur un banc de bois, en face de la baie.
La mer se contemple en silence.

« Je vous accompagne ! » dit le médecin qui enleva sa chemise et plaça un Opinel entre ses dents avant de se jeter par-dessus bord dans une gerbe d’éclaboussures. Je plongeai à mon tour et le suivis jusqu’à un rocher couvert de berniques. Jean-Pierre tira un filet de son short et me fit signe d’attendre. Il disparut alors sous l’eau avec une prestesse inattendue pour un homme de sa corpulence. Au bout de quelques secondes, il réapparut en tenant un oursin.
« J’ai trouvé un gisement, j’y retourne ! »

Hô Chi Minh ©Gastòn Mendieta
Je nageai autour du rocher en attendant qu’il remplisse son filet. Après une dizaine d’allers et retours, il me signala d’un mouvement de tête qu’il rentrait, la mâchoire toujours crispée sur la lame du couteau. Je le suivis et nous remontâmes à bord. Fanch avait débouché le Château Simone, seul à même, selon lui, d’accompagner un mets aussi délicat. Une fois découpé aux ciseaux, le corail de l’oursin apparut.
« Vous voyez ces petits filaments orange, ce sont les glandes génitales, nous dit Jean-Pierre. Elles sécrètent en grande quantité de l’anandamide, une substance proche du THC, le principe actif du cannabis. Ça remplace le chichon et vous n’avez aucun risque d’être contrôlé positif ! »
Je n’ai rien contre les expérimentations, surtout lorsqu’elles s’effectuent sous le contrôle de la faculté de médecine. Je vidai cinq oursins coup sur coup puis je m’allongeai sur un matelas à la proue du bateau dans l’attente d’effets hallucinatoires. Dans cette position propice à la rêverie, j’observai les mouettes qui nichaient à flanc de falaise en essayant de me souvenir de mes cours de géologie sur la consolidation des roches sédimentaires, mais tout cela était bien loin et cet effort intellectuel m’entraîna vers la zone intermédiaire où la conscience glisse vers le sommeil. J’attendis en vain le cortège d’apparitions fantasmatiques promises par le docteur, peut-être mes excès passés m’avaient-ils endurci au point de me rendre insensible à ce poison trop délicat ; je ne ressentais qu’un début d’ivresse, sensation expérimentée si souvent que j’en venais à croire qu’il s’agissait de mon état naturel. Un choc entre deux verres me tira de ma léthargie. Jean-Pierre et Fanch finissaient la bouteille de Montlouis quand un nuage noir vint cacher le soleil, il était temps de rentrer. « Venez dîner chez ma belle-sœur, nous dit Jean-Pierre en se désamarrant, elle prépare un ragoût de homard. » 
« Avec plaisir », répondit Fanch en jetant le bout vers la barque du docteur. Notre bateau était plus rapide, nous laissâmes Jean-Pierre dans notre sillage avec la promesse de nous retrouver dans la soirée.
Les oriflammes de la station claquaient au vent et la mer moutonnait jusqu’au sable, décourageant les baigneurs qui s’étaient repliés sur leurs serviettes. En cette fin d’après-midi, la température avait chuté et je frissonnais, regrettant de ne pas avoir emporté de pull.
« C’est un effet de ma mémoire ou fait-il plus froid maintenant que lorsque nous étions enfants ? » demandai-je à Fanch.
« Ce sont les paradoxes du réchauffement climatique ! Il est en train de tuer le Gulf Stream et sans ce robinet d’eau chaude nous allons nous retrouver avec des températures dignes du Canada. Viens prendre une glace, il faut combattre le mal par le mal ! »
Je pris un sorbet à la mangue et Fanch une glace vodka-citron et nous allâmes nous asseoir sur un banc de bois, en face de la baie. La mer se contemple en silence. Je profitais du bruit des vagues, couvert parfois par les succions de Fanch, soucieux de ne pas perdre une goutte de sa glace. Il commençait à entamer le cornet lorsqu’il se tourna vers moi.
« Il faut que je te prévienne pour ce soir. Katell et Gwendall sont des gens charmants mais méfie-toi de leurs enfants. Ils se sont lancés dans une croisade contre l’alcool et comme de vrais petits talibans, ils interdisent à leurs parents de boire. Voilà où mène l’hygiénisme délirant enseigné dans les écoles publiques ! Quand je pense que jusqu’en 1956, on pouvait apporter sa gourde de vin rouge au collège, quelle régression ! On a troqué un fortifiant contre du lait, ce purgatif qui devrait être réservé aux bovidés ! Merci Mendès France ! »
Les grands hommes ont tous leur part d’ombre, peut-être avait-il ses raisons, l’Histoire jugera. Un coup de vent tournoyant rabattit du sable sur nous, je claquai la semelle de mes espadrilles pour les débarrasser des grains et me levai pour m’épousseter. 
« C’est la rafale de 19 heures », me dit Fanch qui continuait à manger sa glace pourtant constellée de sable. Il enfourna d’un coup la fin du cornet et se leva à son tour.
« J’aurais bien pris un petit Ricard avant d’y aller, dit-il en se dépliant. Qui sait ce qu’on va nous servir avec ce ragoût ? »
De l’eau, toutes sortes d’eaux, gazeuses, ferrugineuses, montagneuses, de source, minérales, elles encombraient la table, donnant l’illusion d’une profusion de breuvages. À l’écart près de la desserte, deux garçons de 10 et 12 ans observaient les adultes en silence. Parfois ils se levaient pour patrouiller, le nez au vent, en quête d’odeurs suspectes puis retournaient s’asseoir pour picorer des frites trempées dans de la mayonnaise. Nos hôtes, ignorant leur manège, nous montrèrent la vue par le bow-window. La plage s’étendait en contrebas jusqu’à un éperon rocheux où des pins couchés par les vents d’ouest semblaient s’incliner devant le paysage. Jean-Pierre me tira par la manche. « Venez voir le jardin, c’est une splendeur ! »
Il m’entraîna dehors où je ne vis qu’une pelouse taillée de près et un massif d’hortensias qui ne justifiaient guère un tel enthousiasme. Il se dirigea alors vers un abri de jardin dont il ouvrit la porte. Un plafonnier éclaira des outils et une caisse fermée par un cadenas. La clé était posée sur le chambranle, il ouvrit la serrure et me montra trois bouteilles de blanc rangées à côté de verres à pied. 
– C’est la réserve secrète en attendant que mes neveux aillent se coucher. Quelle plaie ces gosses !
– Ils ne donnent pas l’impression d’avoir envie de se retirer. 
– Après le traitement que je leur réserve, ils ne feront pas de vieux os, croyez-moi ! dit-il en débouchant une bouteille. Le Savennières était un peu râpeux mais nous étions prêts à toutes les indulgences après une si longue attente. 
– Vous avez des enfants ? me demanda Jean-Pierre.
– Dieu m’en préserve ! répondis-je en touchant du bout des doigts le couvercle en bois de la caisse.
– Moi non plus, je n’ai jamais compris cet acharnement à vouloir se prolonger à travers une version en général dégradée de soi-même. Sans compter qu’il faut être fou pour aliéner sa liberté à perpétuité.
Il est peu courant de trouver un allié en ce domaine, l’impératif de la reproduction ne souffrant le plus souvent aucune discussion, nous trinquâmes comme deux corsaires qui se seraient découvert un cousinage dans une taverne au bout du monde. 
« Jean-Pierre à table ! » La maîtresse de maison battait le rappel de ses convives. Je terminai mon verre d’un trait et il referma la caisse allégée d’une bouteille. 
– Ronan, viens prendre ton Toplexil !
– Mais je ne tousse pas, maman ! 
– C’est préventif, ne discute pas, dit son père. Toi aussi Gurvan.
Les deux garçons se présentèrent de mauvaise grâce devant leur mère pour avaler tour à tour deux cuillerées de sirop. 
« Vous avez quartier libre, vous pouvez même regarder la télé si vous voulez. » Ils filèrent vers le salon, oubliant soudain leur mission de surveillance. La télévision avait donc des vertus qui m’avaient échappé jusqu’à présent, l’appel du savoir est plus fort que la tyrannie prophylactique, voilà qui laissait quelque espoir pour les générations futures. Ils avaient à peine disparu que Jean-Pierre se pencha vers moi.
« Dans quinze minutes ils dormiront. Ce médicament est le meilleur allié des parents, il a un effet somnifère radical ! »
Je compris pourquoi mes parents m’en donnèrent pendant toute mon enfance. La permanence des méthodes éducatives a quelque chose de rassurant, comme un faisceau d’évidences qui nous porte à travers les générations. 
Le fumet qui embaumait la cuisine nous aiguisait l’appétit. Notre hôte nous servit de généreuses portions et pendant quelques secondes, le silence ne fut troublé que par le cliquetis des cuillères contre l’émail des assiettes creuses. Le ragoût était délicieux. La soupière se vida, le temps d’évoquer les mérites comparés des plages de la région. Après avoir saucé son assiette avec un morceau de pain, Jean-Pierre se leva pour aller jeter un œil dans le salon puis revint en fermant la porte avec précaution.
« Ils dorment comme des loirs ! » dit-il d’un air triomphant. Katell et Gwendall se précipitèrent à la cave pour remonter quelques bouteilles que nous vidâmes avec entrain, après cette si longue période d’abstinence. La remontée rapide du taux d’alcool nous fouetta le sang, oubliés les bâillements réprimés du début de soirée, la fatigue resta au fond des verres. Fanch avala d’un coup la dernière part de kouign-amann puis essuya ses doigts beurrés sur la couture de son pantalon. 
« J’ai des fourmis dans les jambes ! La gavotte m’appelle ! Et si nous allions au fest-noz de Camaret ? » 
L’idée reçut un accueil enthousiaste, chacun s’affaira pour ranger la table et nous étions déjà sur le pas de la porte lorsque Katell se souvint qu’elle avait deux enfants qui dormaient dans un canapé. 
« Ils ne tomberont pas beaucoup plus bas », dit Jean-Pierre, partisan de les laisser à l’abandon. Son frère se récria : « Pas question, je reste ! » Sa femme se sacrifia à son tour, ne voulant laisser à son mari le monopole de l’abnégation. Nous nous quittâmes sur le pas de la porte, saisis par la fraîcheur nocturne.
« Je vous emmène ! » dit Jean-Pierre dont la Coccinelle était garée devant le portail vert. Je me glissai à l’arrière, laissant à Fanch la place du copilote et la voiture dévala la pente jusqu’au boulevard de la plage. Le docteur fronçait les sourcils, concentré sur sa trajectoire et réussit à parcourir les cinq kilomètres sans mordre une seule fois la ligne blanche. Les phares éclairaient la lande laissant parfois apparaître une plage et son écume de mer bientôt avalée par l’obscurité. Fanch surveillait les bas-côtés, il connaissait toutes les caches possibles des gendarmes. S’il avait aperçu au loin un reflet de carrosserie bleu nuit, nous aurions rebroussé chemin mais par chance nous arrivâmes sans encombre. 
Le fest-noz se tenait dans une salle paroissiale à l’entrée de la ville. Nous nous frayâmes un chemin vers le bar pris d’assaut par des danseurs assoiffés. Mes deux compagnons écartèrent sans ménagement les touristes qui s’agglutinaient autour des tireuses de bières pour réquisitionner un mètre de comptoir. 
« Du chouchen, aubergiste ! tonna Jean-Pierre qui connaissait le barman. Pas celui pour les estivants, donne-moi la bouteille de supérieur !  »
Tout le génie breton s’était donné rendez-vous dans ce flacon, à en croire l’étiquette collée au dos. Fanch lut avec emphase : « Pas de noces ou de grandes journées de labeur sans chouchen, il met de la force au bras des travailleurs et un bouquet de roses aux joues des jeunes filles. » 
Nous bûmes cul-sec un premier verre qui en appela un second puis un troisième. La contenance de cette bouteille laissait à désirer, il fallut en commander une autre. Une chaleur au goût de miel me montait à la tête. À côté de moi un Hollandais accroché au zinc finit par lâcher prise et tomba à la renverse. Deux malabars en costumes traditionnels et sabots aux pieds l’évacuèrent par les cuisines pour lui éviter d’être piétiné par les vagues du quadrille qui refluaient vers le bar.

Nous bûmes cul-sec un premier verre qui en appela un second puis un troisième.  

« Cet alcool n’a pas bonne presse et c’est bien dommage, cria Jean-Pierre, couvrant la voix des sœurs Goadec. On nous a répété pendant des décennies qu’il attaquait le centre de gravité en fauchant les buveurs comme celui-là, dit-il en montrant les tongs du Batave en cours d’extraction. C’est le venin des abeilles mélangé au miel qui monte au cervelet et provoque de spectaculaires chutes mais lorsque le chouchen est préparé dans les règles de l’art, comme le nôtre, il n’y a aucun risque ! » 
Jean-Pierre vida son verre d’un coup de menton et se resservit. Je passai mon tour, commençant à ressentir de curieux effets secondaires. J’étais comme poussé vers la piste de danse, moi qui d’ordinaire préfère être arrimé au comptoir. Je me mis à progresser presque à mon corps défendant vers le centre de la salle où deux solides Bretonnes à coiffe me saisirent de part et d’autre pour m’entraîner dans une ronde. L’atavisme se manifestant parfois au débotté, j’enchaînai sans effort les doubles à gauche pied croisé avec de simple à droite en balançant mes bras d’avant en arrière comme si j’avais pratiqué de tout temps. Le tempo s’accéléra sans que je fusse le moins du monde gêné. Je passai d’une Bretonne à l’autre avec l’aisance d’un Terpsichore celte, multipliant les changements de partenaires et les battements de jambes comme si mes espadrilles s’étaient muées en chaussons de danseur étoile sous l’effet d’un sortilège venu de Brocéliande. Combien de temps dura cette sarabande ? Difficile à dire, je me souviens que j’étais presque seul en scène, ayant épuisé tous mes compagnons lorsque la musique s’interrompit et les lumières se rallumèrent. Un speaker annonça que les meilleures choses avaient une fin et qu’il était temps de rentrer chez soi. 
En retournant au bar, je découvris que la situation s’était détériorée. Derrière mon cousin et Jean-Pierre, une demi-douzaine de bouteilles vides témoignaient de leur constance dans l’effort mais cette persévérance n’était pas sans conséquence, ils avaient beaucoup perdu en motricité, en vivacité intellectuelle et en qualité d’élocution. Je les retrouvai hébétés, lançant des regards désespérés aux serveurs qui débranchaient les fûts de bière. Fanch tenta de lever la main et bredouilla « une dernière ? » qui se perdit dans le brouhaha du départ. Il était défait, la mèche aplatie et l’œil tombant. Jean-Pierre n’était guère plus allant, oscillant d’avant en arrière sous l’effet d’un ressac invisible. Il essayait de trouver la poche de son pantalon mais l’ouverture se dérobait, maudite façon chinoise si peu adaptée aux solides gaillards du Finistère. Enfin, il parvint à glisser sa main à l’intérieur et ressortit les clés de voiture en me disant : « Fils, c’est toi qui conduis. » 
À ce moment, le speaker reprit la parole.
« D’aimables gavotteurs nous signalent la présence sur la route principale d’une camionnette de la maréchaussée. Nous vous conseillons d’emprunter les chemins de traverse. Bon retour. »
« La piste Hô Chi Minh ! souffla Fanch d’une buée miellée en s’agrippant à mon bras. C’est notre seule chance de rentrer ! »

Un autre gendarme apparut à la fenêtre de la camionnette. Le képi de travers et l’œil à demi-ouvert, il semblait aussi émoussé que son collègue.

Un frisson me parcourut l’échine. Ce chemin pierreux n’était connu que des initiés, j’en avais entendu parler sans l’avoir jamais emprunté. Pendant l’occupation, les résistants s’y cachaient pour échapper aux patrouilles allemandes, on l’appelait alors le hent kev, le chemin étroit. Il fut rebaptisé à la fin des années 1950, à la faveur du renouveau indépendantiste, prompt à chanter la gloire de tous ceux qui avaient triomphé de l’armée française. Je pris mes compagnons par le bras et les accompagnai jusqu’à la Coccinelle. Jean-Pierre bascula à l’arrière et s’affala sur la banquette. Il ronflait avant même que je n’eus rabattu le siège. Fanch s’installa à côté de moi et essaya de m’indiquer la route. Je compris église, panneau, croix, un rébus difficile à déchiffrer à une heure aussi tardive. Il rassembla ce qui lui restait de conscience et répéta les consignes : « Va jusqu’à l’église, contourne la croix, ensuite c’est tout droit. »
La chapelle apparut sur la gauche, flanquée d’une croix rouillée. Je tournai et la voiture commença à cahoter sur un chemin de terre entre deux murs de fougères. Soudain ma vision se brouilla comme si des vapeurs sortaient du sol pour en gommer tous les contours. Un brouillard de mer enveloppait le paysage, avançant vers nous en volutes serrées.
« Tu es sûr que c’est par là ? » demandai-je à Fanch. Pas de réponse. Je vis alors qu’il s’était endormi, menton sur la poitrine, m’abandonnant lui aussi. Une sueur froide me coulait dans le cou. À chaque virage je m’attendais à voir surgir des korrigans aux yeux rouges qui nous auraient fait payer par de terribles maléfices le dérangement de leur séjour. Au bout d’un kilomètre, les houles de fougères laissèrent la place à une forêt de pins. Elle portait encore les stigmates des tempêtes de l’hiver précédent. Des arbres déracinés s’étaient effondrés, suivant une ligne ouest-est, retenus par le faîte des pins qu’ils avaient protégés du vent. Ils formaient une voûte au-dessus de la piste. J’entrai dans ce tunnel vert en entendant crisser les aiguilles de pin sous les pneus. J’étouffais dans la voiture, j’ouvris la fenêtre pour me donner un bol d’air. Une bouffée salée me fouetta le visage et je sentis sur ma peau la caresse de milliers de gouttelettes emprisonnées dans cette galerie végétale. Le brouillard continuait à danser sous les phares. En tournant vers la gauche, la route s’élargit ; nous sortions du corridor. Les bas-côtés, dégagés de leurs troncs abattus, étaient pavés d’énormes souches dont la brisure disparaissait peu à peu sous le lichen. Nous venions de franchir une éminence lorsque l’apparition au loin d’une forme noire me glaça le sang. J’écrasai le frein, stoppant la voiture dans une secousse qui réveilla Fanch. Il ouvrit les yeux et resta bouche bée. Sa main broya mon avant-bras.
« C’est l’Ankou ! » dit-il d’une voix spectrale. 
Les légendes prennent corps à la nuit tombée et quand la brume jette son voile sur cette terre à enchantement, personne n’est à l’abri de croiser cette créature infernale. 
« Regarde ! Sa charrette est là ! » ajouta Fanch, montrant une masse sombre qui se dressait devant nous. Je me souvins des contes de mon enfance : qui voit l’Ankou meurt dans l’année, sa faux au tranchant tourné vers l’extérieur coupera le dernier fil qui te retient sur Terre, prends garde mon enfant ! 
Je me penchai en avant jusqu’à toucher le pare-brise dans l’espoir de le voir disparaître mais au contraire, il se dessina avec plus de netteté. Pas de faux à la main mais il semblait porter un instrument à la bouche. La trompette-des-morts, celle qui appelle les défunts pour leur dernier voyage ! Mais aucun son ne parvenait jusqu’à nous. Une trouée dans le brouillard le dessina avec un peu plus de netteté, ce que j’avais pris pour une trompette était en réalité une bouteille. Fanch poussa un soupir de soulagement.
« Fausse alerte, c’est un poivrot qui boit au goulot, fouette cocher ! »
Je redémarrai et nous avançâmes à petite vitesse vers le noctambule qui vidait son flacon avec une belle application. Il nous aperçut et nous salua d’un geste de la main. Nous parvenions à sa hauteur lorsqu’un coup de vent balaya la brume, le laissant apparaître avec précision. Quel curieux accoutrement pour un noceur perdu dans les bois, l’homme était en uniforme de la gendarmerie, ce que nous avions pris pour la charrette de l’Ankou était une estafette bleue garée sur le bas-côté et son salut amical, une invitation pressante à nous arrêter. 
« Kaoc’h ! » lâcha Fanch. Nous avions sous-estimé l’ennemi, la piste Hô Chi Minh n’était plus le sanctuaire d’antan, mais un piège qui se refermait sur nous. Je remarquai alors que le représentant de l’ordre ne semblait pas au mieux, il tituba jusqu’à la portière, avec à la main une bouteille vide. 
« Salut les gars ! Z’auriez pas une carafe pour dépanner des pandores assoiffés ? On est à sec ! »
À ces mots, un autre gendarme apparut à la fenêtre de la camionnette. Le képi de travers et l’œil à demi-ouvert, il semblait aussi émoussé que son collègue.
« Désolé messieurs, dis-je, nous voyageons à vide, bonne continuation ! » 
J’accélérai et nous laissâmes derrière nous ce triste équipage. Fanch s’esclaffa : « Éclatante manifestation de la grandeur de ce pays ! L’occupant rend les armes, vaincu, comme Hannibal à Capoue, par un envoûtement par assimilation ! Bientôt ces deux bougres quitteront l’uniforme pour aller boire des blancs au petit bar de la plage et profiter de la vie. »
« Un blanc au petit bar ? J’en suis ! » fit Jean-Pierre en se redressant sur la banquette arrière. « Où sommes-nous ? » ajouta-t-il en se frottant les yeux.
« Presque à la maison », répondis-je. Le chemin de terre débouchait sur les hauteurs du port, il ne restait plus qu’à descendre par la route jusqu’au croisement du lavoir pour garer la voiture devant la maison de Fanch. Mon cousin se déplia de tout son long, les mains lancées vers les étoiles qui brillaient au-dessus des pins pendant que j’aidais Jean-Pierre à s’extraire de la Coccinelle. 
« Cette balade m’a ouvert l’appétit les amis, j’ai une andouille de Guéménée qui ne demande qu’à se sacrifier », dit Fanch.
« À condition de l’arroser d’un nectar approprié, je suis des vôtres ! » répondit Jean-Pierre, ragaillardi par son somme.
Nous rentrâmes bras dessus bras dessous dans la maison qui sentait l’encaustique et la marée montante.
« Un Muscadet ou un Sancerre ? » demanda Fanch.
« Les deux ! répondis-je. La nuit est encore jeune ! » ...

J’avais répondu à l’invitation de mon cousin Fanch, un universitaire à la barbe rousse dont la villa domine le port de Morgat. Pour nous remettre du voyage depuis l’aéroport de Brest-Guipavas, il ouvrit quelques huîtres et déboucha une bouteille de Muscadet. Le -Breton a en général une passion pour la boisson, il s’y adonne avec régularité pour ne pas interrompre la spirale vertueuse des bienfaits du vin.  Après avoir terminé le flacon, nous descendîmes à pied sur le port par le chemin qui longe les villas centenaires. La météo avait vu juste, le soleil éclairait maintenant les façades de pierre, redonnant du pimpant au granit et de l’éclat aux floraisons tardives de bruyère. Une volée de marches plus bas, nous étions devant le premier ponton. Un pavillon noir à tête de mort flottait sur le Boston Whaler de Fanch, amarré au bout du quai. Une fois à bord, il cala la glacière contre le bastingage et lança le moteur. L’hélice bouillonna dans l’eau noirâtre, provoquant un tourbillon qui aspira quelques algues.  « Prêt moussaillon ? » demanda Fanch. « En route pour la haute mer ! » Nous sortîmes du port à petite vitesse puis il lâcha les chevaux et fonça vers Douarnenez avant d’opérer un large virage vers le Cap de la Chèvre. Nous laissions derrière nous une trace écumante qui s’élargissait avant de se perdre en clapot. Au détour d’un promontoire, il coupa les gaz et immobilisa le bateau à côté d’une bouée jaune.  « Ouvre la glacière, me dit Fanch, c’est l’heure du casse-croûte ! »…

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